Le combat contre Daech avait créé une vision commune inédite : l’équilibre politique basé sur les bloc kurde, chiite et sunnite est en train de s’effondrer
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:34:31
Il règne en Irak un calme insolite. L’État Islamique a été vaincu après avoir perdu Mossoul et le contrôle des frontières avec la Syrie; au Kurdistan, le référendum sur l’indépendance de Mas‘ud Barzani s’est révélé être un redoutable boomerang politique. La situation du pays semble plus stable depuis que la guerre destructrice contre les jihadistes est gagnée et la guerre civile avec les kurdes déjouée.
Malheureusement, à Bagdad, l’ordre n’est qu’apparent et, très probablement, il est le prélude d’un nouveau cycle de tensions et de déstabilisations. En effet, en plus du contexte régional de polarisation entre l’axe iranien et le bloc saoudien, en mai 2018 se tiendront en Irak les élections provinciales, nationales et le mandat du Premier ministre Haider al-‘Abadi arrive à échéance, ce qui renforce et accélère les dynamiques conflictuelles.
Il s’agit d’élections qui marqueront le futur de l’Irak, car le vainqueur devra relever de grands défis comme la réconciliation nationale, la reconstruction matérielle et institutionnelle du pays, mais aussi les rapports avec les puissances régionales et la lutte contre le jihadisme.
Or, il ne faut pas oublier que les prochaines élections et la naissance du nouveau gouvernement auront lieu dans un contexte politique radicalement transformé, et reflèteront probablement les nouveaux et inédits équilibres politiques. Autrement dit, les conséquences à long terme de la crise causée par l’État Islamique a redessiné les équilibres politiques internes, en provoquant des changements profonds dans la société et la politique irakiennes.
En premier lieu, l’équilibre politique de l’Irak post-ba‘thiste est en train de s’effondrer, avec sa formule de la governance basée sur le système ethnico-sectaire de la muhasasa, où le pouvoir est - en théorie - proportionnellement distribué entre les blocs chiite, kurde et sunnite. Mais, dans les faits, cela s’est traduit jusqu’à présent par un solide duopole de la coalition kurdo-chiite et la marginalisation des mouvements sunnites.
Aujourd’hui, cet équilibre se fissure : même si une compétition intense se poursuit sur des lignes ethnico-sectaires, une ultérieure dynamique de désintégration et de compétition interne à chacun des blocs « traditionnels » se consolide : la cohésion interne de chacun des trois groupes ethnico-sectaires est en train de se perdre.
La compétition intérieure kurde
Le Kurdistan traîne depuis longtemps dans une impasse politico-institutionnelle. L’ex-président régional Mas‘ud Barzani et son Parti Démocratique Kurde (PDK) s’oppose durement aux deux autres principaux partis kurdes du Gorran et de l’Union Patriotique Kurde (UPK). Face au refus des autres forces politiques de renouveler pour la ennième fois son mandat présidentiel, en promouvant le référendum sur l’autonomie Barzani a essayé d’obtenir du peuple l’investiture que le Parlement lui refusait; ne pouvant pas s’opposer à une manœuvre tellement populaire et à l’issue incertaine, les autres partis ont obtorto collo adhéré au référendum. Mais aucun n’était prêt à combattre pour Kirkouk, la « Jérusalem kurde », qui a été reprise par les forces fédérales sans résistance, à cause aussi de l’interférence de l’Iran qui a convaincu l’UPK - qui contrôlait la ville - d’abandonner.
C’est un fait établi aujourd’hui que les rapports entre Erbil (PDK) et Sulaymaniyya (UPK) sont très mauvais. En outre, le Kurdistan se retrouve sans président et le Parlement est délégitimé. Unie dans le combat contre Daech, l’alliance kurde entre UPK et PDK s’est effondrée dans l’opposition au gouvernement de Bagdad, en brisant l’axe de coopération instauré depuis 2003 et ravivant ainsi la compétition intra kurde.
La confusion sunnite
En ce qui concerne les sunnites, la situation intérieure est tout aussi problématique : la retraite de Daech ne laisse pas seulement des villes détruites et des centaines de milliers de réfugiés, mais aussi une communauté désorientée et sans références politiques réelles, étant donné que les partis ou les mouvements qui contiennent effectivement les différentes composantes géographiques et idéologiques sont inexistants.
Les seuls leaders ayant une carrure nationale, à savoir Salim al-Juburi, président du Parlement, et le vice-président Osama al-Nujaifi, ne sont pas liés à de véritables partis structurés mais sont tous deux l’expression de groupes de pouvoir régionaux. Du reste, dans les provinces sunnites, au niveau local, le vide de pouvoir créé par la disparition du Daech a provoqué une très forte compétition. En pratique, la nouvelle classe politique sunnite doit encore émerger et, très probablement, elle sera l’expression de forces liées à des conditions locales spécifiques et fortement en compétition entre elles et ne donnera pas naissance à des mouvements à long terme.
Les divisions chiites
Les chiites aussi ont vécu récemment un processus de désagrégation politique important. La grande coalition chiite de l’Alliance Nationale Irakienne (INA) née durant les élections de janvier 2005 est en train aujourd’hui de perdre sa cohésion. Pendant une décennie, cette formation bien que composée de partis aux caractéristiques très différentes, était parvenue à réunir les différentes composantes de la présence chiite. Mais aujourd’hui, plusieurs éléments laissent apparaître des divisions profondes; Ammar al-Hakim, leader du Conseil Suprême Islamique d’Irak (ISCI) et responsable de l’INA, en conflit avec l’establishment pro-iranien de l’ISCI, a fondé son nouveau parti : le Mouvement National de la Sagesse.
Le leader chiite controversé Muqtada al-Sadr qui par le passé a participé, avec des hauts et des bas, à des gouvernement de tendance INA, a pris ses distances et il se place ouvertement aux antipodes de plusieurs grands partis chiites avec sa plateforme nationaliste et de lutte contre la corruption. La situation interne de Da‘wa est également paradoxale : il s’agit du parti dont sont issus l’ex-Premier ministre Nuri al-Maliki et al-‘Abadi qui sont divisés par un désaccord inconciliable et encore à vif.
En outre, ce qui rend encore plus complexe le contexte interne chiite et le cadre national, c’est l’entrée en politique de certaines milices chiites des Forces de Mobilisation Populaire (PMF) qui ont épaulé les forces armées dans la lutte contre l’État islamique. Il s’agit en particulier de milices pro-iraniennes qui cherchent à s’affirmer politiquement tout en maintenant leur connotation militaire, et qui s’enregistrent en tant que partis, en changeant de noms ou avec des structures parallèles.
C’est précisément sur ces nouveaux acteurs dont l’identité est fortement sectaire qui parient l’ex-Premier ministre al-Maliki et l’Iran, le premier pour se garantir un électorat élargi et le second afin de maintenir une influence importante en Irak.
Ce n’est pas un hasard si le panorama politique irakien se polarise sur des perspectives opposées en ce qui concerne la vision nationale future et le positionnement régional. D’un côté, on trouve un pôle pro-iranien composé principalement du Munazzama Badr et des autres milices qui agissent par procuration des PMF, qui s’oppose à toute influence américaine et sunnite, et qui aspire à un État selon le modèle religieux iranien.
Le second pôle, à vrai dire très hétérogène, est le pôle nationaliste irakien, où des leaders ontologiquement différents comme al-‘Abadi et al-Sadr se rencontrent sur des éléments comme le rôle de l’identité nationale, la lutte contre la corruption et le pluralisme. Tous deux s’opposent au tournant politique des PMF, considérées comme des collaborateurs iraniens, si bien qu’en politique étrangère, ce pôle est moins tolérant à l’omniprésence de Téhéran et est à la recherche de relations internationales plus équilibrées et indépendantes, même si al-‘Abadi et al-Sadr sont profondément divisés sur le rôle américain.
En politique étrangère, nous trouvons une preuve éclatante du fait que la politique irakienne subit un profond changement : en juillet, Muqtada al-Sadr s’est rendu en visite en Arabie saoudite, un royaume considéré comme le guide des sunnites. Une chose inimaginable il y a encore peu de temps.
Il est évident que al-Sadr essaye non seulement de se détacher ouvertement des autres mouvements chiites pro-iraniens, mais aussi de se présenter comme un homme d’état de niveau international et un leader non sectaire. En réalité, avec al-‘Abadi – lui aussi en visite à Riyad en juillet – après des décennies de « Guerre Froide » l’Irak et l’Arabie saoudite reprennent des relations diplomatiques et économiques. En s’ouvrant au royaume saoudien, al-‘Abadi essaye de se démarquer de l’envahissante ingérence iranienne, de se rapprocher de l’électorat sunnite et, peut-être, de trouver aussi de l’aide pour la reconstruction des provinces sunnites.
Combattre une mentalité extrémiste sera la clé d’une coexistence pacifique
Il faut aussi mettre en évidence la position du grand ayatollah ‘Ali al-Sistani, guide religieux incontesté de la communauté irakienne chiite et planche de salut - pas uniquement morale - du pays. Al-Sistani s’oppose depuis toujours au modèle théocratique iranien et soutient l’idée d’un État civil, où la nationalité dépasse les barrières ethnico-sectaires et la religion est séparée de la politique; or, aujourd’hui, face à la croissance politico-militaire des milices du PMF proxy de Téhéran et des divisions profondes internes au front chiite causées par les influences iraniennes, il pourrait être obligé de prendre position et de prendre parti ouvertement pour al-‘Abadi.
Un autre leader religieux parle aussi de la nécessité de dépasser les divisions ethniques et sectaires. Après trois ans de guerre contre l’État Islamique, combattre une mentalité extrémiste sera la clé d’une coexistence pacifique entre groupes religieux et ethniques irakiens, a affirmé à France Presse le patriarche Louis Raphaël Sako, à la tête de l’Église chaldéenne.
Pour résumé, l’alliance stratégique entre la coalition chiite et kurde qui pendant plus de dix ans a soutenu les équilibres du pays, traverse une crise. Le bloc kurde a implosé, le bloc sunnite est confus et livré à lui-même tandis que le bloc chiite est profondément divisé entre une tendance sectaire et une tendance nationaliste. Et tout cela alors que toute la classe politique est fortement délégitimée par la corruption et l’inefficacité : jusqu’à présent, la crise sécuritaire très importante causée par la présence de Daech a probablement évité que les nombreuses protestations populaires répandues sur le territoire puissent dégénérer comme ce fut le cas dans les pays qui connurent les révoltes arabes de 2011.
En mai, il faut espérer que al-‘Abadi sache profiter de ce brassage, et recueille un soutien électoral important de la part des mouvements modérés chiites, sunnites et kurdes ce qui lui permettra de dépasser les rigides barrières ethniques et sectaires au nom de l’unité nationale, de l’autonomie de la politique étrangère et de l’assainissement des institutions.