Extraits de l'entrevue d'Oasis au Grand Mufti di Bosnia, Mustafa Cerić, pubbliée le 30 août 2009 sur le quotidien italien Il Sole 24Ore et disponibile en version intégrale dans le numéro 9 de la revue Oasis.

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:43:56

Entrevue aux soins de Maria Laura Conte et Michele Brignone En quoi consiste donc le modèle islamique bosniaque ? Je dirais qu’il a trois caractéristiques de base : en premier lieu, le fait de se situer dans une société multiculturelle dans laquelle l’Islam coexiste avec d’autres religions de façon cohérente. La deuxième caractéristique est une approche originale de l’interprétation du Coran et de la Sunna du Prophète Muhammad basée sur l’expérience des ‘ulamâ’ bosniaques. La troisième caractéristique est que les musulmans vivent en Bosnie dans une société ouverte et un tel comportement est ratifié par l’interprétation institutionnalisée de la doctrine islamique. Le devoir de guider la vie des croyants ne revient pas au jugement individuel mais à toute la communauté et aux institutions que la représentent… À votre avis, quel enseignement l’Islam européen et l’Europe peuvent-ils tirer du modèle bosniaque ? Je crois que nous devrions d’abord nous demander ce que veut l’Europe. L’Europe fait face à un nouveau phénomène : celui de l’Islam à l’intérieur de ses frontières. Beaucoup font référence aux racines chrétiennes de l’identité européenne, mais je pense que nous devrions regarder avant tout un fait : l’Europe a toujours été ouverte aux influences des différentes cultures et le Christianisme est seulement un des aspects de ce développement. L’Islam est un défi pour l’Europe comme le Christianisme le fut par le passé. En ce qui concerne les musulmans, leur défi consiste dans le fait qu’ils sont arrivés en Europe comme immigrés à la recherche d’une opportunité économique plutôt qu’avec l’intention de prêcher ou de diffuser l’Islam. Mais avec le temps, ils sont devenus davantage conscients de leur identité islamique. L’Europe doit se mesurer avec ce phénomène et ne sait pas quoi faire. En premier lieu parce que les musulmans n’ont pas d’institution qui les représente, mais surtout parce que l’Europe, ou mieux, la tradition illuministe européenne, oblige les personnes à vivre comme si Dieu n’existait pas. Dans votre Declaration of European Muslims vous avez affirmé que « l’Europe est le lieu où les musulmans peuvent redécouvrir la force et la beauté de l’universalisme de l’Islam ». Qu’entendez-vous exactement avec cette phrase ? Celui qui vit dans un état national du Moyen-Orient ne peut avoir qu’un seul regard sur l’Islam. Mais celui qui arrive en Occident et voit des pakistanais, des turcs, des arabes, etc., fréquenter la même mosquée devient toujours plus conscient du fait que c’est l’Islam, et non pas la nationalité, qui unit les musulmans. Voulez-vous aussi dire que les musulmans ont l’opportunité en Europe de redécouvrir les principes de l’Islam ? Si… et de créer un nouveau modèle de type européen. Vous venez de citer la première tradition illuministe : selon de nombreux intellectuels contemporains, musulmans aussi, pour s’intégrer dans la société européenne, l’Islam aurait besoin d’être réformé selon les principes de l’Illuminisme. Quelle est votre opinion à ce propos? L’Islam est déjà la plus grande réforme de la pensée religieuse dans l’histoire de l’humanité. Certainement, les musulmans traversent actuellement des temps difficiles, spécialement en ce qui concerne leur place dans l’histoire. Ceux qui vivent en Occident peuvent facilement se demander quand les musulmans seront « illuminés ». Mais l’histoire démontre que l’Islam a contribué de manière déterminante à la naissance de l’Humanisme et à la Renaissance européenne. Il suffit de penser aux œuvres des philosophes musulmans du XIIe siècle, par exemple à Averroès et à son rationalisme... Mais en quoi se reflète aujourd’hui cette contribution historique dont vous parlez ? Malgré les difficultés actuelles, je pense que les musulmans frappent aujourd’hui à la porte de l’Occident en lui rappelant quelques principes moraux qu’il a oubliés, exactement comme, par le passé, ils ont frappé à la porte de l’Europe en lui rappelant le rationalisme qu’elle avait abandonné. L’Occident doit passer par une révolution spirituelle. L’actuel krach économique n’est pas une question de crise financière : c’est une crise morale. Je crois que l’Occident est coupable de sept grands péchés : le bien-être sans le travail, l’éducation sans la morale, les affaires sans l’éthique, le plaisir sans la conscience, la politique sans les principes, la science sans la responsabilité, la société sans la famille et j’en ajouterais un autre : une foi sans sacrifices. Maintenant quelle est la solution ? Substituer les « sans » avec autant d’« avec ». Je crois que c’est pas possible d’isoler une civilisation ou une foi et ensuite de l’illuminer. Mais plus spécifiquement, pensez-vous que les musulmans puissent accepter l’idée selon laquelle la foi est une affaire privée ? J’ai subi cette idée pendant des décennies. Ma première réponse est que même celui qui ne croit pas en Dieu croit quand même à quelque chose. Pourquoi alors certaines croyances auraient-elles le droit de s’exprimer publiquement et d’autres pas ? Entre autres, quelqu’un peut-il se porter la mosquée ou l’église chez lui ? Peut-on effacer des églises et des mosquées de l’espace public ? c’est un des paradoxes de la sécularisation : contraindre celui qui croit en Dieu à vivre avec une double personnalité, une bonne lorsqu’il est chez lui et une autre à exhiber à l’extérieur. Je ne peux que me sentir mis au défi : mes discours et mes sermons doivent être acceptables tant à la mosquée que sur la place publique. Je serai franc : la politique est trop importante pour être confiée uniquement aux politiques ; la théologie est trop précieuse pour être confiée uniquement aux théologiens ; la question de la guerre et de la paix est trop dangereuse pour être confiée seulement aux généraux. Voulez-vous dire que nous devrions repenser le paradigme illuministe qui a gouverné la vie publique européenne des deux derniers siècles ? La question est : l’Illuminisme a-t-il aidé les religions ? Certainement qu’il l’a fait : les religions ont bénéficié au maximum des critiques de l’Illuminisme à leur égard. Ces critiques leur ont permis de se purifier de ces éléments qui n’avaient pas grand chose à voir avec la Révélation. Mais nous devrions cesser de considérer l’Illuminisme comme une bible. Nous devrions plutôt « illuminer l’Illuminisme », en lui restituant la moralité dont il est maintenant dépourvu. Dans ce sens, nous vivons l’époque la plus intéressante de l’histoire de l’humanité parce que nous avons fait l’expérience tant de la pensée religieuse que non religieuse et nous devons maintenant décider si nous voulons rétablir l’alliance avec Dieu ou si nous préférons nous confier aux idées usées des philosophes du XVIIIe et du XIXe siècle, qui ne sont pas capables de nous fournir les réponses aux questions de l’époque actuelle. * La version intégrale de l'entrevue se trouve dans le numéro 9 de la revue Oasis. Vous pouvez acquérir une copie ou vous abonner.