Les réalisatrices arabes racontent des combats idéologiques et religieux, entre histoires personnelles et tensions cachées
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:57:33
Ce sont des femmes en quête d’ennuis, ces femmes qui chevauchent la vague déferlante de renouveau qui traverse la culture islamique et qui passe de l’écran à la rue, de Tel Aviv à Sanaa, d’Alger à Beyrouth : Je danserai si je veux, comme le dit en français le titre d’un film qui a remporté un grand succès en Europe, tourné en Israël par Maysaloun Hamoud, une réalisatrice palestinienne à ses débuts. Ce sont des femmes courageuses : réalisatrices dans des pays comme l’Arabie Saoudite, où l’on interdit aux jeunes filles d’aller à bicyclette, actrices en Iran, souvent punies ou contraintes à émigrer pour s’être montrées la tête découverte, exerçant une profession libérale au Pakistan, où aller à l’école peut coûter la vie. Et des épouses divorcées au Yémen, où l’on marie les fillettes même à dix ans. Ce sont des femmes, et c’est cela qui fait la différence : parce qu’elles ont une manière différente de raconter les mêmes choses que les hommes. Dans leurs films, les guerres, les conflits idéologiques, les batailles religieuses pointent au milieu de petites histoires personnelles, tensions cachées, malaises qui partent de l’individu et investissent d’abord la famille, puis la vie publique, parfois même les institutions, mettant à nu hypocrisies et secrets. Leurs films racontent des expériences vraies, souvent vécues à la première personne. Et ce sont des histoires douloureuses, d’existences humiliées, de destins avortés.
Le point commun de ces récits, à travers les différences de traditions, générations et culture, est un mot-clé : liberté. C’est un mot qui a tant de significations : souvent, c’est être libre par rapport à quelque chose, une fuite hors de la domination des hommes, des mariages forcés, des interdits, plus ou moins religieux, plutôt que la liberté d’être, plutôt qu’un choix d’identité. Mais le terme, si ambigu soit-il, fonctionne comme un test décisif pour juger la vie, pour suggérer des solutions, presque toujours inadéquates, pour imaginer un rachat même sur le plan social qui ne semble pas imminent. Un mot magique, qui embrasse beaucoup de choses – maintenant que « le communisme est mort et enterré », comme dit Salma, l’une des mauvaises filles du film palestinien – surtout si l’on s’en sert en se référant à la condition féminine : même quand on évite d’entrer en conflit direct avec certaines normes de l’Islam, le terme rappelle le siècle qui avance, les espérances englouties avec les révolutions de 2011, les attentes qui persistent.
Le phénomène n’est pas né aujourd’hui ; il y a désormais tant de films qui véhiculent des malaises et des paradoxes historiques : Je danserai si je veux, par exemple, a un titre original lourd de sens, Bar Bahar, qui signifie « ni ici ni ailleurs », « ni en mer ni sur terre ». Une sorte de manifeste du nouveau cours, qui, chez nous, suggère un arrière-goût des années 1970. Mais nous ne sommes pas en Europe, comme le rappelle un garçon dans le film, même si, à Tel Aviv, Salma et Leyla vivent des journées de grogne et des nuits hallucinées, entre la drogue, le sexe et le rock’n roll à la sauce islamique. La première, homosexuelle dans une famille d’origine chrétienne, la seconde, avocate très laïque, rebelle à toute imposition : elles assistent toutes deux angoissées à l’arrivée d’une troisième locataire, Noor, qui est musulmane et porte le voile. Celle-ci vient de Umm al-Fahm, ville à majorité arabe – dont le maire, dans la réalité, a appelé à boycotter le film et a menacé de mort la réalisatrice et les actrices, affirmant que l’étudiante violée vers la fin de l’histoire est sans aucun doute une traînée. Celui qu’il faudrait stigmatiser, évidemment, c’est plutôt le fiancé violent de Noor, qui cite toujours le Coran, ne serre jamais la main aux femmes considérées comme impures et voudrait interdire à Leyla de travailler : « Rappelle-toi ce que dit le Prophète. N’empêche pas tes femmes d’aller à la mosquée. Même si... » « …leur maison est l’endroit le meilleur », conclut Leyla résignée. La véritable protagoniste de cette histoire, comme de tant d’autres, c’est finalement la sororité, l’amitié entre femmes, la nouvelle solidarité au féminin qui l’emporte sur les stéréotypes et sur les préjugés. Quant aux hommes, ils sont irrécupérables : « Tu crois pouvoir changer le monde en un jour ? », demande le fiancé à Leyla. « Beh, n’y compte pas ».
Il y a aussi des objectifs plus réduits, une éducation différente à proposer aux familles. Ses parents par exemple – raconte la réalisatrice yéménite Khadija al-Salami – l’avaient donnée en mariage à huit ans à peine. Le même sort était échu à sa mère, qui n’avait pas eu ensuite la force de s’opposer au destin de sa fille. Une histoire extrême et pourtant très répandue : « Chaque seconde, dans le monde, une petite fille est donnée en mariage », raconte la réalisatrice. Dans le film Moi, Nojoom, 10 ans, divorcée, tiré de l’autobiographie homonyme de Nojoud Ali (Michel Lafon 2009), un bestseller traduit en quinze langues – une fillette se présente devant le tribunal à Sanaa. Elle regarde le juge droit dans les yeux et elle dit : « Je m’appelle Nojoud, j’ai dix ans, et je veux le divorce ». Entre les lignes du film et de tant de romans (deux titres qui les résument tous, Toute une histoire de la Libanaise Hanan el-Cheykh, La mariée était en rouge de l’Albanaise Anilda Ibrahimi), on explique la raison pour laquelle la loi islamique n’empêche pas ces mariages, tout en imposant de renvoyer les rapports sexuels jusqu’à la puberté des jeunes épouses : l’une des femmes de Mahomet, Aïsha, n’aurait eu que neuf ans. Et il est curieux de voir comment, dans le final pédagogique du film yéménite, on cherche à tenir ensemble modernité et tradition, en mettant sous accusation la loi tribale : « Aucune loi n’interdit les mariages précoces, mais la question devrait concerner notre conscience », affirme le juge, jeune et plein de bonne volonté. « Le fondement de la charia est d’interdire le mal, et nous avons tous le devoir d’en défendre les victimes ». Amen.
Il faut citer un dernier paradoxe qui arrive du festival de Venise où le film libanais L’insulte de Ziad Doueiri a reçu le prix pour la meilleure interprétation masculine. Revenu chez lui, le metteur en scène a été arrêté et jugé pour avoir tourné cinq ans plus tôt en Israël, pays considéré comme ennemi du Liban. Et tant pis si le même film avait été présenté comme candidat aux oscars par le gouvernement libanais. L’insulte, dont la femme du réalisateur a écrit le scénario (lui est musulman sunnite, elle, chrétienne), raconte une histoire particulière qui débouche sur une conclusion universelle : la liberté de parier sur l’humanité de l’autre ouvre à une espérance de paix. Le film décrit une société instable, un passé encombrant, un futur incertain, à travers l’histoire de deux personnes normales, qui ont une vie satisfaisante, un bon travail, une famille. Il s’agit d’un réfugié palestinien et d’un chrétien libanais : il suffit d’une dispute surgie de rien, un mot de trop, une insulte, pour faire exploser le conflit latent. C’est ainsi que la rupture d’une gouttière devient une affaire nationale. Ce sera, encore une fois, le regard des femmes qui résoudra la situation, mais au net de l’idéologie féministe. Cette fois c’est une voix masculine qui explique la force féminine qui parvient à arrêter la spirale de la violence : et elle parle de liberté, elle parle de raison, elle parle d’amour.