Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:12
« Nous sommes différentes fleurs d’une unique plante ». Basheer Rawther, avocat de Changanacherry, choisit cette image pour décrire le rapport entre hindous, musulmans et chrétiens vivant au Kerala. Peu importe que Rawther appartienne à la communauté musulmane. En effet, demandez à n’importe qui en rue et vous obtiendrez plus ou moins la même réponse. Cette région au sud-ouest de l’Inde semble être un monde différent par rapport à l’image que le pays a donné au cours des derniers mois. Ici, tout bien considéré, les attentats terroristes de Bombay, qui se trouve à un peu plus de mille kilomètres, et les pogroms contre les chrétiens de l’Orissa sont vus comme des faits dramatiques mais lointains. Aujourd’hui, le pays de Gandhi semble avoir peu de raisons d’espérer dans un futur de cohabitation et de paix. Et pourtant, son existence même, depuis le 15 août 1947 à minuit, est là pour prouver au monde qu’une coexistence entre différents groupes ethniques, religieux et linguistiques est possible. On peut le dire sans faire abstraction des mille contradictions qui contribuent à modeler l’identité d’un pays qui ne se réduit pas à des schémas simplistes. La violence et la haine ont toujours marqué douloureusement cet État et les tensions d’aujourd’hui s’enracinent dans un passé récent assez mouvementé. Le Kerala, dans ce contexte, est une exception dont on ne peut pas ne pas tenir compte.
Une fois arrivé au Kerala, on comprend rapidement que les choses fonctionnent différemment par rapport aux grands centres du pays que le monde entier observe à cause de ses records économiques. Aucun faste de Bollywood qui scintille dans les hôtels de Bombay, pas d’effervescence de la Silicon Valley qui se respire à Bangalore. La vie s’écoule doucement, comme les petits canoës qui traversent les cours d’eau intérieurs, les backwaters qui longent le littoral et pénètrent dans l’arrière-pays. Ici, les embarcations traversent des lacs peu profonds bordés de palmiers et parsemés de filets de pêche chinois. Elles parcourent d’étroits canaux ombragés où sont embarqués des fibres de coco, du coprah (fibres de coco déshydratées) et des noix de cajou. Sur leur trajet, elles traversent de petits villages avec des mosquées, temples et écoles et de minuscules agglomérations de maisons où les gens vivent sur d’étroites bandes de terre assainie, larges de quelques mètres. Déjà avant l’aube, au bord des rues mal asphaltées qui traversent des bois luxuriants, les personnes marchent d’un pas rapide pour se rendre dans les petits villes. Ils rejoignent leur lieu de travail ou s’occupent de leurs affaires. Les femmes sont vêtues presque exclusivement d’un
sari ou du
salwar kameez (tunique et pantalon), et il est rare de voir des vêtements féminins occidentaux. Pour les hommes, c’est différent, même si le
lungi, morceau d’étoffe colorée enroulé autour de la taille, est la tenue la plus commune pour les moments informels. Le long des rues au Kerala, il n’est pas rare de voir de grands éléphants utilisés comme bêtes de labour : ils transportent des troncs d’arbre ou sont utilisés comme « monte-charges » dans les menuiseries. Mais il peut arriver qu’ils deviennent dangereux, comme lorsqu’en février dernier, l’un d’eux, enragé, a semé la panique pendant trois heures dans le centre de Kochi avant d’être calmé par des vétérinaires et des policiers. Peu de jours auparavant, un autre éléphant qui avait échappé au contrôle de son propriétaire avait renversé une femme, la tuant et blessant 19 autres personnes au festival du temple de Ernakulam, toujours à Kochi. Épisodes qu’on pourrait croire appartenir à une époque révolue.
Les 35 millions d’habitants du Kerala vivent avec un revenu moyen de 550 euro par personne par an. Les deux piliers de l’économie locale sont la pêche et l’agriculture, si bien que les centaines de diplômés de haut niveau des universités locales sont obligés de chercher un travail dans le reste de l’Inde ou bien sur l’autre côte de la mer Arabique. Presque un million et demi d’habitants (environ 4 %) vit à l’étranger, particulièrement dans les pays du golfe Persique. Ce n’est pas un mystère que l’économie locale est soutenue par l’argent envoyé par les immigrés et maintenant que le développement de villes comme Dubaï est paralysé par la crise économique, il est prévisible que le flux d’argent venant de l’étranger diminuera.
Mais le Kerala détient d’autres records. En effet, en 1957, il devint la première région du sous-continent où un parti marxiste fut vainqueur aux élections démocratiques. Ensuite, il s’agit du premier État indien en ce qui concerne l’alphabétisation : 91 % contre 65 % pour le reste du pays ; c’est la première région indienne pour la longévité (10 ans de plus par rapport aux 69 ans de la moyenne nationale) et il souffre de disparités socio-économiques, hommes-femmes ou intercastes mineures. Et enfin, le Kerala est l’État indien avec le taux de pluralisme religieux le plus élevé. En effet, nous sommes face à un exemple persistant de cohabitation réelle en dépit de la mosaïque de communautés qui le composent : la majorité de la population est hindoue, mais 25 % est musulmane et 20 % chrétienne. Une énormité si l’on pense que la moyenne de la population chrétienne en Inde se situe autour de 2.3 %.
Le Kerala rappelle les splendeurs du Liban des années soixante si on fait abstraction du développement économique encore arriéré par rapport au reste du pays. En effet, la cohabitation entre les différents groupes religieux remonte à des temps immémoriaux. Saint François-Xavier, le missionnaire jésuite espagnol qui arriva sur ces rives indiennes dans le sillage de Vasco da Gama, constata avec surprise l’existence d’une importante présence chrétienne de rite syriaque. En effet, la tradition fixe l’arrivée du Christianisme en Inde à l’année 52 après J.C., lorsque l’apôtre Thomas arriva au Kerala grâce aux contacts avec les colonies de marchands juifs déjà présents sur les côtes de la mer d’Arabie. La tombe de l’apôtre est conservée à Chennay (Madras), et les chrétiens de cette zone sont appelés Thomaschristians, les chrétiens de saint Thomas. Bien qu’il n’y ait pas de certitude concernant l’arrivée de l’apôtre sur ces côtes lointaines du Kerala du point de vue historique, les églises locales – en particulier celles de rite syriaque – sont fières de ce lien direct avec la tradition apostolique. Par contre, l’arrivée pacifique de l’Islam, remonte elle au VIIe siècle et les marchands arabes d’épices firent les intermédiaires. Deux mille ans de cohabitation réelle entre les trois grandes religions nous ont transmis une profonde estime entre les différentes communautés.
Pour Seeman et Deepa, deux jeunes chrétiens syro-orthodoxes, c’est le jour le plus beau : ils se marient dans leur paroisse. Dans le chœur, en plus des prêtres orthodoxes, il y a aussi un catholique, ami de la famille de la mariée. Les saris sont ceux des couleurs voyantes de la fête, la petite chorale entonne des tortueuses mélodies syriaques chantées en malayalam et l’encens remplit l’église de parfum fumeux. L’église est comble, mais bien qu’il y ait encore des places, un groupe dense d’une cinquantaine de personnes s’amasse à l’entrée sans pénétrer dans l’église. Ce sont les invités non chrétiens : hindous et musulmans. Ils attendent la fin de la cérémonie, puis le rafraîchissement nuptial leur sera offert à eux aussi, comme aux autres amis.
Côte à Côte, à l’école et aux Fêtes
À Fort Cochin, on peut respirer toute la complexité de la culture et de l’histoire du Kerala. Les vestiges de l’époque coloniale, les églises baroques et les maisons de style portugais aux portes et fenêtres de couleur bleu turquoise, se mélangent aux petits magasins de produits typiques, aux ateliers des artisans et aux humbles maisons précaires. À Fort Cochin, on peut aussi visiter une vieille synagogue qui témoigne de la présence d’une petite communauté juive. Un peu partout aux murs de briques sont placardées les affiches de propagande du parti communiste local. Dans la rue principale de la vieille ville, un de ses sièges est décoré avec un murale de Che Guevara. En plus du guérillero argentin, l’étrange panthéon de ce parti marxiste accueille également Saddam Hussein et Mère Teresa de Calcutta. Il n’est pas impossible de voir ces trois visages sur les affiches durant les manifestations publiques. Le rapport avec Saddam Hussein et Mère Teresa est vite dit : ici en Inde, avec Che Guevara ils deviennent le symbole de la lutte contre la pauvreté et le pouvoir colonial des Occidentaux.
S’il est vrai que la communauté musulmane est concentrée surtout au nord du Kerala et la communauté chrétienne au sud, il faut noter qu’il n’existe pas de ghetto à l’intérieur des villes et des villages : chrétiens et musulmans sont souvent voisins. Depuis la terrasse d’un des nombreux magasins de Fort Cochin, l’antique colonie portugaise autour de laquelle s’est développée la Cochin actuelle, on peut voir une mosquée, une église et un temple hindou pratiquement dans le même pâté de maisons. Les enfants des différentes religions commencent à vivre côte à côte assis sur les bancs de l’école. De compagnons d’école, ils deviendront souvent collègues de travail. À Changanacerry, par exemple, tout le monde sait combien est importante pour l’histoire récente de la ville, l’amitié, née justement à l’époque de l’école, entre S.E. Mons. Joseph Powathil, Archevêque émérite du diocèse local et ex-Président de la Conférence épiscopale indienne, et Narayana Panikker, secrétaire général de la Nair Service Society, une association de bienfaisance hindouiste qui compte 5600 sections au Kerala avec un total de 6,5 millions d’adhérents. Une amitié cordiale qui a favorisé et approfondi une bonne cohabitation entre la communauté chrétienne et hindoue. On peut dire de même lors d’une des périodes de tension de l’histoire indienne, de 1967 à 1970, quand on enregistra 1365 incidents entre hindous et musulmans et que seuls 142 d’entre eux eurent lieu dans le sud du pays.
Mais ce sont surtout les fêtes religieuses, très nombreuses, qui donnent le sens physique de la cohabitation. Aux fêtes des Saints Patrons, la communauté chrétienne organise de grandes processions dans les villages, sur les routes se dressent des centaines d’échoppes qui vendent toutes sortes de bonnes choses et les rues s’illuminent de mille lumières colorées. La ville ou le village s’arrête et tous, même les hindous et musulmans, participent à la fête. Personne ne veut rater le traditionnel feu d’artifice et enfants, adultes et personnes âgées se retrouvent côte à côte, le nez en l’air à regarder le ciel s’illuminer. Habituellement, derrière la statue du Saint portée sur les épaules des fidèles, suit un groupe de percussionnistes qui exécute de la musique traditionnelle. Neuf fois sur dix, les musiciens sont hindous. Et c’est la même chose pour les fêtes religieuses hindoues. Il n’est pas rare aussi de voir que les familles musulmanes invitent leurs voisins d’autres religions aux festivités de la fin du mois du Ramadan. Les relations entre les différentes religions, dans certains cas, frôlent le syncrétisme : il arrive que les hindous vénèrent des saints chrétiens considérés comme des incarnations de leur unique divinité.
Les conversions entre les différents groupes sont rares, mais elles existent. Au Kerala, personne, exceptés les très aguerris pentecostaux, ne fait de prosélytisme. Il arrive aussi que certains hindous se convertissent au Christianisme sans que leur familles ne fassent trop de problèmes. Dans une petite paroisse de Kottayam, par exemple, une des paroissiennes s’est convertie de l’Hindouisme. C’est une illustratrice de livres pour enfants, et, le dimanche, elle restait après la messe pour attendre sa fille de douze ans qui fréquente le catéchisme. Dans la même paroisse, une femme musulmane a épousé un chrétien et a demandé le baptême. Cela est raconté le plus tranquillement possible, sans aucune crainte. Chose impensable dans de nombreux pays musulmans. Le fait que cette femme n’ait rencontré aucun problème, ou qu’elle soit encore vivante, en dit long sur le climat qui se respire à Kottayam. S.E. Mons. Abraham Mar Julios, Évêque de Muvattupuzha, raconte que récemment dans son diocèse trente familles hindoues, immigrées du Tamil Nadu, se sont converties au Christianisme. Ce sont des familles très pauvres, venues au Kerala parce que les chefs de famille avaient trouvé du travail dans une carrière de graviers. Qu’est ce qui les a convaincus à abandonner leur religion ? « Les personnes avec lesquelles j’ai parlé – dit Mons. Mar Julios – m’ont dit avoir été fascinées par les communautés paroissiales de leur village. Elles sont touchées par le fait que la communauté chrétienne est une « communauté priante car les chrétiens prient ensemble et se conçoivent comme une communauté. La prière des hindous est toujours individuelle et il est assez rare que le gardien du temple connaisse bien les personnes qui fréquentent le lieu de culte. Habituellement, le curé connaît le nom de tous ses paroissiens ». Le père Lorenzo Buda, lui, est un moine de la
Piccola famiglia della Resurrezione de Cesena. Il a une interminable barbe blanche qui descend le long de la bure orange qui recouvre son corps très maigre. Il vit dans un monastère immergé dans la jungle sur les monts Ghat du Sud, à la frontière avec le Tamil Nadu. Le village s’appelle Idukki et est distant de plus de 60 kilomètres de Kottayam. Ici, les gens sont très simples et très pauvres. En dix ans de présence à Idukki, cinquante personnes ont demandé le baptême. « C’est difficile de dire pourquoi ils demandent à devenir chrétiens – explique le père Buda – mais quelqu’un m’a dit que jamais auparavant, il ne s’était senti aimé de cette manière ».
Hiérarchie Durable
« Cela ne fait aucun doute – expliquait en 1966 l’anthropologue français Louis Dumont dans son monumental
Homo Hierarchicus – que souvent les Intouchables, en se convertissant [au Christianisme] aient répondu à l’appel d’une religion égalitaire prêchée par les puissants, mais il ne résulte pas que leur situation sociale ce soit de ce fait améliorée, tant dans le milieu hindou, que même dans le milieu chrétien ». Si d’une part, il est vrai que le fardeau du système des castes pèse encore sur la société du Kerala, comme c’est le cas dans toute l’Inde, la promotion de l’instruction de la part de l’Église a certainement permis d’atténuer la hiérarchisation rigide de la société et a donné la possibilité à de nombreux enfants des castes les plus basses et aux intouchables d’améliorer leur condition sociale. De l’autre côté, il est vrai aussi que, comme l’affirme Dumont, même les chrétiens du Kerala conçoivent encore parfois la société en castes. Au fond, la caste est imprimée sur le destin des indiens par leur nom de famille. Et son nom, chacun le porte jusque dans la tombe. Et cela, dans tous les cas, est aussi valable pour les chrétiens.
Bien que le Kerala doive être considéré, à raison, comme un exemple de cohabitation interreligieuse, ces dernières années, les affrontements n’ont pas manqué entre les différentes communautés, en particulier entre hindous et musulmans. À l’égard des chrétiens, les épisodes de violence ont visé jusqu’à présent des cibles matérielles et rarement des personnes. En effet, il peut arriver qu’un lancer de cailloux prenne pour cible une église ou qu’une chapelle votive soit détruite, mais au Kerala personne ne s’est encore aventuré à tuer pour des raisons religieuses. En 2004, dans un village proche de la ville de Kozhikode (Calicut), 35 personnes, armées de barres de fer et hurlant des slogans hindouistes, ont attaqué quatre sœurs et trois frères de l’ordre de Mère Teresa. Certains des assaillants intimèrent aux sœurs de quitter le village et de cesser de convertir des fidèles hindous au Christianisme. Cependant, il s’agit d’un cas isolé. Mais, il est vrai que durant la dernière décennie, le
Bharatiya Janata Party (BJP), le Parti Nationaliste Hindou au pouvoir en Inde jusqu’en 2004 mais minoritaire au Kerala, a fait entendre de façon toujours plus forte ses revendications en faveur d’une « Inde des hindous ». Parallèlement ont augmenté les épisodes de violence attribuables au
Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), considéré comme le bras armé du BJP. Dans les madrasas islamiques, on a commencé à prêcher le jihad contre les oppresseurs hindous. À diverses reprises, des militants islamistes ont été arrêtés tandis qu’ils combattaient au Cachemire, et il est arrivé aussi que les mêmes organisations islamiques considérées fondamentalistes aient condamné ouvertement l’utilisation des madrasas comme cache d’armes et d’explosifs. De plus, on sait que des financements arrivent directement d’Iran, du Pakistan et d’autres pays du Moyen-Orient. Ces dernières années, le
National Development Front (NDP) a rencontré toujours plus de succès. Il s’agit d’un mouvement islamiste qui se concentre sur la défense des droits socio-économiques des musulmans, des dalit et des autres backward classes. Récemment, le NDP a annoncé qu’il s’engagera à fond dans la
Dawa, la prédication missionnaire à l’égard des autres communautés, et il a accusé les autres associations musulmanes de négliger ce type d’activités. Dans la région, la
Jamaat-Islami est elle aussi en expansion. Cette organisation cherche à répandre « la vraie conscience » dans la société musulmane et à la purifier de tous les rituels non islamiques et des superstitions. Actuellement, au Kerala, ce mouvement prend des tons plus modérés que dans le reste de l’Inde et il s’est dit disponible au dialogue avec les autres religions. Une autre organisation émergente est le
Students Islamic Movement of India (SIMI) qui invoque la « libération de l’Inde » par sa transformation en un État islamique.
Toujours est-il que la majorité des
mappilla, comme sont généralement appelés les musulmans du Kerala, n’ont pas, jusqu’à présent, cédé aux sirènes du fondamentalisme. « Les musulmans du Kerala – explique le père James Narithookil, islamologue – se distinguent des musulmans du reste de l’Inde avant tout par leur langue qui est le mappilla malayalam, un mélange entre le dialecte du nord du Kerala et l’arabe, tandis que dans le reste de l’Inde on parle l’ourdou. En effet, l’arabe était la langue du commerce sur les côtes du Kerala bien avant la diffusion de l’Islam. Par rapport aux musulmans du reste de l’Inde, ceux du Kerala sont plus instruits et plus sociables. Chez eux, on trouve certainement une tendance majeure à l’harmonie et à la cohabitation interreligieuse et ils sont davantage disponibles à coopérer avec les hindous et les chrétiens pour le progrès social et moral ». Selon Roland E. Miller, auteur de
Mappilla Muslims of Kerala, les raisons de la particularité de l’Islam de cette région sont à rechercher dans sa séparation linguistique, culturelle et géographique du reste de l’Inde. C’est un fait que les
mappilla n’ont pas participé à la civilisation impériale islamique de l’Inde du Centre-Nord. Au moins jusqu’à la rébellion historique des
mappilla contre les colons anglais de 1921 qui se termina dans un bain de sang islamique, les relations avec les musulmans du nord du pays étaient assez tièdes et se limitaient à des contacts sporadiques en concomitance habituellement avec le pèlerinage de la Mecque. À l’occasion de la rébellion armée, explique Miller, « l’importance symbolique des
mappilla dans la survie et l’expansion de la Ligue Musulmane donna à la communauté du Kerala une visibilité auprès des musulmans du Nord qu’elle n’avait pas auparavant ». Suite à cela, la naissance du Pakistan en 1947 montra combien pour les
mappilla le sens d’“altérité” de leur communauté par rapport à la majorité hindoue ne coïncidait pas avec le sens de “non- indianité”. La solidarité avec leurs coreligionnaires, même dans le cas de la naissance successive du Bangladesh, s’opposait chez les musulmans du Kerala au sens d’appartenance à la nation indienne. Ce grand embarras ne fit qu’augmenter la conscience d’être une minorité simultanément au Kerala et en Inde. Le fait de savoir qu’ils forment une minorité, relève Miller, est en fait une des caractéristiques décisives pour décrire l’autoconscience des
mappilla.
Le Berceau du Fondamentalisme
Mais quel est vraiment le secret du Kerala ? Qu’est-ce qui permet à ce mouchoir de terre de rester, malgré les exceptions et les contradictions, un oasis de cohabitation ? Si on demande aux leaders chrétiens, hindous et musulmans pourquoi le Kerala n’est pas encore l’Orissa, la réponse est toujours la même : « l’éducation ». L’ignorance est le berceau du fondamentalisme et de la violence. Comme on l’a dit, dans cette région, le taux d’alphabétisation est le plus élevé de l’Inde et est semblable aux standards européens. Les explications de ce record sont nombreuses, mais il ne fait pas de doute que la présence millénaire d’une importante communauté chrétienne locale ait promu, à travers un engagement visible, la diffusion non seulement d’institutions éducatives mais aussi d’une mentalité qui autrement serait impossible dans le reste de l’Inde hindoue et musulmane. Bien avant l’arrivée des portugais, ce furent les prêtres chrétiens qui commencèrent à enseigner aux fidèles à lire et écrire le syriaque pour pouvoir suivre la liturgie, vu que les uniques écoles existant à ce moment étaient principalement des centres de formation pour la caste la plus élevée, celle des brahmanes. Aujourd’hui, la présence des chrétiens dans la région est sans aucun doute massive. En ce qui concerne uniquement les catholiques, qui sont environ 4,8 millions, on compte 29 diocèses, plus de 4200 paroisses, 8000 prêtres et 31 mille sœurs. Dans un pays à majorité catholique comme l’Italie, le rapport entre prêtres et la population entière est de 1 sur 1800. Ici, où les catholiques représentent 20%, le rapport est de 1 sur 4300 mais, si l’on considère seulement les fidèles catholiques, le rapport s’élève à 1 sur 600. En effet, un autre record du Kerala est le foisonnement de vocations religieuses. De fait, presque tous les diocèses ont un séminaire mineur et le Kerala est une des seules régions capable « d’exporter » des prêtres et des sœurs. Les raisons de ce phénomène sont différentes et ne sont pas toutes faciles à repérer. Selon Mons. Joseph Perumthottam, Archevêque de Chaganacherry, le motif principal est à rechercher dans l’éducation que ces jeunes reçoivent de leurs parents : « Il y a encore de nombreuses familles qui vivent un attachement profond à la religion et chez elles, l’estime pour la vocation à la prêtrise est encore forte. Ainsi, ils n’empêchent pas a priori à leurs enfants d’embrasser cette voie. Mais il faut dire que, même chez nous, les nombres diminuent progressivement ». Une telle grande richesse de « force de travail » permet à l’Église catholique de gérer plus de 5800 institutions éducatives : 1800 écoles maternelles, 1300 écoles primaires, 650 écoles secondaires, 600 écoles supérieures et différentes universités. Si l’on pense que le gouvernement local subventionne environ 12 mille centres scolaires et que toutes les écoles catholiques ne sont pas subsidiées, il apparaît avec évidence que l’Église au Kerala prend en charge 50-60 % de l’instruction de la région. Il s’agit d’écoles ouvertes à tous, dans lesquelles musulmans, hindous et chrétiens – en plus de recevoir une instruction élémentaire – apprennent à se connaître, à s’estimer et même à devenir amis. Bien que cela puisse sembler très étrange pour la mentalité européenne, les écoles chrétiennes, en grande majorité catholiques, ne sont pas perçues par les hindous comme une menace ou un instrument de prosélytisme. Il y a quelques années, Soli Sorabjee, procureur général d’Inde jusqu’en 1990, participa à une rencontre des anciens élèves du
St. Xavier's College de Bombay, l’université qu’il avait fréquentée étant jeune, en présence d’autres dignitaires, ministres et ex-ministres du gouvernement de Delhi. Dans son discours officiel, il observa en tant qu’hindou : « Les professeurs de cette Université ne m’ont pas converti, mais ils m’ont transformé ». Mais s’il est vrai que l’éducation ne se limite pas au domaine de l’instruction, parce que c’est un processus culturel à 360 degrés, l’influence de l’Église catholique sur la mentalité de la population locale passe aussi par un engagement social très intense. Et ici aussi les numéros parlent d’eux-mêmes : 300 orphelinats, 400 maisons de repos, 440 hôpitaux et 91 publications. Si le rôle joué par l’Église est certainement central dans la société, principalement dans le domaine de l’éducation, un effort positif dans ce sens existe aussi du côté des musulmans et des hindous. La
Samastha Kerala Jameyyat ul-Ulama est une importante école de pensée de l’Islam traditionnel qui s’oppose au soi-disant Islam moderniste. Cette organisation, répandue au Kerala avant l’indépendance indienne, a conçu un modèle de « madrasa part-time » c’est-à-dire qu’elle offre un type d’éducation religieuse qui permette aux étudiants de suivre aussi régulièrement les écoles laïques. En plus de l’alphabétisation, cela a favorisé également une intégration majeure de la société du Kerala et un rapport plus serein de la part des musulmans locaux avec la modernité.
Dans ce cadre très composite, le parti communiste, qui détient la majorité au gouvernement local, joue un rôle décisif pour le futur du Kerala. Au cours des décennies, il est vrai, le Parti communiste a partagé le pouvoir avec le Congrès, mais il est toujours resté le premier parti recueillant le consentement de tous les groupes religieux de la région. Aux dernières élections locales, il y a deux ans, les communistes sont retournés au pouvoir et ont commencé un dur bras de fer avec l’Église catholique. L’objet de la dispute est justement la liberté d’éducation. En effet, en 2007, le gouvernement a proposé une réforme du système éducatif, qui selon l’Église catholique poursuit l’objectif de créer un contrôle politique des écoles subventionnées, retirant le droit à qui les dirige de choisir leurs collaborateurs et d’admettre les étudiants. Même du point de vue culturel, la politique dans les écoles publiques va dans la direction d’un discrédit des expériences religieuses, si bien que non seulement des associations musulmanes, hindoues et chrétiennes, mais aussi les organisations laïques, protestèrent contre l’introduction de livres scolaires qui promeuvent l’athéisme. Les Évêques du Kerala ne perdent pas l’occasion pour exprimer leur préoccupation. Pour S.E. Powathil, il s’agit d’une stratégie électorale pour attirer l’attention en vue des récentes élections nationales, au point que plusieurs propositions provocatrices ont été avancées par les commissions gouvernementales des dernières années : sanctions pour le troisième enfant, introduction de l’euthanasie et ainsi de suite. Pour le chef de l’Église syro-malankare, le
Catholicos Mar Baselios Cleemis, c’est justement l’avancée du sécularisme et de l’athéisme, et leurs retombées sur le plan social, qui constituent un des défis majeurs pour l’Église, mais aussi pour le Kerala. L’enjeu est important : s’il est vrai que l’Église joue un rôle de premier plan dans la préservation du caractère pacifique de la cohabitation au Kerala, en attaquant son rôle éducatif, on ne fait rien d’autre qu’affaiblir le système immunitaire de la région envers les fondamentalismes opposés. Ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui ne semblent pas s’en rendre compte probablement parce qu’ils ne comprennent pas combien l’exemple du Kerala est significatif pour le futur de toute l’Inde.