Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:06:36
Révolution et violence et non pas
de la révolution
à la violence. Pour Hamit Bozarslan, les années qui vont de 2011 à 2015 au Moyen-Orient ne sont pas marquées par un brusque passage de la liberté au chaos (selon le cliché d’une transition du printemps à l’hiver arabes), mais elles font partie d’un même cycle historique, imprévisible quant à son début, mais non pas quant à son issue. On pourrait lui rétorquer qu’il est trop facile de prophétiser quand les jeux sont faits, mais cette critique serait déplacée.
En effet, en 2012 déjà, Bozarslan prenait en compte la possibilité de dérives et de détournements des révoltes. Il ne le faisait pas pour une raison de prudence ou de pessimisme, mais parce que, en tant qu’élève du grand François Furet, il connaissait bien les dynamiques révolutionnaires et il savait que
« les révolutions démocratiques ne sont pas toujours des révolutions heureuses ». Ce n’est pas un hasard si sa lecture doit beaucoup à la leçon de la révolution française de 1848, qui n’enfanta pas la démocratie mais le bonapartisme. Bozarslan tire parti également de ses études sur l’histoire de la violence au Moyen-Orient desquelles il retient l’élément d’une région déjà profondément minée par des décennies d’autoritarisme, d’islamisme djihadiste et de guerre. Sur le fond de cet entrelacement entre révolution et violence se détachent les figures de trois grands penseurs : Ibn Khaldun, Marx et Tocqueville.
Après l’introduction, le parcours en sept chapitres s’ouvre sur les événements de 2011. L’auteur explique comment
la révolution donne vie à un « peuple» à travers une triple coalition, que « personne n’avait négocié et qui n’avait aucune existence formalisée » : entre la capitale et les provinces ; entre la classe ouvrière et les classes moyennes ; entre les générations. Dans ce cadre, si « la plupart des acteurs [...] s’adaptèrent rapidement à un nouvel ordre, temporaire mais très dense », les islamistes semblèrent dépassés par les événements, parce que, « incapables qu’ils étaient de puiser dans leur patrimoine révolutionnaire depuis longtemps abandonné, ils n’étaient pas davantage en mesure de proposer autre chose que ce qu’ils défendaient déjà : le néolibéralisme et le conservatisme » (p. 67).
Le deuxième chapitre fait la lumière sur
le passage, en Tunisie et en Égypte, du succès de la contestation révolutionnaire à l’essoufflement de la transition, au moment donc où « à la tyrannie du présent du moment révolutionnaire, qui est unitaire, succédait celle des subjectivités révolutionnaires plurielles, contradictoires, indéterminées et toutes potentiellement ‘radicalisables’ » (p. 91). Au long de ce trajet, le chemin de la révolution s’interrompt également parce que
les principaux acteurs politiques, aussi bien islamistes que laïcs, se désintéressent de la question sociale, qui pourtant était au cœur de la crise, pour s’engager dans un exténuant
kulturkampf. Ainsi, face aux difficultés croissantes de la population et de son désir de retour à l’ordre, la tentation « bonapartiste » gagne du terrain. Et enfin, l’attention se déplace sur la diffusion dans le reste du monde arabe, par un « effet de domino » de l’appel révolutionnaire, « reçu, chaque fois, dans un contexte local particulier qui peut présenter de très grands contrastes avec la ‘terre-matrice’ de la révolution » (p. 109).
Dans la deuxième partie de l’ouvrage (chapitres 4-7), l’analyse se focalise sur
les formes du pouvoir et de la violence au Moyen-Orient. Ici aussi émerge la différence entre la Tunisie et l’Égypte d’une part et des pays comme la Libye, le Yémen et la Syrie de l’autre part. Dans les premiers, l’État se recompose selon les modèles prérévolutionnaires ; dans les seconds, il se réorganise « sous la forme d’une force paramilitaire à une échelle gigantesque, quitte à mettre tout le pays dans sa totalité à feu et à sang » (p. 174), devenant ainsi « le principal acteur de la déstabilisation, voire de la destruction du territoire qui lui est confié par le système westphalien » (p. 175).
Le système westphalien et son écroulement sont le sujet du cinquième chapitre, dans lequel Bozarslan examine l’état actuel de la violence au Moyen-Orient dans ses racines historiques. Dans les années 1980 « apparemment les États ‘tenaient’ encore ; après avoir martyrisé, puis vidé leur opposition de gauche de toute opposition politique, ils parvenaient à gérer leurs contestations islamistes en les canalisant vers l’Afghanistan ou en les domestiquant. [...] Il s’agissait cependant d’une stabilité de façade » (p. 193), destinée à être mise en question aussi bien au niveau supra-territorial par des acteurs « transhumants » (comme les djihadistes) qu’au niveau micro-territorial. Puis l’enquête se déplace des institutions aux sociétés, entraînées dans le gouffre de la désintégration par l’effondrement des États. Le phénomène n’est certainement pas général. Là où l’État a résisté, comme en Égypte et en Tunisie, les sociétés résistent aussi, même si elles sont marquées « par les conséquences violentes de leur
kulturkampf » (p. 219). En revanche, là où l’État est envahi par la violence, les sociétés s’enfoncent dans un conflit confessionnel sanglant (Irak et Syrie) ou se désintègrent sous l’effet de la constitution d’entités de type qaediste ou la fragmentation produite par les milices (Libye, Yémen et la région du Sahel).
Le huitième et dernier chapitre est
une stimulante réflexion sur le corps, la violence et la cruauté au Moyen-Orient de ces années 2010. Le corps est tout d’abord le corps masculin mais impuissant de Mohamed Bouazizi, le marchand ambulant qui en s’auto-immolant a déclenché la révolution tunisienne ; ou celui « poilu » et « militarisé » des jihadistes et des miliciens, « mis en scène sous l’influence de la ‘culture pop’, des ‘wargames’ et des film d’action américains » (p. 237). Mais cela peut être aussi un corps féminin, qui « censé ne pas disposer des attributs de courage du corps masculin, s’impose pourtant par sa visibilité et défie, au vu et au su de tous, les repères patriarcaux, pour ne pas dire machistes » (p. 237). La violence est la violence « antique », et cependant elle s’est
« transformée en de nouvelles formes par le fait même qu’elle est exercée désormais dans des sociétés partiellement détruites, ou contre elles ». La cruauté qui en dérive, et qui comme seule réponse produit une « cruauté inverse », engendre un système inhumain de don et de contre-don où se « toute obligation éthique, et partant tout ethos » sont perdus (p. 250). C’est la réalité tragique du Moyen-Orient actuel et de sa chute dans ce que, avec Norbert Elias, Bozarslan définit
« dé-civilisation ».
Il serait illusoire de penser qu’au fond ce processus ne nous touche pas : « penser le Moyen-Orient des années 2000 – glose en fait l’auteur de cette grande et inquiétante fresque – revient à penser
notre monde à partir de ses ‘ailleurs’, qu’on a nulle raison de reléguer à ‘ailleurs’ ».