Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:40:09
Né à Bigöl en Anatolie, en 1970, le jeune Egemen Bağiş suit les traces de son père, un passionné de politique, maire de sa ville dans la seconde moitié des années 70. Après des études à New York dans le secteur des ressources humaines et de l’administration publique, il est élu au Parlement dans la circonscription d’Istanbul alors qu’il n’a que 32 ans. Figure de proue de l’AKP, parti du Premier ministre Erdoğan, expert en relations internationales, il est ministre des Affaires européennes depuis 2009. Une brillante carrière qui semble seulement à ses balbutiements, si bien que certains le voient déjà maire d’Istanbul. Et donc, son bureau à Ortaköy, où Oasis l’a rencontré au cœur de la capitale la plus chaotique d’Europe, ressemble davantage à un noble et austère siège de passage.
En tant que ministre des Affaires européennes de Turquie, vous avez déclaré à plusieurs reprises, face à la lenteur du processus d’intégration, que votre pays ne se résignerait pas. Pourquoi ? À quel stade se trouve la Turquie ?
La Turquie a présenté sa candidature pour la première fois en 1959. Il a fallu 45 ans, jusqu’en 2004, seulement pour fixer une date au début des négociations. Nous ne nous sommes pas résignés à l’époque et nous ne nous résignerons pas maintenant. La décision de déclencher le processus a été prise à l’unanimité et donc un tel processus ne peut être interrompu que par une autre décision unanime des États membres de l’UE. En ce moment, nous avons ouvert 13 des 33 chapitres demandés, il en reste 20 autres, dont 17 sont politiquement bloqués. Les trois que nous avons pu ouvrir sont les chapitres que tous les pays ont abordé en dernier lieu à cause de leurs coûts économiques. Cependant, le fait que 17 chapitres sont bloqués, ne signifie pas que nous ayons cessé d’y travailler. Si les blocs politiques étaient révoqués aujourd’hui, nous pourrions en ouvrir 16 en une année et en conclure 12 sans problèmes. En ce qui concerne le processus des négociations, dans la dernière année nous n’avons ouvert aucun chapitre, mais en ce qui concerne les réformes, la Turquie fait beaucoup mieux que de nombreux autres États membres.
Par exemple ?
Dans un pays où, il y a encore 15 ans, on avait peur d’admettre qu’on était kurdes, maintenant nous avons des transmissions kurdes à la télévision d’État 24 heures sur 24. Après 112 ans, la communauté arménienne a recommencé à célébrer la messe dans l’église historique d’Akdamar. La communauté grecque-orthodoxe utilise de nouveau le monastère de Sumela après 88 ans. Le Premier ministre a rencontré 20.000 citoyens turcs d’origine rom et leur a annoncé la construction de nouvelles maisons et le début de différents projets de travail. Pour la première fois dans l’histoire, des informations sur l’interprétation de l’Islam de la communauté alaouite ont été citées dans les manuels scolaires de religion. Le Président Gül est le premier Président après Atatürk, fondateur de la République, à visiter un lieu de prière de la communauté alaouite.
Vous voulez dire que l’Europe aide la Turquie à être plus « démocratique » ?
Aujourd’hui, la Turquie est beaucoup plus démocratique, plus transparente et plus riche grâce à l’Union européenne. L’Union européenne peut être considérée comme le diététicien turc. Tout le monde sait qu’il doit faire attention à ce qu’il mange et qu’il a besoin de faire régulièrement de l’activité physique. Mais, parfois, les personnes ont besoin d’une bonne prescription pour savoir ce qu’elles doivent faire. L’ordonnance de l’UE est son acquis communautaire : réaliser la normative et les règlements de l’UE et faire de ceux-ci une partie du processus d’intégration nous aide à devenir un État meilleur pour nos enfants. C’est notre engagement et c’est ce que nous continuerons de faire.
Mais dans l’Europe d’aujourd’hui, qui n’est pas sans problèmes, qu’est-ce qui intéresse essentiellement la Turquie ?
L’Union européenne est le plus grand projet de paix dans l’histoire de l’humanité. L’UE a empêché que de nouvelles guerres ne se produisent sur le Continent. Cependant, c’est un projet de paix continental qui pourrait devenir global si la Turquie entrait dans l’UE. L’argent de l’UE ne nous intéresse pas ni même son pouvoir politique. Sa capacité d’assurer la paix et la stabilité nous intéresse. La Turquie est membre à plein titre de toutes les organisations européennes, excepté l’Union européenne. Nous sommes dans l’UEFA, dans la Banque Européenne d’Investissement, dans les projets de défense et de sécurité, dans l’OCDE, l’ESDP, nous participons aux projets économiques. 50% de notre commerce se font avec l’Europe, 60% des touristes que nous accueillons proviennent de l’UE comme 85% des investissements étrangers directs émanent de l’UE. Pour ces raisons, il est naturel que la Turquie fasse partie du club.
Et pourtant cette entrée dans le club ne semble pas si naturelle, étant donné la lenteur du processus. À qui la Turquie fait-elle peur ?
Des préjugés ! Les préjugés sont l’obstacle principal. Les préjugés de la Turquie à l’égard de l’Europe et, plus important encore, les préjugés de l’Europe à l’égard de la Turquie. Les opposants historiques diraient que la Turquie est trop grande, trop pauvre et trop musulmane.
Comment répondez-vous à ces trois objections ?
Nous sommes trop grands ? C’est un avantage pour l’Europe, parce que l’Europe a besoin de grands marchés. Que nous sommes trop pauvres, ce n’est plus exact étant donné que nous sommes déjà plus riches que huit membres de l’UE, et actuellement, c’est notre économie qui augmente le plus rapidement en Europe. En ce qui concerne le fait que nous sommes musulmans, j’ai deux objections. La première est : « Bonjour ! Nous étions aussi musulmans lorsque nous avons soumis notre candidature pour la première fois en 1959. Nous étions musulmans lorsque nous avons été admis comme pays candidat en 1986. Nous étions musulmans lorsque la Turquie est devenue membre de l’Union douanière en 1996. Nous étions musulmans en 2004, lorsque nous avons entamé les négociations ». Nous ne nous sommes pas convertis à l’Islam hier.
La seconde objection est qu’en Europe, la Turquie démontrera que l’Union européenne n’est pas basée sur la discrimination et qu’il y a de la place pour le développement, abstraction faire de l’appartenance religieuse. Si l’Europe veut vraiment devenir une plate-forme de coopération internationale, de paix et de stabilité elle doit prouver qu’elle n’est pas un club chrétien.
Selon vous, quels sont les éléments constitutifs de ce que vous avez défini « vocation » euro-turque ?
Cette vocation est multiple. Du point de vue du travail, la Turquie a un âge moyen de 28 ans. C’est un pays très jeune, alors que l’Europe a un âge moyen de 45 ans. Dans 20 ans en Europe, il n’y aura pas assez de personnes capables de travailler. Du point de vue militaire, à un moment où il faut aborder de nombreuses questions liées à la sécurité et au terrorisme, la Turquie possède l’armée la plus grande d’Europe. Quant au projet de paix, la Turquie est un pays où les églises, les synagogues et les mosquées sont côte à côte. Ici à Ortaköy, à 60 mètres de mes bureaux, il y a une mosquée, à 70 mètres une synagogue et à 80 mètres une église. Dans ce pays, les cultures ont coexisté en harmonie pendant des siècles. C’est ce dont l’Europe a besoin aujourd’hui.
Quels avantages apporteraient la Turquie à l’Union européenne ?
Nous voyons dans l’adhésion de la Turquie à l’UE un processus avantageux pour toutes les deux. En effet, ces dernières années, à cause de sa croissance économique, beaucoup ont commencé à considérer la Turquie comme une étoile montante. Si la Turquie maintient ce rythme de croissance, elle sera une des dix premières économies mondiales dans les prochaines décennies. Sans aucun doute, le dynamisme de l’économie turque contribuerait aux perspectives économiques de l’Union européenne. De plus, la position de la Turquie comme pôle énergétique n’aura pas seulement des résultats avantageux pour notre économie, mais elle contribuera également à la sécurité énergétique de l’UE. Grâce au rôle actif de la Turquie dans le peacemaking, l’UE étendrait sa propre zone d’influence et son soft power à beaucoup d’autres régions du monde.
D’après vos paroles il semble que l’Europe et la Turquie sont inséparables...
Certains soutiennent que la Turquie n’a pas d’alternative concrète à l’Europe. Cet argument pourrait être correct si l’on tient compte du niveau d’intégration économique entre la Turquie et l’UE. Cependant, le contraire est vrai aussi. L’Europe n’a pas de réelle alternative à la Turquie. Spécialement dans un contexte global où les équilibres de pouvoir sont en train d’évoluer. J’espère qu’il ne sera pas trop tard lorsque nos amis européens s’en rendront compte.
Et pourtant, certains aspects sont plus délicats, par exemple la situation des minorités. Selon certaines estimations, au début du XXe siècle, le territoire turc actuel était habité par 25% de populations chrétiennes. Aujourd’hui, elles représentent 0,2%. Qu’est-ce qui s’est mal passé ?
Malheureusement, nous avons traversé plusieurs périodes sombres, durant lesquelles certaines minorités ont été traitées de manière incorrecte et les fidèles de plusieurs religions ont ressenti le besoin de quitter le pays. Malgré cela, aujourd’hui, mon parti politique reçoit 50% des votes, et si l’on regarde les chrétiens et les juifs en Turquie, 80% de leurs voix nous sont destinées. Pourquoi ? Même si nous n’avons pas réglé tous leurs problèmes, ils voient que nous avons les potentialités pour résoudre les difficultés restantes parce que nous respectons les individus, non pas à cause de leur religion mais en tant qu’êtres humains. Lorsqu’en 2002, j’étais candidat à Istanbul, je suis allé chez le Saint-Père Bartholomée [le Patriarche œcuménique de Constantinople N.d.R.] avec un groupe de personnes de mon parti. Tous hésitaient jusqu’à ce que moi, qui étais pourtant le plus jeune de la délégation, j’ai dit : « Patriarche, merci de votre accueil, mais, si nous sommes ici, c’est que nous voudrions que vous nous souteniez lors des prochaines élections ». Il m’a regardé et a répondu : « Bonne chance, apparemment vous gagnerez ». Alors moi j’ai répondu : « Pardon ? ». Il s’est arrêté quelques secondes, et puis il a dit : « Tu as raison, nous gagnerons ». Un parti fondé par des croyants dévots protégera les droits de tous les croyants, y compris ceux qui croient en d’autres religions ». Depuis lors, nous sommes devenus de bons amis.
Selon vous, le principe de laïcité protège-t-il les minorités ou bien leur nuit-il ?
Cela dépend de la manière dont on l’interprète. Les principes ne garantissent et ne discriminent pas. Les interprétations si.
D’accord. Alors comment doit-on interpréter la Constitution turque qui définit la Turquie comme un État laïc, même si, en réalité, l’État turc gère la pratique religieuse, par exemple en nommant les autorités religieuses. Qu’entendez-vous par laïcité ?
La laïcité est un principe fondateur de la République. La Constitution déclare que « la Turquie est un État démocratique, laïc et social fondé sur l’État de droit ». L’application de la laïcité en Turquie ne peut pas être décrite comme une gestion de la pratique religieuse de la part de l’État. En Turquie, chaque citoyen a le droit de pratiquer des activités religieuses selon sa croyance. La liberté de conscience et la liberté de religion sont deux aspects fondamentaux de notre pays. De plus, le processus UE a contribué à la liberté de conscience et à la liberté de religion. Durant les dix années passées au gouvernement, l’AKP a fait d’énormes progrès pour garantir les droits fondamentaux dans ce domaine. Notre priorité, pour le moment, est de nous libérer de la Constitution militaire, désormais obsolète, et de travailler à une Constitution civile.
Certains considèrent la laïcité comme un « abandon de la religion ». Comment répondez-vous à cette objection ?
En ce qui nous concerne, la religion est un phénomène individuel et, comme l’a dit le Premier ministre Erdoğan sur les places libyennes lors d’une rencontre des Frères Musulmans : « N’ayez pas peur de la laïcité. La laïcité ne signifie pas abandonner sa religion. En revanche, elle garantit la possibilité de pratiquer la religion qu’on a choisi ». C’est ce que nous essayons de faire en Turquie : nous défendons les droits religieux, pas seulement ceux des musulmans sunnites. Nous considérons la religion comme un phénomène individuel et le gouvernement devrait s’engager à protéger les droits de chacun à pratiquer la religion qu’il a choisie. Peu importe de quelle religion il s’agit.
Le monde arabe traverse une phase de changement profond. Comment la Turquie considère-t-elle le processus historique en cours ?
Le Printemps arabe est en train de changer le destin de la région et du monde entier. Nous apprécions sincèrement le courage et la victoire des masses qui ont détrôné les régimes autocratiques et ont exprimé la demande d’un nouvel ordre démocratique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Malgré ces étapes courageuses vers le changement, plusieurs incertitudes prévalent encore à propos du futur. Pour les populations de la région, ce qui sera important à partir de maintenant est l’instauration d’un nouvel ordre politique, social et économique, conduit et supervisé par la volonté du peuple. Le Moyen-Orient a besoin d’être soutenu dans ce moment historique.
Certains pays arabes semblent être très fascinés par le modèle turc. Pensez-vous qu’ils ont quelque chose à apprendre de l’expérience turque ?
Le Printemps arabe a prouvé que la Turquie est un acteur régional respecté, capable d’influencer profondément les pays de la région. Cela parce que la Turquie prouve que la démocratie peut exister et être enracinée dans une société musulmane.
Peut-être l’un des aspects intéressants pour les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient est l’extraordinaire boom économique de la Turquie. Quel est son secret ?
Notre gouvernement a réussi à créer la confiance dans l’économie turque. Par conséquent, le nombre des entrepreneurs a augmenté. Ils ont créé de l’emploi et un surplus économique. Nous avons aussi réussi à consolider la confiance dans la Turquie comme un havre sûr pour les investissements étrangers. La Turquie n’est pas devenue un îlot de paix et de prospérité d’un jour à l’autre. Les bonds en avant réalisés par la Turquie ces dix dernières années sont surprenants ; que ce soit dans le renforcement de l’État de droit, dans l’application des standards et des normes d’une démocratie développée : les principes de base d’un marché économique libre et fonctionnant.
En ce qui concerne la Syrie, quel rôle peut jouer la Turquie dans ce contexte ?
La Turquie et la Syrie sont deux pays qui ont beaucoup de choses en commun. Les Syriens et les Turcs sont des parents proches. Cependant, nous remarquons que les efforts sincères que la Turquie est en train de faire ne sont pas appréciés par le régime syrien. Ils n’ont pas pris au sérieux le conseil de la Turquie à propos de l’urgence des réformes. À plusieurs reprises, nous avons mis en garde le gouvernement syrien afin qu’il satisfasse les requêtes légitimes du peuple syrien. De notre point de vue, l’administration syrienne actuelle a perdu sa légitimité.
L’identité islamique de votre pays est-elle un facteur clé dans votre politique étrangère ?
La Turquie est située dans une région complexe, au carrefour entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud, l’Europe et l’Eurasie. Plus de 99% de la population sont musulmans. Nous voulons certainement être en bons rapports avec les autres pays musulmans de notre région mais pas seulement. De toutes les manières, la Turquie ne poursuit pas une politique étrangère basée sur l’identité religieuse. Avec les réformes courageuses poursuivies par notre gouvernement ces neuf dernières années, une nouvelle Turquie est en train d’émerger : un pays musulman, avec un système politique démocratique et un marché économique fort.