Ces films sur les hommes de Dieu que nous disent-ils de l’Espagne et de l’Iran en passant par la France?
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:42:19
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Les révolutions commencent (aussi) ainsi : avec une brève bande-annonce d’un tout petit film espagnol téléchargé 200 mille fois sur Internet, avec environ soixante-dix salles obligées d’interrompre la programmation des films en 3D pour laisser la place à un documentaire. Après les premières images choquantes montrant la crucifixion d’un prêtre avec une animation sommaire, apparaît le visage de l’auteur, Juan Manoel Cotelo, qui explique : « Les experts m’ont expliqué clairement que si je crucifiais publiquement un prêtre, j’aurai un grand succès. Ils m’ont aussi dit que si je parlais bien d’un prêtre, c’est moi qui serai crucifié. Voilà, j’ai un problème : j’ai rencontré un prêtre vraiment bon, oui vraiment. Et je voudrais vous en parler ».
Ainsi, au nez et à la barbe des clichés et de Zapatero, commence La dernière cime (La ultima cima), un documentaire sur don Pablo, un prêtre disparu à l’âge de 42 ans. Cotelo explique les raisons de cet intérêt : « Ce n’est pas un pédophile, ce n’est pas un coureur de jupons, ce n’est pas un voleur, ce n’est pas un exorciste, il n’est pas missionnaire dans la forêt. Rien de plus et rien de moins qu’un bon prêtre ». Une boutade de don Pablo pendant une conférence dévoile le secret de cet homme : « C’est magnifique d’utiliser la raison. On peut découvrir le bien-fondé de la foi ». Et tout commence à s’éclairer.
Conservons bien cette parole magique, raison, exilée résolument des débats politiques et culturels récents, et passons au second exemple. Cette fois, nous allons en France, patrie de la laïcité, pour parler du film qui de manière surprenante se place en tête du box-office, fort d’un Grand Prix du Jury à Cannes, d’une candidature aux Oscars et d’un bouche à oreille qui a obligé le distributeur à doubler les copies pour un public qui a dépassé les deux millions de spectateurs. Ce film est Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois : il raconte l’histoire qui s’est produite en 1996 en Algérie, où un petit groupe de moines cisterciens vivant dans le monastère de Tibhrine est enlevé par les terroristes du Groupe Islamique Armé et assassiné de manière barbare[1]. Sept hommes qui consacrent leurs activités quotidiennes au travail et à la prière, à une amitié simple et très humaine avec leurs voisins musulmans : la tension qui croît dans le film évite le chantage des scènes violentes, laissant également hors plan le sacrifice final, la mort par décapitation. La tension découle par contre de la décision des moines, des raisons invoquées pour fuir ou rester dont ils discutent à voix basse au réfectoire.
Trois couples et une trahison
Les films iraniens les plus récents essayent eux aussi de s’accrocher à la raison, avec des résultats inégaux. Comme ce fut le cas il y a quelques années pour les films chinois, maintenant ce sont eux qui récoltent une moisson de prix dans les festivals européens. Et c’est impressionnant de voir comment, sans toucher directement à des thèmes politiques, ils anticipent ou confirment cette fracture importante de la théocratie islamique que les journaux ont enregistrée avec les récentes révoltes de Téhéran. Un exemple parmi d’autres, About Elly, le film d’Asghar Farhadi, vainqueur de l’Ours d’Argent du meilleur réalisateur à Berlin, qui raconte le week-end à la mer d’un groupe de trentenaires ayant étudié ensemble à l’Université. Avec les trois couples accompagnés de leurs enfants, arrivent deux célibataires, ou presque : Ahmad, qui a divorcé en Allemagne, et une jeune enseignante, Elly. Les femmes portent le tchador de manière désinvolte, on rit et on blague sur le nouveau couple qui pourrait naître durant les vacances. Le langage est un peu figé, mais on pourrait très bien se trouver dans n’importe quelle petite ville de la Méditerranée au lieu d’être sur la mer Caspienne. Jusqu’à ce qu’Elly disparaisse et que, durant les recherches, ses amis découvrent qu’elle est fiancée. À ce moment, modernité et raison s’éclipsent, le film devient autre chose, un règlement de compte violent avec les règles incompréhensibles d’un monde à part. Personne n’appelle la police par peur d’admettre leur complicité dans la trahison potentielle d’Elly, des lois oubliées refont leur apparition, on parle d’honneur et de prison. On se retrouve tous contre tous, à la fin d’un week-end infernal, embourbés, comme les roues d’une voiture dans le sable, sur les rives du néant.
Le dépaysement produit chez le spectateur par les films de la nouvelle vague iranienne, mais en général par le cinéma des États islamiques, est semblable à celui qui se vivait durant la seconde moitié du siècle dernier avec le cinéma de l’Est. Questions d’identité étouffées dès le début, métaphores sombres ou trop évidentes pour les goûts européens raffinés, un sens de précarité angoissant qui frise le relativisme culturel. Et il ne suffit pas d’un auteur isolé, même s’il est génial, pour illuminer une dictature de la pensée unique qui influence profondément les styles et les langages. Staline imposait la politique sur les films mais aussi les films sur la réalité, si nous pouvons faire confiance aux témoignage de Kroutchev qui racontait comment, dans l’après-guerre, le dictateur soviétique, déterminé à imposer de nouvelles taxes aux campagnes affamées, donna comme exemple l’étalement de l’abondance dans ses films de propagande.
Ce n’est pas seulement un problème de censure, au contraire. Dans un État éthique, un État qui se proclame comme l’unique source de l’éthique, la censure est à peine nécessaire. Et cela vaut aussi pour l’Europe des Lumières, que ce soit l’Espagne ou la France, quand elle fait passer la pensée commune nihiliste comme neutralité présumée. Nous l’avons vu dans les deux petits exemples cités plus haut. Mais la raison, quand elle se réveille, provoque des tremblements de terre. Parole de Cotelo, le réalisateur de La dernière cime : « Enquêter sur un prêtre est risqué. Tu commences avec un prêtre, puis tu t’interroges sur tous les prêtres. Tu veux en savoir plus sur la foi et puis tu t’interroges sur l’Église entière. Et tu finis par te demander ce que Dieu a à voir avec tout cela. Le problème, c’est qu’après, tu veux partager cette chose. Ce que tu as découvert c’est une chose sérieuse. Tu t’es attiré de grands ennuis ».
Rire et pleurer
On trouve une issue paradoxale grâce à un jeune cinéaste roumain, Radu Mihaileanu qui, avec une filmographie essentielle — seulement trois films, très différents les uns des autres, Train de vie, Va, vis et deviens, Le concert —, écrit une sorte de traité de l’identité post-moderne. De Moscou à Israël, de Paris au Soudan, le salut est à l’enseigne du métissage et du déguisement. L’opération de Mihaileanu est une opération culturelle qui s’étend sur un laps de temps d’une dizaine d’années, et qui a une valeur très supérieure à celle des films pris singulièrement. Il commence avec Train de vie, en 1998. Les protagonistes sont les habitants d’un village juif d’Europe de l’Est en 1941. Réalisant l’idée du fou du village, ils se déguisent en nazis et en déportés pour sauver leur vie et organisent un pittoresque voyage en train vers un no man’s land. Cela fait rire de voir les nazis et les juifs prier ensemble. Mais rire, comme disait le metteur en scène, « c’est une autre manière de pleurer ». Et on pleure pour le jeune garçon éthiopien, Shlomo, qui dans le film Va, vis et deviens (2005) fuit le Soudan pour arriver en Israël. Schlomo est chrétien, mais, en 1984, les Israéliens sauvent les éthiopiens d’origine juive, les Falashas. Pour cette raison, sa mère le met sur le train en direction de Jérusalem. Faux orphelin, faux juif, noir parmi les blancs, Schlomo trouvera ses racines à la fin. « La réalisation de son destin, dit Mihaileanu, est de devenir un homme ». La violoniste Anne-Marie découvrira aussi cela, elle qui n’a jamais connu son père : « Je cherche le regard de mes parents depuis que je suis petite, dans la rue, partout. Quand je joue, je voudrais sentir leur regard sur moi, pour un instant, seulement un instant ». Son désir deviendra réalité quand un orchestre burlesque du Bolshoï arrive au Théâtre du Châtelet : durant le concert, Anne-Marie retrouve son identité et son père, grâce à un faux directeur d’orchestre mais un véritable musicien , victime des purges de Brejnev. Au milieu, il y a le film : une divertissante sarabande d’équivoques entre Moscou et Paris, mille déguisements et une grande passion pour le destin de l’homme.
[1] Cfr. Henry Quinson, Tibhirine, offrir sa propre mort pour faire vivre l’œuvre d’un Autre , « Oasis » 4 (2006), 90-92.