Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:51:43
Le fondamentalisme est identifié par l'opinion publique européenne à une culture musulmane qui refuserait de s'occidentaliser. D'où l'expression de « clash des civilisations » ou de « clash des cultures ». Mais en fait le renouveau religieux, qu'il soit sous forme de fondamentalisme ou bien de spiritualisme, est bien plutôt la conséquence du découplage entre religion et culture, c'est-à-dire de la reformulation du religieux en dehors de la culture, du fait de l'affaiblissement des cultures dites « traditionnelles » sous l'effet de la globalisation. Le fondamentalisme d'aujourd'hui, qu'il soit chrétien ou islamique, exprime une crise de la culture due à la globalisation, et non une volonté de restaurer les cultures originelles. Ce fondamentalisme s'exprime au travers de formes modernes de religiosité que l'on trouve aussi dans le Christianisme : le phénomène du born-again est central, c'est-à-dire celui de l'individu qui fait un retour personnel à la foi en rupture avec la religion traditionnelle de la famille ou de son milieu social ; la foi est vécue de manière individuelle : on tient la société pour trop séculière, voire corruptrice, on se méfie de toutes les formes d'églises établies et d'autorité religieuse traditionnelle. Le born-again vit une foi le plus souvent émotionnelle et anti-intellectualiste, il ne s'intéresse guère à la théologie spéculative et est très rigide sur le plan des valeurs et des normes. La communauté à laquelle il s'identifie est constituée de manière volontaire par des gens qui partagent la même relation à la foi, elle peut parfois ressembler plus à une secte qu'à une véritable Eglise. Les nouvelles formes de religiosité, en Islam comme dans le Christianisme, sont donc tout sauf libérales. Même si elles ne sont pas forcément violentes, elles sont pour le moins très conservatrices.
Ce décalage entre la culture et la religion est observable dans tous les pays musulmans mais il est bien plus fort chez les Musulmans d'Europe. L'immigration a entraîné la perte de l'évidence sociale de la religion. Il est facile de jeûner pendant le Ramadan en Afghanistan, au Pakistan ou en Egypte, même si on n'est pas très religieux, car le conformisme social pousse en ce sens. Mais un musulman vivant en Europe est contraint de faire un choix : il doit décider si les prescriptions religieuses sont au centre de sa vie, il doit choisir lesquelles sont essentielles et comment les mettre en œuvre concrètement. Il peut donc reconstruire toute sa vie autour des contraintes au risque de rendre sa vie sociale et professionnelle plus difficile ; il peut au contraire ignorer les prescriptions religieuses ou bien les remplir de manière tout à fait symbolique. En un mot il lui incombe de définir lui-même ce que doit être la religion. Les oulémas (savants en religion) ne sont d'aucun recours aux croyants qui sont contraints de chercher des critères de pureté religieuse qui n'ont plus aucun lien avec une culture donnée. Quelle que soit la solution qu'il choisit, le croyant doit reconstruire et « objectiver » la foi, en la distinguant du conformisme social et des traditions qui ne font plus sens pour lui. La religion de ses parents est liée à une culture qui n'est plus la sienne. Les titres de livres récents publiés en Occident, par exemple Qu'est-ce que l'Islam ? Que signifie être musulman ?, ou encore Comment faire l'expérience de l'Islam ? traduisent bien ce questionnement.
Quand on pose la question des relations entre l'Islam et l'Occident, ce qui est important n'est pas le contenu théologique de l'Islam (puisqu'il y a un débat parmi les musulmans) mais celui des pratiques religieuses des musulmans, qui, même dans leurs formes fondamentalistes, sont beaucoup plus « occidentalisées » qu'il ne paraît. Les formes de religiosité de l'Islam actuel se retrouvent peu ou prou dans le catholicisme, le protestantisme et même le judaïsme. Les croyants d'aujourd'hui mettent davantage l'accent sur une foi personnelle et une expérience spirituelle individuelle. Ces croyants born again reconstruisent leur identité en redécouvrant la religion.
Mais la crise des cultures musulmanes traditionnelles n'est pas seulement une conséquence de l'occidentalisation des modes de consommation ou de l'expansion des valeurs et des produits de l'Occident, mais aussi le résultat d'une attaque en règle du fondamentalisme islamique. Quand les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan en 1996, ils ont eu au début d'excellentes relations avec les Américains et de 1996 à 1998 les Occidentaux pouvaient voyager librement dans le pays. Les talibans ne combattaient pas la culture occidentale, mais la culture afghane traditionnelle sous toutes ses formes (art, jeux, musique, sports). Pourquoi interdire d'avoir des oiseaux chanteurs ? Pourquoi interdire les cerfs-volants ? L'argument des talibans était simple : si votre oiseau se met à chanter pendant que vous priez, vous allez être distrait et votre prière sera sans valeur. Si vous êtes un bon musulman, vous allez recommencer, mais comme nous ne sommes pas sûrs que vous soyez un bon musulman, il est plus facile d'interdire la possession d'oiseaux chanteurs qui pourraient mettre en danger votre salut. De la même manière, les cerfs-volants peuvent se prendre dans les arbres et si vous grimpez sur un arbre pour le récupérer, vous risquez de voir une femme sans voile et commettre ainsi un péché. Pourquoi risquer de rôtir en enfer pour un cerf-volant ? Autant les interdire. Le même genre de raisonnement se retrouve dans toutes les formes de fondamentalisme : ce monde n'existe que pour préparer les croyants au Salut. La fonction de l'Etat n'est pas d'assurer la justice sociale et le respect de la loi, mais de créer la situation voulue même par la coercition pour que les croyants trouvent le Salut.
Partout ceux que l'on appelle les Wahhabis ou les Salafis, voire aussi les « Tablighis » condamnent les formes traditionnelles de religion populaire, le soufisme, la musique, la poésie, la littérature. Les romanciers et les poètes, de l'Egypte au Bangladesh, sans oublier Salman Rushdie, ont du mal à créer librement. Et trop souvent, les régimes supposés laïques, mais très autoritaires, de l'Egypte à l'Algérie, s'associent à cette attaque contre la culture.
Le fondamentalisme n'est donc pas une protestation des cultures traditionnelles qui seraient menacées, mais il traduit leur disparition. C'est donc une grave erreur que de lier les formes modernes de fondamentalisme à un choc des civilisations. Les jeunes ne deviennent pas fondamentalistes parce que la civilisation occidentale ignore la culture de leurs parents, mais parce qu'ils ont perdu cette culture traditionnelle, qu'ils ont d'ailleurs tendance à mépriser. La religiosité des fondamentalistes est individuelle et générationnelle; c'est une rébellion contre la religion de leurs parents. Beaucoup de jeunes filles musulmanes de seconde génération en Europe portent le voile non pas sur l'injonction de leurs parents, mais pour affirmer leur individualité : elles n'hésitent d'ailleurs pas à reprendre des slogans féministes my body is my business. Le fondamentalisme est à la fois une conséquence et un facteur de la globalisation, car en séparant les marqueurs religieux (par exemple le halal c'est à dire les conditions qui font qu'un aliment est religieusement licite) de la culture (c'est-à-dire la cuisine, marocaine ou turque), il rend possible des synthèses comme celle du Fast-Food Halal, où l'on vend des hamburgers islamiques. La récente invention en France du Mecca Cola est aussi un bon indice de cette reformulation du religieux dans un champ culturel occidentalisé, sans rapport avec les cultures d'origine, tout comme le « rap islamique » qui peut être aussi violent que son équivalent américain.
Les tensions aujourd'hui en Europe, lorsque l'Islam est invoqué, n'expriment donc pas un conflit entre des valeurs « européennes » et des valeurs « orientales » ; il s'agit d'un débat interne à l'Europe sur ses propres valeurs : la sexualité, le mariage, la filiation En Hollande, quand Pim Fortuyn a décidé de lancer une campagne contre l'influence des musulmans, il le faisait pour défendre la liberté sexuelle récemment acquise (et en particulier le droit des homosexuels) et non pas les valeurs chrétiennes traditionnelles. Inversement M Buttiglione s'est fait censurer par le Parlement européen parce qu'il incarnait un refus des valeurs de libération sexuelle et du féminisme au nom justement de la tradition chrétienne. Comme on peut s'y attendre, les fondamentalistes en tous genres défendent souvent des normes et des valeurs qui se ressemblent Sur ce sujet comme sur d'autres, par exemple la famille et l'avortement, les musulmans pieux en Europe et les chrétiens traditionalistes ont la même position. En Turquie lorsque le premier ministre Erdogan a proposé une loi faisant de l'adultère un délit, beaucoup ont vu une volonté de ré-introduire la sharia (d'autant que le terme turc pour dire adultère est zinnet). Mais en fait l'adultère est ici défini par rapport à la famille « chrétienne » (un couple marié où droits et devoirs sont identiques pour les deux conjoints), il n'inclut pas la « fornication» (qui est le vrai sens du terme coranique), c'est-à-dire les relations sexuelles en dehors du mariage. Surtout il rend illégal la pratique devenue coutumière chez de nombreux islamistes turcs d'entreprendre une deuxième femme, en dehors du mariage. La loi punit donc la polygamie de fait, qui était jusqu'ici tolérée. Enfin une telle loi existe non pas en Arabie saoudite mais dans 10 états américains (appliquée en Virginie occidentale en 2004). En un mot le modèle de la vertu pour Erdogan est ici celui des conservateurs chrétiens américains et pas celui de l'Arabie saoudite.
Mais ces traits communs n'expliquent pas l'Islam politique et radical. Pourquoi les fondamentalistes islamiques sont-ils plus impliqués que les chrétiens dans la violence politique ? Ce n'est pas lié au Coran, mais au fait que les radicalismes islamiques se répandent aujourd'hui dans des espaces d'exclusion sociale ou de tensions politiques. Les groupes radicaux recrutent aujourd'hui là où l'extrême gauche recrutait autrefois, mais l'embourgeoisement de l'extrême gauche, la présence d'une forte population d'origine musulmane dans les quartiers autrefois ouvriers, et aussi le fait que les mouvements
« anti-impérialistes » impliquent des régions musulmanes font que la révolte contre l'ordre établi se fait au nom de l'Islam. Nombre de jeunes liés à la mouvance radicale, comme Mohammad Atta, Zacharias Moussaoui et Kamel Daoudi, sont devenus des born again à Hambourg, Marseille, Londres et Montréal, pas en Egypte ou au Maroc (et ils ont tous rompu les liens avec leur famille). Les jeunes radicaux sont allés combattre en Bosnie, en Tchétchénie, en Afghanistan ou au Cachemire plutôt que dans leur pays d'origine, car ils ne considèrent pas le Moyen-Orient comme le cœur d'une civilisation musulmane assiégée par les Croisés. Ils vivent dans un village planétaire et ne tirent pas leur identité de leur origine géographique. Le fait que le radicalisme islamique ait remplacé celui d'extrême gauche explique le nombre croissant de convertis dans tous les réseaux radicaux découverts récemment. Le réseau Beghal en France comportait environ un tiers de convertis. Lors de l'enquête sur l'attentat contre la synagogue de Djerba en Tunisie, la police française a arrêté un Allemand portant un nom polonais. Richard Reid, le terroriste qui a essayé de faire sauter un avion britannique, José Padilla, accusé de préparer un attentat à la «bombe sale» aux USA, et John Walker Lindh, le taliban américain, étaient tous des convertis. La gauche radicale et violente a abandonné aujourd'hui ces zones d'exclusion sociale. Si l'on regarde la mise en scène sanguinaire du « jugement » et de l'exécution des otages en Iraq telle que le pratique le groupe de Al Zarqawi, on peut constater qu'elle ne vient pas d'une quelconque tradition islamique, mais bien de la mise en scène inventée par les Brigades rouges italiennes lors de l'enlèvement et du meurtre de l'ancien premier ministre Aldo Moro. La Barbarie s'est bien mondialisée. Leur quête de mouvements de libération mythiques, messianiques et transnationaux reste la même, de même que leur ennemi: l'impérialisme américain tout puissant. Ils ne sont pas le produit de l'Histoire du monde occidental ou du Moyen-Orient, mais de la fusion de toutes les Histoires et de la mondialisation. Ils sont chez eux dans un monde déboussolé.