Turquie/Une relecture historique met en évidence le fait que les prodromes de l’actuel régime laïc républicain remontent aux premières années du XIXe siècle, lorsque l’Empire commença à définir les limites de l’autorité de l’État et les droits des citoyens, musulmans et non-musulmans. Elle montre également comment apparurent les tensions entre la religion et l’État, tensions toujours présentes aujourd’hui.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:40:50

Alors que l’Afrique du nord et le Moyen-Orient sont touchés par des remous sociopolitiques et qu’une crise financière mondiale préoccupante sévit, provoquant des ondes particulièrement déstabilisantes dans l’Europe méditerranéenne toute proche, la Turquie est au centre de l’intérêt du monde à cause de son économie relativement solide et de la décennie de stabilité politique qu’elle a connue sous le gouvernement monopartite de l’AKP (Parti pour la Justice et le Développement). C’est là une source d’inspiration, dans diverses parties du monde arabe, pour une restructuration de la politique à travers la religiosité sociale. La chose est d’autant plus surprenante si l’on considère que, dans les années 1980, Leonard Binder présentait le système turc comme un système caractérisé par la centralisation et l’autoritarisme bureaucratiques, et qu’il s’interrogeait sur sa capacité à durer dans le temps. La constante du système turc à l’époque moderne est l’interrelation généralement tendue entre la religion et l’État. Celle-ci a connu une réorganisation sous le gouvernement monopartite de l’AKP au cours de cette dernière décennie, un gouvernement caractérisé par une ligne fluctuante de libéralisme. Avant la République L’idéologie politique qui codifie le régime laïc en Turquie est antérieure à la naissance de la République. En effet, celle-ci incarne de façon formelle l’idéologie laïque qui s’est développée et s’est enracinée dans le contexte du processus de formation nationale, au cours de la période ottomane tardive. Le mouvement réformiste, en rupture avec le passé, se manifeste pour la première fois dans le Sened-i İttifak, le Document de Consensus, un document constitutionnel adopté par l’Empire ottoman en 1808. Celui-ci sanctionne, du moins potentiellement, l’autorité de l’État et l’État de droit, en référence à l’empereur et à ses sujets. C’est ainsi que le pouvoir du sultan était en partie contrebalancé par les notables locaux, les traditionnels représentants des sujets de l’Empire. En 1839, un demi-siècle après la Révolution française, le célèbre ensemble de réformes dit Tanzimat Fermanı (décret de réorganisation) était adopté, suivi, en 1856, d’un ajustement connu sous le nom d’Islahat Fermanı (décret de réforme). Les deux décrets incluaient des normes substantielles afin de préserver les droits et les responsabilités des sujets ottomans, et ils soulignaient l’autorité de l’État. L’Islahat Fermanı insistait en particulier sur les droits des sujets non-musulmans. Dans les années 1860, le concept de citoyenneté fut adopté. Une série de réformes eut pour objet de parvenir à l’égalité et à l’unité des sujets ottomans en instaurant un statut commun de citoyenneté, abstraction faite de la diversité des affiliations religieuses. En 1876, cette idée d’union civile se concrétisa à travers l’introduction de la Mecelle, le « Code civil ottoman ». Celle-ci excluait le droit de la famille, éludant ainsi la diversité qui découlait des différentes appartenances religieuses des sujets ottomans. Le vide laissé par l’exclusion du droit de la famille fut comblé par l’Aile Hukuku Kararnamesi (Décret sur le droit de la famille) adopté en 1917, qui comprenait, dans des chapitres séparés, les normes islamiques, hébraïques et chrétiennes en matière de droit de la famille. Pourtant, à ce moment-là, la citoyenneté ottomane était, de facto, déjà suspendue : l’Empire ottoman était sur le point de s’écrouler suite à sa défaite durant la Première Guerre mondiale, qui s’acheva formellement par l’armistice de Moudros, signé le 30 octobre 1918. Immédiatement après éclata une guerre de libération nationale sous le commandement de Mustafa Kemal (qui fut appelé par la suite Atatürk), guerre qui aboutit au traité de paix de Lausanne, le 24 juillet 1923, et à la proclamation de la République de Turquie le 29 octobre 1923. Sur un plan formel, un nouveau régime était en train de prendre forme. Marquerait-il une rupture totale avec le passé ? Amènerait-il cette égalité que le système ottoman avait voulu instaurer à travers les réformes politiques et juridiques du XIXe siècle ? Dans une étude comparative du passage du régime ottoman au régime républicain en Turquie, Bernard Lewis observe : Dans la république turque, la Constitution et la loi garantissaient l’égalité totale entre tous les citoyens. Et pourtant, même dans le domaine officiel, malgré le sécularisme et le nationalisme, on remarquait, au sein de la structure de l’État et à travers les politiques qu’il pratiquait, des signes de la persistance de la vieille idée selon laquelle musulman est synonyme de Turc et non-musulman équivaut à non-Turc. L’Empire islamique cosmopolite avait assigné une place et une fonction bien précises aux minorités non musulmanes, et la République nationaliste avait bien peu à offrir à ceux qui ne voulaient ou ne pouvaient pas s’unir au groupe dominant. Tandis que, d’un côté, les chrétiens orthodoxes de langue turque et originaires d’Anatolie étaient rangés dans la catégorie des Grecs et envoyés en Grèce, de l’autre, les enfants des Bosniaques, des Albanais, des Kurdes ou des Arabes musulmans qui s’étaient établis à Istanbul étaient acceptés comme Turcs. Fait révélateur, la religion figurait encore sur la carte d’identité et sur les autres documents officiels, et l’appellation de Turc dans l’usage commun était réservée aux musulmans ; tous les autres étaient désignés comme citoyens turcs, mais jamais comme Turcs. Musulman signifie-t-il Turc ? C’est ainsi que, tout au long de la période de transition vers le régime républicain, l’Islam se vit confier un rôle central dans la définition de l’identité turque. Bien que l’« empire cosmopolite » fût tombé, son esprit de centralisme politique, qui faisait de l’Islam le fondement du pouvoir turc, continua d’opérer au sein du régime républicain. L’objectif des réformes ottomanes du XIXe siècle avait consisté à dépasser les différences découlant de la loi religieuse et de la politique, traduisant ainsi en actes un principe politique capable de centraliser l’identité des citoyens, en conformité avec l’auto-centralisation de l’autorité par l’État. Le régime républicain saisit l’occasion de mettre en œuvre cet esprit qui sous-tendait les réformes politiques ottomanes à travers un triple plan : d’abord, en utilisant la religion dans la formation de l’identité nationale, comme cela a été illustré par Lewis ; ensuite, en adoptant un Islam sans la sharî‘a ; enfin, en utilisant la langue turque comme critère caractéristique de l’identité nationale. Ainsi, l’Islam unirait les citoyens au sein d’une seule réalité, le système juridique laïc traiterait tous les citoyens de la même façon et la langue turque officielle gouvernerait l’État et la société dans un contexte national en voie de développement. Dans les faits, la religion représenta un facteur d’union des citoyens, et le résultat politique fut utilisé par l’identité nationale. D’autre part, la dimension politico-juridique de la religion dans le droit public avait déjà été supprimée. En effet, le califat avait été aboli en 1924 par la grande Assemblée nationale turque. Ironie du sort, l’abolition du califat fut défendue par Seyyid Bey, à la fois membre du Parlement et professeur de droit islamique, au nom de la shûrà, ou consultation, un principe islamique de gouvernement qui allait se trouver en contradiction avec le califat. L’abolition du califat, qui s’inscrivait dans la logique du raisonnement de Seyyid Bey, allait avoir pour résultat de ramener à ses justes proportions l’image idéalisée du califat comme le représentant de toute la communauté musulmane mondiale. Le Parlement qui prenait sa place était résolument national et représenterait davantage l’État-nation que la Umma. Le 3 mars 1924, la Direction des Affaires religieuses fut instituée par la loi numéro 429 qui lui confiait la mission exécutive de suivre les affaires religieuses en matière de foi et de culte et d’administrer les institutions religieuses. L’autorité et la mission de la Direction ne disposaient d’aucun pouvoir législatif, celui-ci devant rester exclusivement entre les mains du Parlement. En réalité, ce n’était pas seulement un signe clair et officiel de séparation entre la religion et l’État, mais c’était également une délimitation indélébile du cadre juridique pour les réformes qui allaient suivre.Le 3 mars 1924, avec l’adoption de la loi numéro 430, connue sous le nom de Tevhid-i Tedrisat Kanunu (loi pour l’unification de l’instruction), toutes les institutions scolaires, y compris les institutions religieuses, furent regroupées au sein du ministère de l’Instruction nationale, ce qui, dans un certain sens, priva l’instruction religieuse de son autonomie. Au cours des années 1920 et 1930, d’autres réformes allaient suivre dans les domaines du droit civil, du droit pénal et d’autres domaines encore, et l’héritage juridique islamique et ottoman allait être remplacé par les lois européennes de l’époque. Enfin, la Constitution fut amendée en 1937 afin de codifier expressément la laïcité comme une des caractéristiques fondamentales de l’État. Cette étape marquait, dans un certain sens, la fin de l’autorité juridique fondée sur la sharî‘a en ce qui concernait le gouvernement de l’État. D’autre part, un Islam qui ne s’appuyait pas sur la loi chariatique avait déjà commencé à jouer un rôle considérable dans la promotion de l’identité nationale. Entre-temps, en 1928 on procédait au changement d’alphabet, avec le passage des caractères arabes, propres à l’ottoman, aux caractères latins. La langue turque allait se voir peu à peu attribuer un rôle consistant à regrouper les citoyens sous la même identité. Auparavant, le terme Turc désignait les citoyens musulmans de Turquie. Or, à présent, les citoyens allaient se retrouver unis grâce à une langue qui ne serait plus en conflit avec le principe de laïcité, à la différence de l’Islam dans son rôle politique supranational. À un certain moment, on pensa qu’il fallait célébrer aussi les cérémonies religieuses en turc et, en 1932, l’appel à la prière passa de l’original arabe au turc. La chose se poursuivit jusqu’en 1950, lorsque l’on autorisa le retour à l’original arabe, sous le gouvernement fort du Parti Démocrate. En réalité, la Turquie avait alors commencé à évoluer vers un système électoral multipartite. Les premières élections selon ce système se déroulèrent en 1946 et aboutirent à la composition d’un Parlement bipartite, avec une faible opposition du Parti Démocrate. Mais, en 1950, de nouvelles élections multipartites donnèrent une victoire écrasante au Parti Démocrate, qui adopta une politique relativement libérale vis-à-vis des aspirations du peuple, longtemps contenues, à la liberté religieuse. Le prix à payer Cependant, cette politique devait coûter cher à la religion, exposée à la manipulation politique. En pratiquant une politique conservatrice de droite, le Parti Démocrate et ses ramifications ultérieures allaient être considérés comme des sympathisants de la religion, tandis que les partis politiques de l’aile gauche allaient s’opposer idéologiquement à la religion et aux valeurs conservatrices. C’est ainsi que la ligne conservatrice de la religion allait se donner pour mission politique de combattre les idéologies révolutionnaires comprises au sens moderne. La période de la guerre froide offrit un cadre unique à l’interaction entre la religion et la politique dans le cadre de la lutte entre les idéologies de gauche et de droite. Les discours politiques traditionnels apportaient la preuve que la droite pourrait suivre une ligne pragmatique dans son approche de la religion à travers sa politique d’engagement ; la gauche, elle, préféra se désengager totalement : la religion devait demeurer dans la sphère privée, conformément au principe de laïcité du régime politique de la Turquie républicaine. À la fin des années 1970 en particulier, la violence et l’anarchie engendrées par l’antagonisme entre les idéologies politiques des lycéens et étudiants connut une escalade qui fournit un prétexte au coup d’État militaire du 12 septembre 1980 ; celui-ci amena une dictature qui gouverna le pays jusqu’aux élections générales de 1983. Entre-temps, une nouvelle Constitution avait été promulguée, et elle fut adoptée par référendum en 1982. Cette Constitution, qui est toujours en vigueur, a rendu l’enseignement de la religion obligatoire dans les écoles supérieures, en vertu de l’article 24 sur la liberté religieuse et la liberté de conscience. La violence et les révoltes des années 1970 étant encore très présentes dans les esprits, il est possible que l’enseignement religieux ait été considéré comme une façon de promouvoir la paix et l’harmonie entre les jeunes. Ceci équivalait à ratifier la synthèse turco-islamique en vue d’une nouvelle interprétation de l’idéologie officielle. De plus en plus, on voyait se constituer un Islam turc. Les réformes de l’instruction adoptées en 1924 avaient depuis longtemps banni les madrasas traditionnelles et provoqué la disparition des ‘ulamâ’ classiques. Ceux-ci furent remplacés par des chercheurs et des scientifiques possédant une formation moderne. L’autorité publique suprême chargée d’évaluer les connaissances en religion fut confiée exclusivement à la Direction des Affaires religieuses (Diyanet İşleri Başkanlığı). Inutile d’ajouter que l’existence même de la Direction des Affaires religieuses montrait le caractère très singulier de la laïcité turque, à partir du moment où, d’après la Constitution, l’État est laïc, mais la Direction des Affaires religieuses est une institution du gouvernement financée par l’argent de l’État. Malgré la forte interaction de facto entre la religion et l’État, l’ascension de l’Islam politique reflétait le conflit potentiel et les tensions entre la nature laïque de l’État et les aspirations politiques d’une religion qui affichait des prétentions dans la sphère publique. La question du port du voile dans l’enceinte des universités a été, récemment encore, une source de graves tensions. Le fait de porter le voile dans les universités était perçu comme une violation de la nature laïque de l’État par la religion. D’autre part, les activistes politiques qui participaient aux manifestations en soutien au port du voile dans les universités, en invoquant le fait que c’était un commandement divin, ne prirent part à aucune manifestation en faveur du rétablissement total du système juridique islamique. Il s’agissait donc vraisemblablement de tensions provoquées par la politique identitaire, qui s’exprimaient à travers la symbolique de l’habillement, plutôt que d’une confrontation substantielle entre la religion et l’État. Quoi qu’il en soit, durant les années 1980 et 1990, on a assisté à la disparition de partis politiques pro-islamistes, accusés de vouloir modifier la nature laïque de l’État au profit d’un régime politique islamique. L’interdiction de porter le voile dans les universités était, quant à elle, une réponse au défi, perçu comme tel, lancé aux institutions turques laïques. En novembre 2002, le Parti pour la Justice et le Développement, fondé en 2001 principalement par l’aile progressiste des politiques traditionnellement islamophiles, a remporté une victoire écrasante aux élections générales et formé un gouvernement fort à parti unique. Depuis cette date, il a conservé le pouvoir de façon ininterrompue. Son maintien au pouvoir et ses victoires électorales répétées, associées au boom économique de la Turquie, à sa classe dirigeante puissante et à son rôle relativement efficace dans la résolution des conflits mondiaux ainsi que dans la gestion des crises en collaborant avec l’Occident à travers l’OTAN et l’Union européenne, a relégué au second plan les traditionnelles peurs liées à l’association entre le symbolisme religieux et l’apparition d’un Islam politique violant la nature laïque de l’État. Les théoriciens du Parti pour la Justice et le Développement ont même souligné à de nombreuses reprises que leur parti était un parti « démocrate conservateur » plutôt qu’islamiste. Entre-temps, les femmes qui avaient choisi de porter le voile pour polémiquer avec la bureaucratie laïque de l’État ont adouci leurs revendications en soulignant le caractère personnel de leur choix et en excluant l’idée que celui-ci pouvait représenter une invitation politique à un changement de régime. C’est ainsi que l’Islam politique des années 1980 et 1990 a fait place à un conservatisme culturel aspirant à un style de vie s’élevant jusqu’à la libre expression religieuse dans des contextes sociaux. Malgré cette normalisation relative et naturelle des relations entre la religion et l’État, de nombreux défis attendent encore la Turquie : la question kurde n’est toujours pas résolue, le problème alaouite reste à affronter sous l’angle de la religion et de l’État, et le processus de réformes démocratiques doit être accéléré, dans la perspective d’une adhésion à l’Union européenne.