Le président lance la réforme des normes sur la succession et sur le mariage. La décision rouvre le débat sur l’interprétation du Coran

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:22

Quand on parle de réforme des sociétés musulmanes, peu de sujets suscitent autant d’intérêt que l’égalité entre hommes et femmes. Le débat a repris en Tunisie, et a gagné aussitôt d’autres pays, depuis que le président Beji Caïd Essebsi a annoncé le 13 août sa décision de mettre fin aux inégalités présentes dans le droit successoral et dans le droit matrimonial : deux domaines historiquement réglés par le droit islamique, et dans lesquels les États ne sont jamais intervenus qu’avec une grande prudence.


S’appuyant sur deux versets du Coran (4,11 et 2,221), la jurisprudence traditionnelle établit en effet que la femme a droit à la moitié de la quote-part héréditaire de l’homme ; elle établit aussi que, alors que l’homme musulman peut épouser une femme appartenant aux « gens du Livre » (chrétiens et juifs), la femme musulmane ne peut épouser un non-musulman. Essebsi a soumis la question de l’héritage à l’examen d’une commission, mais a accéléré la réforme du droit matrimonial, en faisant abolir la circulaire de 1973 qui interdisait aux femmes tunisiennes d’épouser des hommes non musulmans.


Ce faisant, le président s’inscrit dans la tradition tunisienne d’émancipation féminine, mais il rouvre dans le même temps la discussion sur l’interprétation des Écritures et sur le rôle de l’Islam au sein de la société et de la politique, et met enfin à l’épreuve la tenue du parti islamique Ennahda après le tournant de 2016.


L’héritage de Bourguiba
C’est en 1930 déjà que la publication de l’ouvrage Notre femme dans la charia et dans la société de l’intellectuel et activiste politique Tahar Haddad faisait sensation en Tunisie : celui-ci y invoquait, sur la base d’une exégèse moderniste du Coran, la fin de l’infériorité sociale de la femme. Haddad devait mourir en 1935, oublié de tous, mais en 1956, ses idées furent intégrées dans le nouveau Code du Statut personnel, voulu par le père fondateur et premier président de la République de Tunisie, Habib Bourguiba. La nouvelle législation mettait fin à la polygamie et à la répudiation unilatérale de la part du mari, et prévoyait pour les deux époux le droit au divorce judiciaire. La réforme de Bourguiba entendait rompre avec la tradition jursiprudentielle, mais non avec l’Islam. Le Code en effet fut présenté comme un exemple de ijtihâd, l’effort d’interprétation par lequel le juriste particulièrement qualifié peut déduire de nouvelles normes en puisant directement aux sources, mais que bon nombre de modernistes ont transformé en une méthode de renouvellement d’ensemble de l’Islam.



Cette précision ne suffit pas empêcher le soulèvement d’une grande partie de l’establishment religieux, et en particulier des oulémas de la Zitouna, le célèbre centre d’enseignement de Tunis. Par la suite, le Code devint un terrain d’affrontement entre Bourguiba et le mouvement islamique de Rachid Ghannouchi (mouvement qui allait devenir plus tard Ennahda). En 1977, le leader islamiste réclama l’annulation du Code et l’application de la charia comme source unique du droit, et, en 1985, proposa, sans succès, d’amender le Code par voie de referendum.


Le conflit sur les interprétations
Pour révolutionnaire qu’il fût, le Code de Bourguiba n’effaçait pas les inégalités en matière d’héritage et d’interdits matrimoniaux. La décision d’Essebsi, qui s’était explicitement référé à l’héritage de Bourguiba pendant la campagne électorale pour les élections présidentielles de 2014, intervient de façon idéale pour compléter ce parcours de modernisation, suscitant une fois de plus l’opposition des milieux religieux. Dans un document publié le 17 août dernier, les oulémas de la Zitouna ont écrit que la proposition du président « mine explicitement les fondements de la religion » ; que les normes sur l’héritage font partie des éléments immuables de l’Islam ; que le mariage d’une musulmane avec un non-musulman est interdit par le Coran, par la Sunna et par le consensus (ijmâ‘) des savants religieux. 



La mosquée-université égyptienne de l’Azhar est intervenue elle aussi avec un communiqué concis mais très clair, qui reprend l’argumentaire des oulémas de la Zitouna, et s’attarde en particulier sur les critères qui devraient présider à l’interprétation des textes sacrés et de la tradition: « Parmi les textes légaux [de l’Islam], certains peuvent être sujets à interprétation (ijtihâd) de la part de ceux qui ont des qualifications particulières dans les sciences de la charia; d’autres ne le sont pas. Les textes dotés d’une stabilité et d’une clarté évidentes n’admettent pas d’ijtihâd : c’est le cas des versets sur l’héritage et de certains textes qui disciplinent les normes sur la famille ».



La distinction entre normes stables et normes variables sur laquelle les oulémas s’appuient pour fixer les limites de l’interprétation du Coran, n’est pas partagée par ces intellectuels musulmans connus notamment sous l’appellation de « nouveaux penseurs », qui, à travers l’herméneutique coranique, proposent de repenser la tradition islamique tout entière. L’un d’eux, le syrien Muhammad Shahrour, a salué le projet d’Essebsi avec un article qui renverse l’interprétation consolidée des passages du Coran d’où la jurisprudence a tiré les normes sur les mariages mixtes et sur les quote-parts héréditaires. Effectuant une lecture croisée de certains versets (41,33 ; 22,17 ; 98,1), le penseur syrien en conclut que les « idolâtres » que la femme musulmane ne peut épouser ne sont pas les chrétiens ni les juifs, mais uniquement les païens. En outre, il renvoie au verset 30,21 pour prouver que le fondement du mariage n’est pas l’appartenance religieuse, mais la compassion et l’amour. Quant à l’héritage, Shahrour invoque tout d’abord le verset 2,180 pour montrer que le Coran n’établit aucune discrimination entre les sexes. Puis il propose une lecture novatrice de 4,11, là où Dieu « recommande de laisser à l’homme la part de deux femmes » : verset qui, pour Shahrour, intéresserait le cas d’une famille avec un fils et deux filles, et le droit pour l’homme de recevoir la part de chacune des deux sœurs. L’intellectuel syrien est bien conscient de l’originalité de sa position, et la justifie en relevant que «chaque époque a sa lecture, et que cette lecture suit le progrès des temps».


Nous nous trouvons ainsi devant deux approches exégétiques opposées : pour les oulémas traditionnels, ne sont sujets à interprétation que les points sur lesquels les textes ne s’expriment pas de manière claire. Pour les intellectuels comme Shahrur, au-delà du noyau essentiel de vérités (le monothéisme, la prophétie de Muhammad) il n’existe pas de principe non modifiable. La seule constante est le processus interprétatif lui-même, lequel, à la lumière du contexte temporel dans lequel le Coran est lu, peut tirer du texte des significations toujours nouvelles. Dans leur diversité, les deux opinions manifestent toutefois toutes deux une position problématique en ce qui concerne le rapport entre tradition et modernité, ou entre l’événement fondateur et le temps présent.



Les oulémas risquent d’absolutiser l’héritage du passé au point de ne pas parvenir à amorcer véritablement un dialogue avec la culture contemporaine. De ce point de vue, les paroles prononcées par le cheikh de l’Azharpour justifier l’interdiction du mariage entre une musulmane et un non-musulman sont emblématiques : comme le Christianisme, a-t-il expliqué, ne reconnaît pas la prophétie de Muhammad et que, par conséquent, il ne prescrit pas à l’homme de garantir à sa femme la liberté de pratiquer l’Islam, l’amour du couple risque de venir à manquer. Il s’agit là d’un argument – utilisé également dans une fatwa émise par le Conseil égyptien de la Fatwa – qui présuppose la domination masculine. En outre, pourquoi donc le mari musulman devrait-il être plus tolérant envers la femme chrétienne que le contraire ? La réponse du cheikh, est que l’Islam « contient » le Christianisme et non l’inverse : ce qui est ne pas reconnaître l’idée de liberté religieuse et de conscience, qui est telle indépendamment des contenus des doctrines professées.


Pour les « nouveaux penseurs » en revanche, (ou du moins pour certains d’entre eux), l’héritage du passé, voire même les textes fondateurs de l’Islam n’ont de valeur que dans la mesure où leurs contenus peuvent être validés par les principes et les normes du temps présent, au risque de perdre ainsi tout contenu objectif de la religion, en un jeu herméneutique continuel.

 


Une question politique
Il est intéressant de relever qu’Essebsi, à la différence de Bourguiba en 1956, n’a pas fait appel à une interprétation particulière de l’Islam pour justifier ses décisions (ou ne l’a fait qu’en moindre partie), mais qu’il a invoqué la nécessité de conformer la législation du pays à la Constitution et aux traités internationauxsouscrits par la Tunisie. Cela signifie que pour le président tunisien, la réforme de la société ne requiert pas nécessairement une lecture moderniste de l’Islam – qu’il partage pourtant personnellement – mais se fonde sur la distinction entre l’ordre civil et l’ordre religieux. 


Cette position met en difficulté le parti islamiste Ennahda, qui fait partie, avec Nidaa Tunis (la formation fondée par Essebsi) et d’autres partis, d’un gouvernement de coalition. Dans le passé, le leader et principal théoricien d’Ennahda, Rachid Ghannouchi, avait fait du Code du Statut personnel l’un des symboles de la dégénération de la Tunisie républicaine, et a sur l’impossibilité de scinder la politique et la religion. Au cours de ces dernières années, il a modifié son discours et a préféré, à la rhétorique de la rupture avec le passé, celle, moins dramatique, de l’évolution progressive. Cette évolution a culminé en 2016 avec le dixième congrès d’Ennahda, qui a annoncé l’abandon de la prédication religieuse pour se concentrer sur l’activité politique, se transformant ainsi de parti islamiste en un parti musulman-démocratique.



À cette occasion, les dirigeants du parti avaient déclaré que la nouvelle phase dérivait du fait que l’identité de la société et l’Islam étaient désormais garantis par la Constitution approuvée en 2014 : Constitution que Ghannoushi avait saluée comme la meilleure Constitution du monde après la « Constitution de Médine » – le document qui réglait la vie de la première communauté islamique. Le cas de l’égalité successorale et des mariages mixtes met en crise ce récit. Voilà pourquoi les dirigeants d’Ennahda ont réagi avec une grande prudence, déclarant qu’ils voulaient attendre les résultats de la commission instituée par le président pour étudier la question, ou affirmant qu’il ne s’agissait pas d’une question prioritaire pour les intérêts du pays. Seules quelques rares critiques sont allées jusqu’à qualifier le projet de réforme de contraire à l’Islam.

 

Ghannouchi pour sa part a observé un silence rigoureux : une aphasie qui relève certainement de motivations tactiques, mais qui reflète aussi une élaboration incomplète du concept de démocratie musulmane après le tournant de 2016. Non seulement Ghannouchi ne veut pas parler, mais il semble ne pas pouvoir parler : car s’il conteste les choix du président au nom de la fidélité à l’Islam, il risque de ramener Ennahda à l’époque de l’opposition religieuse à l’État ; s’il les soutient, il fait disparaître la spécificité islamique du parti, ce qui pourrait provoquer une rupture interne. On croit comprendre que, par son silence, Ghannouchi a en réalité déjà accepté les décisions du président, mais il sera intéressant de voir comment il les justifiera du point de vue théorique. 


L’initiative d’Essebsi a été probablement dictée par des raisons d’opportunité politique. Ce n’est pas en effet un hasard si le président a tiré de son chapeau la question, symboliquement forte, de l’égalité entre les sexes en un moment où le débat public tunisien était accaparé par la loi controversée sur l’amnistie pour les délits économiques commis par les fonctionnaires du régime précédent, approuvée le 13 septembre avec les voix de Nidaa Tunis et d’Ennahda. Human Rights Watch a commenté en relevant que le pas en avant accompli par la Tunisie en matière de droits des femmes a été compensé par le pas en arrière dans le domaine de la justice. Il est vrai que cela risque de ramener le pays au temps où quelques conquêtes ciblées dans le domaine social servaient au régime pour exhiber un certificat de modernité et de « laïcité », mais il est indéniable que la réforme du droit matrimonial et, si elle est réalisée, celle du droit successoral, auront un effet culturel en profondeur.