Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:43:07
Georges Anawati est un personnage hors du commun, pour au moins trois raisons : chrétien oriental, il a passé l’essentiel de sa vie à étudier et à mieux faire comprendre l’Islam dans le monde chrétien. Ce qui est assez rare, quand on sait les peurs et les préjugés hérités du passé, surtout chez les chrétiens d’Orient. Il a aussi apporté une contribution majeure à l’émergence du débat sur l’Islam et les religions non chrétiennes à Vatican II, aidant l’Église catholique à avoir une vision plus positive sur le sujet. Enfin, Georges Anawati a compris très tôt que la rencontre avec le monde de l’Islam serait facilitée si l’on se plaçait d’abord au niveau culturel et non pas au plan strictement religieux. Spécialiste de la philosophie arabe médiévale, il était bien placé pour mesurer tout ce que l’Orient et l’Occident ont partagé dans le passé. Plutôt que de chercher à convertir quelques musulmans, au risque de les couper de leur culture, son choix a été d’entrer en contact profondément avec le monde musulman par le biais de sa culture et de sa civilisation. Cette honnêteté lui a valu une immense reconnaissance de la part de ses partenaires.
Georges Anawati est né le 6 juin 1905 à Alexandrie d’une famille orthodoxe émigrée de Homes en Syrie vers 1860, lors des massacres de chrétiens par les Druzes. Sa famille est typiquement une famille levantine traditionnelle : son père, Chehata bey, a toutes les allures du patriarche ; la maman veille sur ses huit enfants avec une tendresse toute orientale, un peu étouffante. Ils habitent une maison bourgeoise du quartier Schutz à Alexandrie : le père est un notable de sa communauté. L’éducation donnée aux enfants est assez austère : les six garçons étudient chez les Frères des Écoles Chrétiennes et les filles chez les Sœurs de la Mère de Dieu, où tout se passe en français, qui est alors la langue de l’élite culturelle, spécialement dans ces milieux levantins. L’écho de la
Nahda, la renaissance arabe du XIXe siècle, parvient jusqu’à eux, à travers des revues comme al
Hilal et
al-Muqtataf, que le père lit régulièrement, ouvrant ainsi l’esprit de ses enfants sur d’autres horizons.
Il faut dire qu’Alexandrie vit alors sa « belle Époque » : cette ville cosmopolite à dominante grecque abrite aussi d’importantes colonies italienne, israélite et maltaise, le tout dans une atmosphère de convivialité où chaque communauté peut exister avec ses particularismes (églises, tribunaux, cimetières, journaux, clubs, etc.) sans nuire à l’harmonie générale. C’est aussi une ville où il fait bon vivre, « un petit Paris », écrit Robert Solé : le Club Grec, les plages de la corniche, le canal Mahmoudieh sont des endroits où les alexandrins jouissent d’une douceur de vivre, voire même d’une insouciance, que décrit l’écrivain Lawrence Durrell dans son roman
Le Quatuor d’Alexandrie. Mais l’ambiance n’est pas au divertissement dans la famille Anawati. Le père a prévu une carrière pour chacun de ses enfants. Georges, sixième de huit enfants, est destiné à la pharmacie avec son frère Edouard, ce qui lui vaut de partir après son baccalauréat faire ses études universitaires à Beyrouth, puis à Lyon, d’où il reviendra en 1928 avec le diplôme de pharmacien et d’ingénieur chimiste. À l’âge de 23 ans, il reprend la pharmacie familiale en Alexandrie. Sa voie semble tracée.
En réalité, la fermeté des vues paternelles sur son fils ne l’empêche pas d’avoir ses propres projets. Le jeune Georges est, en effet, d’un tempérament curieux, inquiet même. Pétri de christianisme, comme on peut l’être dans ces vieilles familles chrétiennes d’Orient, il ambitionne de faire de sa vie quelque chose de grand, qu’il formule d’abord maladroitement ainsi : « être un grand savant chrétien ». Dès l’âge de 16 ans, il tient un journal où il consigne ses réflexions, ses états d’âme, ses projets. C’est un grand liseur, qui s’entraîne très jeune à dormir le moins possible pour assouvir sa soif de connaissances. Il lit Berdiaev, Chesterton et, surtout, le philosophe français Jacques Maritain, auquel l’initie un professeur de philosophie d’origine libanaise qui aura sur lui une grande influence : Youssef Karam. Années d’inquiétude, de revirements intérieurs. Converti au catholicisme à la fin de son adolescence, alors qu’il était élève des Frères, il se pose la question d’une éventuelle vocations sacerdotale ou religieuse, mais y résiste, jusqu’à ce que la lecture d’un classique du dominicain Antonin-Dalmace Sertillanges (1863-1948),
La vie Intellectuelle (1921), lui montre un chemin où son désir de connaissances et sa foi vont pouvoir se rejoindre et s’appuyer :
fides quaerens intellectum. Georges Anawati arrive dans l’Ordre dominicain par la grande porte.
Il entre au noviciat des Dominicains en France en janvier 1934 – il a 29 ans – non sans avoir eu à affronter de fortes résistances familiales. Mais il est déterminé. Sur le bateau qui l’amène d’Alexandrie à Marseille, il écrit à Jacques Maritain : « Je ne dirai pas que vous m’avez converti […]. La vérité est plus simple mais plus concrète : vous m’avez rendu mon catholicisme cohérent et intelligent » (journal du 23 janvier 1934). Maritain lui répondra. L’arrivée dans un noviciat dominicain est rude : ses condisciples sont plus jeunes que lui et surtout moins travaillés par les questions métaphysiques, moins à la recherche d’un grand projet pour leur vie. Les facultés du Saulchoir où il va étudier à partir de 1935, sont, pourtant alors un creuset intellectuel remarquable. S’y élaborent les prémisses de ce que Marie-Dominique Chenu présentera en 1937 dans son manifeste :
Une école de théologie, le Saulchoir. L’enjeu n’est rien de moins que de sortir la théologie thomiste de la scolastique dans laquelle elle s’est enfermée, pour lui redonner la vigueur d’une théologie au service d’une intelligence active de la Parole de Dieu, dans une histoire humaine en train de se faire.
Le recteur des facultés dominicaines du Saulchoir accueille d’autant mieux notre jeune alexandrin qu’il se pose lui-même des questions sur la culture arabo-musulmane et son rôle dans l’évolution des idées au Moyen-Âge, quand Albert le Grand et Thomas d’Aquin entreprirent de repenser leur théologie sur la base des catégories philosophiques d’Aristote. Georges Anawati lit alors un livre de Taha Hussein, un grand intellectuel égyptien musulman, qui va jouer un rôle important dans son orientation :
L’avenir de la culture en Égypte (1938). Taha Hussein est à la fois un produit de l’Université d’al-Azhar et des Universités laïques (le Caire et Paris), un croyant éclairé qui essaie de secouer le dogmatisme des oulémas. Marqué par cet ouvrage, Georges Anawati écrit le 22 juillet 1941 : « l’Islam a été un facteur non seulement local, circonscrit dans son action sur un petit domaine, mais il a une signification mondiale […]. Dans le mouvement général de la culture, il faut faire sa place à l’Islam et aux peuples qu’il a soulevés ». Admirant « le ton courageux, la flamme qui anime ce penseur vigoureux, noble cœur, qui aime son pays et veut à tout prix le lancer en avant », il conclut à la nécessité pour lui « de devenir une compétence au point de vue philosophie islamique » (journal, 10 août 1941). Étonnant chez un chrétien d’Orient. Il faut dire qu’il a été encouragé en ce sens par la rencontre, dès son noviciat, de Louis Massignon, le grand orientaliste français revenu à la foi, en 1908, grâce au témoignage croyant et à l’hospitalité de musulmans irakiens qui le recueillirent dans un moment de grande détresse, la famille Alussi. Insensiblement, l’Islam devient pour Georges Anawati une question centrale, un fil directeur pour sa propre vie : « Ce qui me semble actuellement ma voie, c’est la poursuite sous la conduite de l’Esprit Saint de ma vocation propre, précisée par la volonté de mes supérieurs : l’Islam», écrit-il dans son journal en juillet 1939.
D’autres rencontres vont éclairer sa route, comme celle du père Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, ce franciscain marocain d’origine musulmane qui tient la chaire d’arabe et d’islamologie à l’Institut Catholique de Paris depuis 1936. Converti au catholicisme, Abd-el-Jalil n’a jamais renié la foi de ses parents marocains et s’est toujours efforcé de faire deviner aux chrétiens les
Aspects intérieurs de l’Islam, pour reprendre le titre d’un de ses livres (1949). Aussi, ses études de théologie terminées, Georges Anawati entreprend-il, sur le conseil du père Chenu, des études approfondies de langue et civilisation arabes, qu’il va suivre à l’Université d’Alger de 1940 à 1944, car il ne peut rester en France, pays alors occupé par l’Allemagne.
Une question ouverte
L’université d’Alger est alors connue par la qualité de ses maîtres : Léon Gauthier, Évariste Levi-Provençal, Georges et William Marçais et quelques autres sont des références reconnues dans le monde de l’orientalisme. Georges Anawati en profite à plein utilisant les ressources de la bibliothèque de l’université dès le jour de son arrivée. Il reste que ces professeurs « font de l’arabe, comme on fait du sport », écrit-il, un peu dépité : on est dans une problématique typique du monde colonial, qui n’a pas de vraie sympathie pour l’objet étudié. Anawati essaie de compenser cette lacune en rencontrant des cheikhs et oulémas algériens, mais la déception est encore plus grande : il découvre chez eux un Islam sclérosé, coupé de la réflexion intellectuelle que l’on peut trouver au Caire.
Le Maghreb va, néanmoins, lui permettre des rencontres décisives, en particulier celle de Louis Gardet, ce disciple de Charles de Foucauld, qu’il rencontre au cours de l’été 1942, sur le conseil de Massignon, à El-Abiodh Sidi Cheikh, en plein Sahara algérien. Gardet a le même âge que lui mais quelques longueurs d’avance en matière de réflexion sur l’Islam. Il a écrit, en particulier, un grand article pour la
Revue Thomiste de 1937 sur « Raison et foi en Islam », article dans lequel il étudie dans le détail les débats décisifs qui eurent lieu dans les débuts de l’Islam et où va se jouer la question de l’
ijtihâd, l’interprétation. Anawati est conquis par cet homme, avec qui il va nouer une profonde amitié. Gardet est intéressé aussi, car il n’est pas très bon arabisant et trouve en Anawati un homme capable de l’aider à avoir accès aux textes arabes. Ensemble, ils se lancent dans des traductions, comme celle du
Jawharat al-tawhîd d’el-Laqqânî, un manuel très utilisé dans les milieux islamiques d’Afrique du Nord, où l’auteur exposait pour les étudiants musulmans les grands et petits problèmes de la foi musulmane, depuis l’existence et les attributs de Dieu jusqu’aux détails de la vie quotidienne. De surcroît, Gardet est un disciple de Maritain, qui a même joué un grand rôle dans sa conversion au Christianisme. Intellectuellement, ils sont sur la même longueur d’onde.
L’Islam reste pourtant une question ouverte pour Georges Anawati, comme le montre un texte de juin 1942, qu’on pourrait résumer par l’interrogation : « Pourquoi l’Islam dans le plan providentiel ? » Il est évident, à ses yeux, que l’Islam contient des éléments de vérité, mais il les qualifie à la suite de Chesterton de « vérités chrétiennes "folles", car elles ont quitté leur "lieu naturel" […], lambeaux d’un corps vivant qui leur donnait vie et efficience[…]. Il reste que ces "vérités" – calcinées, durcies, séparées du corps doctrinal chrétien – s’y trouvent. Et c’est là tout le problème. C’est aller contre ces faits les plus évidents que de ne pas vouloir constater ces débris chrétiens (ou juifs, de toutes façons provenant de sources révélées) dans le Coran. Elles s’y trouvent cachées, enveloppées, enkystées, encapsulées, etc. ». Il n’est guère aidé dans sa recherche par le milieu catholique dans lequel il baigne, milieu missionnaire qui n’a guère de sympathie pour cette religion mal connue et redoutée à la fois. Quelques exceptions, néanmoins : le père André Demeerseman, père Blanc, fondateur à Tunis de l’Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA), où la culture arabo-musulmane a droit de cité, sans préjugés et arrière-pensées de conversion ; le père Voillaume, fondateur des Petits Frères de Jésus et des Petits Frères de l’Évangile, dont la vocation est celle d’une présence priante enfouie en plein monde musulman, sans recherche de conversions.
L’Église catholique elle-même s’interroge au plus haut niveau, sous l’impulsion du Cardinal Eugène Tisserant, alors secrétaire de la Congrégation orientale. Ce prélat français de grande culture, fin connaisseur de l’Orient, réfléchit sur le bilan d’un siècle missionnaire en pays musulmans. Les résultats très médiocres, si l’on en juge par les conversions réalisées, invitent à réviser l’approche. Dès 1938, Tisserant a contacté le père Gillet, maître de l’Ordre des Frères prêcheurs, et le père Marie-Dominique Chenu, recteur du Saulchoir, leur proposant d’élaborer une autre approche de la présence chrétienne en monde musulman. Chenu saisit tout de suite l’intérêt de cette requête : « Il ne s’agit pas d’un essai de pénétration apostolique directe, qui serait non seulement vain mais objectivement mal ordonné ; c’est une tâche préalable et en profondeur qu’il faut entreprendre : connaître l’Islam, son histoire, sa doctrine, sa civilisation, ses ressources, et le connaître par des études sérieuses et prolongées auxquelles de vrais apôtres sauront consacrer leur vie » (Lettre de Chenu à Gillet, 8 février 1939). « Pour cela – ajoute le père Savignac, de l’École biblique de Jérusalem dont dépend alors le couvent dominicain du Caire – il est nécessaire d’étudier l’Islam à fond, directement dans les livres originaux qui en traitent, et non pas dans des traductions plus ou moins fidèles ou dans des exposés faits par à peu près. Les musulmans lettrés ne vous apprécieront que si vous êtes à même de lire et de discuter un texte arabe… Mais il ne peut être question d’apostolat des musulmans » (
Ibid.). La demande du Cardinal Tisserant et la réponse positive des Dominicains vont largement orienter la vie de Georges Anawati que ses supérieurs destinent à la recherche sur la culture musulmane.
Équipes d’orientalistes
Il y a déjà au Caire, à l’époque, un couvent dominicain, bâti au début des années 1930, sur le souhait du père Marie-Joseph Lagrange, fondateur et directeur de l’École biblique de Jérusalem. Le couvent n’a jamais eu sa destination première : être une annexe en Égypte de l’École biblique. Anawati vient donc à point nommé, premier d’une équipe qui se constitue dans l’immédiat après-guerre : rentré au Caire en août 1944, il est rejoint en 1945 par Jacques Jomier, qui sera un spécialiste du Coran et de ses interprétations modernes, puis par Serge de Beaurecueil, spécialiste d’Ansari et de la mystique musulmane. D’autres viendront plus tard étoffer l’équipe, constituant ce qui s’appellera à partir de 1953 l’Institut Dominicain d’Études Orientales . On peut résumer l’esprit de cette équipe par une citation de Marie-Dominique Chenu, datant d’octobre 1945 : « non pas certes partir à la conquête de l’Islam ni même convertir ici et là quelques individus séparés par là même de la communauté musulmane, mais se livrer à l’étude approfondie de l’Islam, de sa doctrine, de sa civilisation » La Charte de l’IDEO précise : « En premier lieu, il s’agit d’une équipe de dominicains orientalistes, donc composée de théologiens qui s’intéresseront normalement à l’aspect philosophique et religieux de leur domaine d’investigations. Leur attention sera spécialement attirée par l’histoire des idées et des doctrines du monde arabe, dans son passé et jusque dans son présent, en l’envisageant en lui-même aussi bien que dans ses relations avec l’Occident » («MIDEO», n°1).
Les bases étant clarifiées, cette équipe se met au travail et produit en quelques années des recherches impressionnantes. Poursuivant une collaboration entamée en 1942, Anawati publie en 1948 avec Louis Gardet une
Introduction à la théologie musulmane qui révèle, pour la première fois à l’Occident le contenu du dogme musulman tel qu’il est enseigné et transmis dans les écoles et universités islamiques. Cela a été possible grâce à ses contacts très étroits avec les oulémas de l’Université d’al-Azhar, voisine du couvent dominicain d’Abbassiah, au Caire. Selon Richard Frank, grand spécialiste du
kalâm (théologie musulmane), c’est ce livre qui a « fait sortir le kalam des medersas ». À la même époque, Anawati collabore avec Charles Kuentz, le directeur de l’IFAO (Institut Français d’Archéologie Orientale), avec qui il publie en 1949 un bulletin critique des textes arabes édités en Égypte, premier d’une longue série qui marque l’intérêt de notre auteur pour le
turâth, c’est-à-dire les sources du patrimoine arabe classique. La même année, 1949, Anawati est choisi pour faire partie d’une mission de la Ligue arabe envoyée à Istanbul pour répertorier les manuscrits d’Avicenne, en vue du millénaire de sa naissance qui sera célébré à Bagdad en 1952. Il travaille d’arrache-pied avec des collaborateurs musulmans comme Mahmoud el Khodeiry et publie en 1950 son
Essai de bibliographie avicennienne , qui fait de lui un des meilleurs spécialistes de la philosophie arabe médiévale. Les Congrès du Millénaire d’Avicenne à Bagdad et Téhéran sont pour Georges Anawati une première consécration. Il continuera sur cette lancée, faisant, en particulier, une édition scientifique de la Métaphysique d’Avicenne. C’est de cette époque aussi que date la spécialisation de la bibliothèque de l’IDEO au Caire dans le domaine des sources de la culture arabo-musulmane.
Mais Georges Anawati n’a pas oublié ses racines chrétiennes orientales. Son désir d’établir un pont avec l’Islam englobe sa propre communauté chrétienne. Deux personnages jouent ici un rôle clef : Louis Massignon, déjà évoqué, et Mary Kahil. Louis Massignon a travaillé à l’IFAO dans sa jeunesse et revient régulièrement au Caire surtout depuis qu’il a été nommé par le roi Fouad membre de l’Académie de la langue arabe du Caire. Mary Kahil est une dame de la communauté grecque-catholique, cultivée et assez fortunée : c’est elle qui a acheté pour les grecs-catholiques l’église de Sainte-Marie de la Paix, située au centre-ville du Caire à Garden city. Tous deux forment ensemble le projet de développer une communauté de chrétiens arabes, sensibles à la réalité spirituelle de l’Islam. Bonne organisatrice, Mary Kahil lance un centre d’études, Dar es-Salam, où elle invite des conférenciers de renom, crée peu à peu une documentation sur le sujet, et, surtout, un climat de respect mutuel. Elle caresse même le projet de créer au Caire une université catholique arabe afin de promouvoir la culture arabe chrétienne.
Parallèlement à cet effort intellectuel, Mary Kahil lance avec Massignon une fraternité de prière, la
badaliya, dont Massignon définit l’esprit en ces termes : « Pour réaliser et consommer, dans toute sa vérité providentielle, la vocation des chrétiens en Orient, de race ou de langue arabe, que la conquête musulmane a réduits à n’être plus qu’un si ‘petit troupeau’, cette union de prière, entre des âmes faibles et pauvres, qui cherchent à aimer Dieu et à lui faire rendre gloire, de plus en plus, dans l’Islam, a pris naissance en Égypte, à Damiette. Réunis, groupés et dirigés vers le même but qui nous lie, c’est par lui que nous offrons et engageons nos vies, dès maintenant, en otage. Ce but qui est la manifestation du Christ en Islam (‘Béni soit Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme en Islam’), exige une pénétration en profondeur, faite de compréhension fraternelle et de prévenance attentive, dans la vie des familles, des générations musulmanes, passées et présentes que Dieu a mises sur notre route à chacun, nous amenant ainsi jusqu’aux eaux souterraines de la grâce que l’Esprit Saint veut faire sourdre, et dont nous essayons de faire trouver les sources vives à ce peuple d’exclus, retranchés jadis de la promesse du Messie comme descendants d’Agar, et qui garde précieusement, dans sa tradition musulmane imparfaite, comme une empreinte du visage sacré du Christ ».
Badaliya vient du mot
badal, substitut. Comme l’a fort bien écrit René-Luc Moreau, « se substituer au musulman ou à la communauté musulmane ne consiste donc pas d’abord à s’apitoyer sur ce qui leur manque, mais à rejoindre d’abord ce qu’ils sont, ce qu’ils ont d’authentique, le meilleur d’eux-mêmes » . C’est le volet spirituel d’un projet intellectuel ambitieux, voulu par des chrétiens qui depuis la Renaissance arabe du XIXe siècle, la
Nahda, ont beaucoup fait pour cette culture, en Égypte, en particulier. Des réunions de prière régulières ont lieu à l’église Sainte-Marie de la Paix à Garden-city, auxquelles Georges Anawati participe aussi souvent que le lui permettent ses nombreux voyages. L’arrivée du régime de Nasser va ruiner ces rêves d’un arabisme chrétien : l’élite grecque-catholique sera une des cibles de ce régime autoritaire et fera les frais de l’idéologie du panarabisme. De Dar es-Salam et de la
badaliya, il ne restera qu’un petit groupe de rencontre entre chrétiens et musulmans, qui existe encore, mais sans grand dynamisme :
al-Ikhâ’ al-dînî, la fraternité spirituelle.
L’heure du Concile
Le climat s’étant tellement dégradé au Caire, Georges Anawati envisage un temps de quitter l’Égypte pour poursuivre ses recherches ailleurs, à Beyrouth ou à Rome, là où souffle un air de liberté. Ses amis égyptiens l’en dissuadent, tout particulièrement Taha Hussein et Ibrahim Madkour. C’est finalement à Rome que le père Anawati va reprendre souffle, à l’occasion du Concile Vatican II, où il n’est d’abord invité que comme expert des Églises orientales. Il y arrive en juillet 1963, entre la première et la deuxième session, à un moment où se discute le texte sur le Judaïsme auquel le Pape et son délégué le Cardinal Bea tenaient beaucoup. L’enjeu est de taille : mettre fin à des siècles d’antisémitisme chrétien. De l’Islam il n’est guère question, même pas dans les 15000 pages de textes préparatoires au Concile. Plusieurs Évêques orientaux, en particulier le Patriarche grec-catholique Maximos IV, vont attirer l’attention sur le risque d’une déclaration sur le Judaïsme qui passerait sous silence la question de l’Islam, laissant ainsi croire qu’au Moyen-Orient l’Église catholique a choisi son camp, celui d’Israël. Cette préoccupation est tout de suite soutenue par plusieurs experts au concile : Georges Anawati, bien sûr, mais aussi Joseph Cuoq et Jean Lanfry, des Pères Blancs venant d’Afrique du Nord. Très doué pour les contacts, le père Anawati se lance dans un véritable
lobbying, dont un des moments forts est la grande conférence qu’il prononce le 29 novembre 1963 à l’
Angelicum, l’Université dominicaine de Rome, sur le thème : « L’Islam à l’heure du concile : prolégomènes d’un dialogue islamo-chrétien ». Le but étant de parler du sujet au plus haut niveau à Rome, il s’est assuré de la présence d’un parterre de cardinaux, d’évêques, de théologiens, à même d’influer sur le débat conciliaire. Le Pape Paul VI n’est pas insensible au sujet, lui qui avait dit un jour, alors qu’il était Archevêque de Milan : « Il adviendra un temps où le pape s’adressera dans ses encycliques aux musulmans comme il s’est adressé aux orthodoxes » . C’est le même Paul VI qui crée le 19 mai 1964 un Secrétariat pour les non-chrétiens, avec en son sein un Comité pour les musulmans, dont le sous-secrétaire est le père Joseph Cuoq, un allié de Georges Anawati. « On ne connaît rien à l’Islam » lui avoue le Cardinal Marella, alors président du Secrétariat pour les non-chrétiens ; « ça fait 30 ans qu’on y travaille », rétorque Anawati, agacé, qui est depuis 1963 membre du Secrétariat pour l’unité des Chrétiens et a ainsi ses entrées à Rome.
Les débats préparatoires à la Déclaration
Nostra Aetate seront complexes, comme l’a montré le père Maurice Borrmans, spécialiste de l’histoire du dialogue islamo-chrétien . Sensibiliser au sujet ne fut pas la chose la plus difficile. On manque, en réalité, d’une théologie des religions. Certains experts, comme le prêtre maronite libanais Youakim Moubarac, vont très loin dans la reconnaissance du caractère révélé du Coran et de l’authenticité prophétique de Muhammad. Moubarac est un des plus fidèles disciples de Massignon, qui avait brossé dans son
Hégire d’Ismaël la place de l’Islam dans le plan du salut. Pour lui, l’Islam est « presque un schisme abrahamique », « une réponse mystérieuse de la grâce à la prière d’Abraham pour Ismaël et les Arabes », « une religion naturelle ravivée par une révélation prophétique ». À ses yeux, c’est la mission particulière de la descendance d’Ismaël, exclue de la promesse, d’avoir à rappeler à tous l’absolu du jugement final. Massignon reconnaît donc non seulement qu’il y a dans l’Islam une voie de salut, mais il accorde une valeur inspirée au Coran, qui serait « une édition arabe tronquée de la Bible » et voit en Muhammad « un prophète négatif », au sens où « il n’a jamais prétendu être un intercesseur ni un saint (Coran 7,188), mais il a affirmé qu’il était un témoin, la Voix qui crie dans le désert la séparation des bons des mauvais, le Témoin de la séparation ». L’Islam a donc une mission qu’il explicite dans un autre texte capital de 1948,
Le Signe marial : « On peut dire que l’Islam existe et continuera à subsister, parce que de foi abrahamique, pour contraindre les chrétiens à retrouver une forme de sanctification plus dépouillée, plus primitive, plus simple, à laquelle les musulmans n’atteignent que très rarement, j’en conviens, mais par notre faute, parce que nous ne la leur avons pas encore montrée en nous, et qu’ils l’attendent de nous, du Christ ». Massignon n’était pas sans mesurer la portée de tels propos, au point qu’il ne diffusa qu’à un nombre très limité d’exemplaires ses
Trois prières d’Abraham . Mais, comme le fait remarquer R. Caspar, « il y a toujours un danger de distorsion lorsque l’œuvre d’un orientaliste, qui n’est pas nécessairement théologien, est reprise et exploitée par un théologien qui n’est pas orientaliste » .