Pourquoi la vérité de la liberté implique la liberté d’adhérer à la vérité
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:05:25
Le lien entre vérité et liberté est pour l’homme une des questions toujours résurgentes parce qu’elle n’est pas ultimement maîtrisable et déductible en termes purement conceptuels ; le parcours d’Oasis, qui à de nombreuses reprises avait déjà été amené à effleurer l’argument, suggérait que le moment était arrivé d’y consacrer un raisonnement plus ample et précis. Cependant, l’attention caractéristique aux données de la réalité qui constitue la méthode inévitable de notre sujet communautaire, nous a conduits à privilégier dans ce numéro une approche du thème capable de contextualiser dans l’actualité tant la réflexion sur l’orientation intrinsèque de la liberté à la vérité que celle sur la vérité de la liberté. De tels raisonnements trouvent en fait dans les thèmes brûlants de la liberté de conversion, comme expression culminante de la liberté de religion et de conscience, un terrain décisif de vérification.
Deux difficultés opposées
Déjà durant le comité scientifique d’Amman du 21 au 25 juin 2008, nous avons pu observer que du point de vue des sociétés occidentales, la liberté religieuse, la liberté de conscience et la liberté de conversion sont amenées à vivre avec un paradoxe. Elles sont certainement reconnues par les systèmes juridiques et affirmées par la mentalité commune. Cependant, deux faits disent la fragilité de cette reconnaissance. D’une part, on conçoit la conscience en termes que nous pouvons définir de « créatifs » dans un sens équivoque [cfr. Veritatis splendor 54], tandis que la conscience n’a pas le pouvoir d’établir « activement » par elle-même ce qu’est le bien et le mal. D’autre part, ces libertés sont essentiellement pensées comme une simple prérogative de l’individu : « quelque chose » qui se réfère au domaine privé et, donc, ne peut prétendre avoir une importance publique. Le risque est que ces deux déclinaisons de la liberté religieuse (et de conscience) se vident d’un contenu réel dans leur exercice pratique. En fait, de cette façon, on ne reconnaît pas la dimension intrinsèque véritative de l’expérience religieuse, ni on admet que l’expérience religieuse s’exprime comme religion, c’est-à-dire comme un fait communautaire et populaire.
Si nous fixons maintenant notre attention vers l’expérience des pays à majorité musulmane, nous nous trouvons face à une situation complètement différente. Tant la dimension véritative de l’expérience religieuse que l’expérience populaire appartiennent à l’ADN de ces peuples. Ils montrent un grand attachement à leur tradition. Et pourtant, on ne peut nier un grave déficit dans le domaine de la liberté religieuse : pensons aux restrictions de culte dans certains pays, à la citoyenneté pour les non-musulmans dans d’autres, et surtout à la question décisive de la possibilité de changer de religion. Dans certaines de ces situations, il semblerait que, tandis qu’on peut tolérer un certain degré de diversité pour ceux qui naissent dans une autre religion, la demande de liberté religieuse devienne intolérable si c’est un musulman qui demande à se convertir. À ce propos, l’issue qui fréquemment est imposée implicitement à ces personnes est éclairante : si tu veux abandonner l’Islam, tu dois abandonner le pays pour éviter le « scandale » d’un geste public.
Le « cas sérieux » du rapport vérité-liberté
La gravité et l’urgence des questions soulevées dans le bref et forcément incomplet portrait que nous avons esquissé indique combien la réflexion sur la liberté religieuse atteint le cœur de l’homme. Sans aucun doute, l’accès au « fondement » ou mieux le désir d’entrer en rapport avec lui constitue un des stimuli les plus puissants qui animent le cœur de l’homme. Comme l’affirme la célèbre phrase de saint Augustin : « quid enim fortius desiderat anima quam veritatem? », l’homme est fait pour la vérité, il est orienté vers elle, comme les religions ne cessent de nous le rappeler de différentes manières, et la foi musulmane nous le témoigne de façon insistante et positive. En elle, la décisivité du lien entre l’homme et la vérité est tellement ressentie que l’orientaliste allemand Franz Rosenthal a pu décrire l’entière civilisation arabo-islamique à partir de la catégorie de « connaissance ».
À ce propos, je fus touché d’apprendre que dans la langue arabe une seule parole (haqq) signifie en même temps « vrai » et « réel ». Si l’on ajoute que le même terme, dans la Bible hébraïque, désigne le droit (hoqq, « statut, précepte »), on ne peut pas ne pas rester stupéfait face à l’ampleur des réflexions qui s’ouvrent à partir de cette polysémie suggestive. Vraiment, la vie de l’humanité peut être décrite comme un retour incessant aux grandes interrogations liées à la vérité.
Cependant, l’équation entre « vrai » et « réel » que l’étymologie du terme arabe peut suggérer, si interprétée dans un sens rationaliste, trahit un risque possible, celui de déduire la vérité de manière conceptuellement abstraite, en la considérant comme un système complet et formellement cohérent de propositions conceptuelles. L’acte par lequel la conscience intentionne la réalité, c’est-à-dire l’affirmation de la vérité, serait ainsi « le fruit, de caractère représentatif, d’une simple opération conceptuelle ». Et par conséquent, l’action serait « l’exécution de cet idéal connu préalablement. Une variante pratique d’une telle attitude, bien décrite dans le récit évangélique du jeune homme riche, est le légalisme qui « prétend que la liberté se possède avant de se réaliser dans l’acte, retenant que son sens soit déjà donné une fois pour toutes dans la norme ». Cette vision de la vérité serait en dernière analyse une forme de gnose idolâtrique, car elle dissimule la prétention, de la part de l’homme, de posséder la physionomie accomplie de Dieu par son regard limité.
Et pourtant, comme nous l’avons lu dans le dernier numéro d’Oasis, « Louange à Celui qui n’a pas donné à ses créatures d’autres voies pour le connaître que leur incapacité de le connaître ». Ces paroles sont attribuées à Abû Bakr, premier successeur du Prophète de l’Islam, et l’auteur de cet article les rapproche correctement à si comprehendis, non est Deus, célèbre maxime augustinienne. Un rapport de possession à l’égard de la vérité, comme si on pouvait en disposer comme d’une chose parmi d’autres, n’est pas possible, et au fond n’est pas pensable. Tant l’Islam que le Christianisme savent bien pourquoi : la vérité n’est pas un paquet de notions, mais bien une réalité vivante et personnelle, qui remet continuellement en cause la liberté. Sa manifestation ne peut être insérée a priori dans les compartiments étroits d’une raison considérée comme esprit de géométrie. Autrement dit, la Vérité elle-même, transcendante et absolue, demande à l’homme l’acte de sa décision pour se déployer. Réfléchissant précédemment à ce thème, j’ai eu l’occasion de souligner que « la vérité place l’homme dans la nécessité de la libre décision non seulement parce qu’elle lui ouvre l’espace de la réponse, mais parce qu’elle la requiert dans la mesure où l’homme est originellement destiné à la vérité ».
L’importance de la réflexion moderne sur la liberté émerge alors avec évidence, non seulement au sens politique (liberté des peuples et des nations), mais avant tout en relation au rapport intrinsèque avec la vérité. La vérité de la liberté implique la liberté d’adhérer à la vérité. Si cela est vrai pour notre histoire occidentale, il semble qu’on puisse en dire autant pour le monde arabo-islamique.
La dimension communautaire
Benoît XVI, dans son récent discours aux Nations Unies, a eu l’occasion d’affirmer qu’« il est d’autant plus nécessaire de protéger les droits liés à la religion s’ils sont considérés comme opposés à une idéologie séculière dominante ou à des positions religieuses majoritaires, de nature exclusive. La pleine garantie de la liberté religieuse ne peut pas être limitée au libre exercice du culte, mais doit prendre en considération la dimension publique de la religion et donc la possibilité pour les croyants de participer à la construction de l’ordre social ».
Les paroles du Saint Père obligent à tenir présente la dimension communautaire de la liberté religieuse. Objectivement c’est là un point critique : en fait, qu’arrive-t-il à l’identité d’une communauté si un nombre consistant de personnes commence à la remettre en cause ou parce qu’elles proviennent d’une autre religion ou parce qu’elles s’y convertissent ? Ce n’est pas difficile de comprendre pourquoi ce fait est potentiellement source de tensions. L’enseignement des protagonistes de l’orientalisme catholique du XXe siècle montre que l’Église catholique n’a pas pour objectif de mettre en danger les bases de la cohabitation sociale dans les pays à majorité musulmane. Elle ne se reconnaît pas dans un prosélytisme agressif qui diabolise les cultures et les religions non chrétiennes. Le Père Anawati, grande figure de dominicain égyptien, théologien et philosophe, confessait à la fin de sa vie : « Moi, je n’étudie pas la culture musulmane pour la détruire. Pourquoi la détruire ? C’est une belle chose en soi. Il faut la valoriser ». Mais en même temps, le respect envers l’identité communautaire ne peut aller jusqu’à violer la liberté humaine de chacun. Nous devons témoigner de cela fermement à nos interlocuteurs musulmans.
La doctrine catholique à ce propos ne pense certainement pas la liberté religieuse comme possibilité de décision dans un « supermarché des religions » imaginaire. Elle insiste sur la liberté religieuse comme une conséquence du devoir absolu et urgent de chacun d’adhérer à la Vérité, mais avec une conscience objective et adéquate. C’est cette obéissance dont la conscience est médiatrice qui fonde la liberté religieuse, celle-ci ne se limite pas à la possibilité d’exercer le culte, mais comprend aussi le droit de changer de religion. Ici aussi une précision s’avère être nécessaire : ainsi faisant, l’Église n’affirme pas que chaque décision dans ce domaine se vaut. L’erreur en soi n’a pas de droits, mais la personne qui en suivant sa conscience droite tombe dans l’erreur possède des droits. Certainement pas devant Dieu, mais devant les autres, la société et l’État. Seul Dieu est juge des décisions de la personne en une telle matière. Seul lui peut savoir ce qui se trouve dans le cœur de l’homme et pour quelles raisons il a décidé d’abandonner une religion pour une autre.
On pourrait objecter que l’État, bien que de toute évidence il n’est pas capable d’entrer dans le cœur de l’homme, est quand même intéressé à maintenir la cohésion de la communauté. Dans cette observation critique, il y a du vrai, si bien que les pères du Concile Vatican II choisirent d’ajouter à la déclaration sur la liberté religieuse contenue dans Dignitatis Humanae, la clause restrictive « si les justes exigences d’ordre public ne soient pas violées » (n. 4). Cependant, cette précision concédée, on ne peut pas ne pas se demander quel avantage il y a pour la vérité de retenir dans une religion des personnes convaincues de ne plus y croire. Pour une communauté religieuse, est-il vraiment plus délétère d’abandonner explicitement que de professer de façade ? Déjà, un des pères du réformisme islamique moderne, l’égyptien Muhammad ‘Abduh (1849-1905) avait répondu non, invitant à distinguer entre les tous premiers moments de l’Islam – où à son avis la nature embryonnaire du mouvement aurait justifié l’usage de la coercition – et les époques successives, dans lesquelles une telle nécessité aurait disparu.
Le primat du témoignage
En offrant ces interrogations à la réflexion des lecteurs, il me tient à cœur de conclure en rappelant la brève analyse (à laquelle j’ai fait allusion au début) consacrée aux difficultés opposées que l’Occident et le monde à majorité musulmane trouvent dans le fait de structurer correctement les thèmes de la liberté religieuse, de la liberté de conscience et de la liberté de conversion. Cette difficulté en effet montre bien comment l’assentiment dû à la vérité est toujours dramatique parce que la liberté doit toujours décider de façon nouvelle à chaque acte. Comment ? À travers la voie, parfois exigeante, du témoignage, considéré comme attitude en même temps pratique et spéculative à laquelle personne, et encore moins le chrétien, ne peut se dérober. Le témoignage ainsi considéré nous oblige à présenter à nos interlocuteurs musulmans celle que nous croyons être l’interprétation culturelle authentique de la foi chrétienne. Et cela est possible seulement dans l’implication réciproque.
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