Des premiers attentats-suicides de Hezbollah à leur spectacularisation avec Daech et Boko Haram : histoire du terme shahîd dans l’Islam

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:55:31

Il y a cent ans, en janvier 1916, les Anglais, à l’instigation de Winston Churchill, commencèrent à tester les premiers chars d’assaut dans le conflit mondial. Cette nouvelle arme, pensait-on, allait imprimer un tournant décisif sur le front occidental ; mais il fut bien vite évident qu’il s’agissait uniquement d’innovations tactiques, rien de plus. Et de fait, lors de la déflagration de la deuxième Guerre mondiale, on pouvait détruire beaucoup de chars d’assaut avec de simples cocktails molotov.

 

De façon analogue, au début des années 1980, lorsque les attaques-suicides firent leur apparition pour la première fois dans le monde musulman arabophone, on les considéra comme l’arme des pauvres. Utiliser des personnes comme des bombes intelligentes, capables de s’adapter aux objectifs pour produire le maximum de victimes possibles, fut considéré, dans un premier temps, du point de vue tactique par le Hezbollah, puis stratégique par des groupes salafistes-djihadistes, comme un tournant décisif, exactement comme l’avaient fait les premiers commentaires euphoriques sur les chars d’assaut.

 

Près de 35 ans après la première utilisation des attaques suicides par Hezbollah, il vaut la peine d’examiner à quel point en sont celles-ci – ou ce que l’on a appelé les « opérations de martyre ». Il faut relever tout d’abord que ni les salafistes-djihadistes ni les arabes n’ont été les premiers à recourir aux attaques-suicides. Tant les Tamouls[1] que les Kurdes hors du monde arabe ainsi que les nationalistes laïques au Liban avaient usé de cette tactique auparavant. Toutefois, depuis la fin des années 1990, l’attaque suicide est devenue l’emblème des salafistes-djihadistes au point qu’aujourd’hui, pratiquement aucun groupe non salafiste n’accomplit d’opérations de ce type. Il vaut la peine de relever et d’examiner aussi ce changement. Mais tout d’abord il convient de prendre en examen le concept de martyre et son lien avec les opérations-suicides.

 

Dans l’histoire de l’Islam

Encore qu’élément important de la religion, le martyr[2] n’occupe pas une place véritablement centrale pour l’Islam dans son ensemble. Lors de la première phase de l’Islam, c’est-à-dire le ministère de Muhammad à la Mecque entre 610 environ et 622, des musulmans souffrirent ou furent tués à cause de leur foi, qui s’opposait au paganisme dominant.

 

Cette souffrance, et l’isolement social qui l’accompagnait, furent des causes majeures de la hijra (migration) de Muhammad à Médine en 622, qui marqua le début de la communauté politique islamique. Les souffrances de ces premiers croyants sont bien connues par le monde musulman contemporain. Toutefois, le Coran n’attribue à ces premiers « martyrs » aucun titre spécifique (même mustad‘af, « opprimés », est le produit de révélations successives comme 8,26, ou peut-être d’allusions indirectes comme 28,5), et l’on ne peut pas dire que leur expérience historique ait pris une valeur normative pour l’Islam[3].

 

Historiquement, les musulmans sont rarement morts à cause de la persécution de non-musulmans qui visaient à les faire apostasier. Dans la plupart des cas, on a appris aux musulmans à vivre sous la domination islamique, ou de faire l’hijra au cas où leur pays serait passé sous une domination non-musulmane, de sorte qu’ils ont eu rarement à choisir entre l’Islam et la mort (ou la persécution). La mémoire martyrologique musulmane la plus commune dérive des récits des premières batailles contre les mecquois païens, entre 622 et 632. La seule allusion non ambiguë au martyre dans le Coran (avec le terme de shahîd, pluriel shuhadâ’) se trouve dans la sourate de la Famille de ‘Imran[4]:

« Si une blessure vous atteint, une même blessure atteint le peuple incrédule. Nous faisons alterner ces journées-là pour les hommes afin que Dieu reconnaisse ceux qui croient, et qu’il prenne des témoins (shuhadâ’) parmi vous » (3,140)

Ce verset est associé à la défaite subie par les musulmans dans la bataille de Uhud (625) dans laquelle perdirent la vie quelques-uns des premiers héros musulmans. Le sens du mot shahîd dans ce verset semble dériver du processus de preuve qui se vérifie quand une personne est appelée à donner sa propre vie pour un système de croyances. Et l’on peut rapporter également à la période immédiatement successive à la bataille de Uhud le verset associé au martyre le plus célèbre parmi les musulmans du monde entier :

« Ne crois surtout pas que ceux qui sont tués dans le chemin de Dieu sont morts. Ils sont vivants ! Ils seront pourvus de biens auprès de leur Seigneur, ils seront heureux de la grâce que Dieu leur a accordée. Ils se réjouissent parce qu’ils savent que ceux qui viendront après eux et qui ne les ont pas encore rejoints n’éprouveront plus aucune crainte et qu’ils ne seront pas affligés » (3,169-170)

Ce verset se trouve sur la plupart des tombes des martyrs. Mais le terme de shahîd n’y figure pas, et les récompenses établies pour le martyr ne sont pas différentes de celles des autres musulmans, du moins à ce premier niveau de martyre coranique (dans l’Islam successif, il y a des différences dont nous parlerons peu après). Le Coran en général contient en effet des descriptions explicites des récompenses dans l’au-delà, mais il semble les accorder à tous les musulmans.

 

Dilatation d’un concept

Pour les sunnites, qui ont toujours constitué – historiquement – la majorité, et n’ont dû que rarement affronter des persécutions, le récit martyrologique trouve sa source dans les deux versets coraniques cités. Le martyre a été étroitement associé à la bataille : qui allait au combat gagnait « l’une des deux très belles choses » (9,52) – la victoire ou le martyre ; ce dernier était recherché dans le combat, et non imposé par la persécution d’un gouvernement ou d’une autorité. Il était en soi un processus de victoire, car même si l’individu mourait, la victoire collective de l’Islam – ou pour le moins la rédemption personnelle du martyr – était assurée. Seulement une partie infime des sunnites a participé historiquement au combat du djihad ; les martyrs, encore qu’objets de louanges, n’ont jamais constitué une composante significative de la population. D’autre part, si l’on considère l’importance des récits de martyre depuis l’époque de Muhammad, il est parfaitement possible que cette emphase puisse changer au gré des circonstances.

 

Les idées sur le martyre dans l’Islam sunnite remontent pour la plupart à la période des grandes conquêtes islamiques (634-740) ou peut-être au siècle suivant. Il est difficile de repérer des définitions de martyre aussi bien dans l’Islam sunnite que dans l’Islam chiite. Une tradition importante rapportée dans le recueil autorisé de al-Bukhârî (m. 875) dit :

« Le Messager de Dieu [Muhammad] dit : ‘Le Dieu Très-Haut a établi la récompense [du martyr] selon son intention. Quelles sont les circonstances du martyre ?’ Ils répondirent : ‘Mourir dans le chemin de Dieu [djihad]’. Le Messager de Dieu répliqua : ‘Il y a sept autres catégories de martyres outre ceux qui meurent sur le chemin de Dieu. Qui meurt de douleurs à l’estomac est un martyr, qui se noie est un martyr, qui meurt de la peste est un martyr, qui meurt de pleurésie est un martyr, qui meurt dans l’écroulement d’un édifice est un martyr, qui meurt dans un incendie est un martyr, la femme qui meurt durant l’accouchement est une martyre’ »[5].

Cette tradition semble dilater considérablement le concept de martyre, bien au-delà du simple combat. Al-Suyûtî (m. 1505), dans une de ses œuvres, dresse une liste de plus de cinquante circonstances différentes qui confèrent à quelqu’un la qualité de martyr[6]. Cette catégorisation étendue du martyre ne semble pas avoir eu un impact important au niveau de la perception, mais elle met en lumière la difficulté à définir ce qui constitue exactement le martyre.

 

La raison principale pour laquelle les catégories du martyre se sont ainsi multipliées à la période classique a probablement été la question des récompenses. Cela s’est passé peu de temps avant que les martyrs (shuhadâ’), mentionnés dans une catégorie à part avec les prophètes et les autres pieux devanciers (sâlihîn) dans le Coran (4,69 ; 39,69), ne deviennent destinataires de prix célestes exorbitants par rapport aux autres musulmans. La tradition la plus importante à ce propos se trouve dans un autre des six recueils canoniques, celui de al-Tirmidhî (m. 910), qui dit :

« À la vue de Dieu, le martyr a six qualités [uniques] : Dieu le pardonne à la première occasion, il lui montre sa place au paradis, il le préserve du tourment de la tombe, il le garde de la grande terreur [de la Résurrection], une couronne d’honneur est posée sur la tête – couronne ornée d’un rubis le plus beau du monde et de tout ce que le monde contient –, il a pour épouses soixante-douze houris [femmes du paradis] et gagne le droit d’intercéder pour soixante-dix personnes de sa famille »[7]

À voir ces récompenses, il est facile de comprendre les raisons pour lesquelles les musulmans ont désiré atteindre le rang de martyr. Les récompenses qui attirent le plus l’attention généralement sont les deux dernières – le mariage avec les vierges, ou femmes du paradis, et l’intercession pour sa propre parenté (le nombre 70 devrait avoir le sens d’une « quantité considérable »). Bien que la pratique de l’intercession soit problématique tant pour l’Islam sunnite que pour l’Islam chiite, parce qu’elle permet à la personne qui en bénéficie d’éviter d’être punie pour ses propres péchés, le concept en a toujours été populaire.

 

‘Azzâm et le djihadisme

À l’époque prémoderne, le martyre était problématique, à moins que la personne n’ait été tuée en combattant contre les non-musulmans. Mais souvent les « martyrs » tombaient en combattant d’autres musulmans, comme les chiites. Avec l’arrivée de la domination européenne, les connotations religieuses du terme shahîd s’estompèrent considérablement, et le terme fut souvent attribué à qui avait combattu pour l’indépendance contre les européens, qu’il s’agisse ou non d’un musulman pieux. On a pu voir ainsi même des socialistes et des communistes honorés de ce titre. Il y a ainsi des listes entières de shuhadâ’ pour la guerre d’indépendance de l’Algérie (1954-1962) ou pour les guerres arabo-israéliennes[8].

 

C’est avec la guerre afghane contre l’Union Soviétique (1979-1989, poursuivie contre le régime de Najibullah jusqu’en 1992) que le terme de shahîd reprend de l’importance. ‘Abdallâh ‘Azzâm, fondateur palestinien de al-Qaïda, commence à publier des histoires de martyrs dès les premiers numéros de la revue al-Jihâd[9]. Ces histoires ont assumé une valeur normative pour les musulmans radicaux et apparaissent aujourd’hui dans plusieurs anthologies. Il s’agit d’habitude d’anthologies thématiques, consacrées à un conflit déterminé ou organisées par pays, qui illustrent le nombre de martyrs dans une région déterminée. Tandis que dans al-Jihâd les histoires sont plutôt sanglantes et pleines d’images explicites des martyres, les anthologies successives sont dépourvues d’images, peut-être en raison de la répugnance de certains musulmans radicaux à se faire photographier ou commémorer d’une manière qu’ils pourraient juger non-islamique.

 

‘Azzâm a ensuite contribué de façon significative à la doctrine du martyre en publiant une série d’articles sur les questions juridiques liées au martyre. Il a de surcroît prêché une forme d’Islam salvifique fondé sur le martyre qui repose sur l’identification révolutionnaire entre celui-ci et la rédemption[10]. À ce qu’il semble, ‘Azzâm a été aussi le premier musulman radical à promouvoir l’idéal des attaques suicides. Commentant une tradition, qui enjoint au combattant de sortir au combat même s’il est seul, il affirme :

« Cela est la preuve du fait qu’il est souhaitable que le musulman combatte même s’il est seul et même s’il va au-devant de la mort, s’il y a en cela un avantage certain pour les musulmans... C’est une preuve du fait qu’il est souhaitable que le musulman accomplisse des attaques suicides (‘amaliyyât intihâriyya) tout en sachant qu’il va mourir, s’il y a en cela un avantage pour les musulmans »[11] .

Il faut relever que ‘Azzâm n’hésite pas à utiliser l’expression « attaques suicides » au lieu d’ « opérations de martyre » (‘amaliyyât istishhâdiyya), expression qui allait devenir populaire vers la fin des années 1990. Ceci dit, il n’y a pas de preuves d’attaques suicides effectuées par des musulmans radicaux en Afghanistan pendant la guerre contre le régime communiste.

 

‘Azzâm a en outre contribué fortement à la diffusion d’une mythologie du martyre musulman radical. Dans les martyrologes qui utilisent cette mythologie, il y a une composante surnaturelle considérable : rêves et visions du martyr mort, ou prémonition de sa mort, sainteté et pureté du corps qui ne se corrompt pas après la mort, miracles associés au corps ou aux objets qui ont appartenu au martyr (armes, biens, etc…). Même si cette mythologie trouve en partie son origine dans les enseignements musulmans classiques, elle puise en réalité dans la littérature de miracles et bénédictions associés aux saints soufis populaires, qu’abhorrent paradoxalement les musulmans radicaux du monde entier[12]. ‘Azzâm lui-même s’est vu assigner, après son assassinat en novembre 1989, le titre de shahîd pour les contributions qu’il a apportées. Mais ce titre dit uniquement la difficulté qu’il y a à définir le terme, car personne ne sait qui l’a tué. Même chez les salafistes-djihadistes, shahîd est la reconnaissance du travail de toute une vie plutôt qu’une déclaration du fait que la personne en question a été tuée sans aucun doute par un non-musulman.

 

Après la mort de ‘Azzâm, plusieurs martyrologes de musulmans radicaux ont été réalisés, tous centrés sur les combattants tués lors des guerres en Afghanistan et en Bosnie-Herzégovine, en Tchétchénie et dans les conflits en Afghanistan (de 2001 à aujourd’hui) et en Irak. Dans l’ensemble, ces martyrologes offrent une formule générale pour créer l’image du martyr. Celui-ci doit affronter des épreuves ou tentations pour arriver jusqu’au champ de bataille, telles l’opposition de la famille, les tentations de ce monde (femmes, bonnes offres d’emploi, possibilités d’études ou de promotion), des obstacles physiques au combat. Le combattant se distingue par sa grande piété, la plus élevée du groupe. C’est d’habitude un solitaire, il est pour ainsi dire l’élu destiné à la mort, il aide toujours les autres mais n’est jamais véritablement proche de personne. Il reçoit, y compris avec ses amis, des songes et des visions, parfois extrêmement précises, sur son martyre imminent. C’est un héros, il affronte les ennemis avec courage et seul, et en tue quelques-uns au moment de son sacrifice. Après sa mort, il apparaît souvent à ses compagnons de lutte, à qui il parle de l’endroit où il se trouve, du paradis. Son corps reste toujours incorruptible et pur, à la différence des corps des non-musulmans qui l’entourent[13].

 

L’autre image créée par le martyrologe est celle du héros intrépide qui affronte et parfois parvient à surmonter la puissance de feu supérieure de l’ennemi. Certains de ces martyrs sont même assez inermes, et rappellent l’image de ce manifestant chinois qui affronte les chars d’assaut sur la place Tienanmen en 1989. Les types de martyrs les plus intéressants sont ceux qui sont engagés activement dans le combat (dans des unités militaires ou paramilitaires), les combattants qui partent en missions-suicides, et ceux qui effectuent des opérations de martyre. Bien que ces groupes soient mélangés dans les martyrologes et que tous les acteurs d’opérations de martyre ne soient pas mentionnés[14], ils servent néanmoins de contrepoint aux martyrs inermes.

 

Al-‘Ayyirî et al-Zarqâwi

Dès le temps de l’Intifada palestinienne, les deux musulmans radicaux les plus importants pour transmettre les récits de martyre ont été Yûsuf al-‘Ayyirî, ancien leader de al-Qaïda en Arabie Saoudite, tué en 2003, et Abû Mus‘ab al-Zarqâwî, leader de al-Qaïda en Irak tué en 2006. Al-‘Ayyirî a été le premier leader musulman radical à déplacer le discours sur les opérations de martyre hors de l’arène palestinienne pour se concentrer sur la Tchétchénie, dans son ouvrage Hal intaharat Hawa Barayev? [Hava Barayev s’est-elle suicidée ?], en référence à la femme tchéchène qui effectua la première opération de martyre dans ce pays en juin 2000[15]. Dans ce document, al-‘Ayyirî met en lumière tous les arguments en faveur des opérations de martyre comme tactique normative de la part des musulmans radicaux globaux, comme nous le verrons plus loin.

 

Al-‘Ayyirî est aussi l’auteur de Haqîqat al-harb al-salîbiyya al-jadîda [La vérité de la nouvelle croisade], où il a approfondi davantage le débat sur les opérations de martyre globales, illustrant les justifications des attaques du 11 septembre 2001. Comme Haqîqat al-harb al-salîbiyya al-jadîda était trop long pour être lu par la plupart des lecteurs, al-‘Ayyirî et son entourage, fidèles à leur impératif de divulgation, en ont publié une série de synthèses[16]. Avec al-‘Ayyirî et les autres justifications du 11 septembre, le cadre intellectuel et religieux du martyre musulman radical est pratiquement complet.

 

Al-Zarqâwî, par contre, a travaillé à développer une conception du martyre comme théâtre. Bien que les attaques suicides du 11 septembre et d’autres opérations éclatantes de al-Qaïda eussent déjà une forte composante théâtrale, c’est al-Zarqâwî qui, exploitant les possibilités offertes par Internet, a transformé les opérations fréquentes de martyres en Irak et les scénarios de martyres élaborés par ‘Azzâm et par d’autres en une véritable représentation.

 

La trame repose sur un drame très commun d’instigation émotive (voir piétiner les choses sacrées de l’Islam, l’honneur du monde arabo-musulman, l’humiliation de l’oppresseur...) qui mène à une riposte individuelle (un terroriste suicide), lequel répond à son tour avec une déclaration puissante qui est une instigation ultérieure, puis exécute l’opération sous les yeux du monde entier. Les vidéos publiées par al-Zarqâwî et par ses successeurs dans l’État islamique ont littéralement révolutionné le discours du martyre salafiste-djihadiste. Les descriptions littéraires de al-‘Ayyirî et autres sont devenues désormais obsolètes et ne comptent probablement que peu de lecteurs, tandis que les vidéos sont dévorés par de nombreux spectateurs[17].

 

Dans le monde chiite

Pour les chiites, le martyre est un élément d’importance première dans le système de croyances. Le chiisme rappelle à la mémoire l’histoire tragique des descendants de Muhammad, dont bon nombre ont été tués par des gouvernements dominés par les sunnites, ou influencés par eux. Selon la théologie politique chiite, ces descendants auraient dû exercer le gouvernement légitime après Muhammad. Le groupe chiite majoritaire en particulier, les duodécimains, croit en une série de douze imams qui ont vécu après la mort de Muhammad : le douzième, pense-t-il, est entré en occultation (c’est-à-dire qu’il a disparu de la vue des hommes) jusqu’au jour de sa future réapparition comme figure messianique.

 

Tous les imams, à partir de ‘Alî Ibn Abî Tâlib, gendre du Prophète Muhammad, et, selon les chiites, son légitime successeur, ont été martyrs : de sorte que le titre de martyr a un statut beaucoup plus normatif dans l’Islam chiite. Il ne peut y avoir aucun doute sur la centralité du martyre de Husayn (tué à Karbala, dans l’Irak méridional, en 680), dont le sacrifice a une valeur paradigmatique et rédemptrice. À l’époque classique, généralement, Husayn a été considéré comme une figure tragique, qui avait pressenti sa mort et participé volontairement au terrible massacre de Karbala pour revendiquer les droits qui revenaient à la famille du Prophète. En réalité, Husayn est vénéré aujourd’hui tant par les sunnites que par les chiites, car les uns et les autres estiment que sa cause était juste. Mais les sunnites n’accordent pas aux descendants de Muhammad le droit de gouverner nécessairement, de sorte que pour eux, le sacrifice de Husayn n’est pas qualitativement différent des autres, à part le fait d’être le petit-fils de Muhammad.

 

Cependant, pour les chiites, le martyre de Husayn n’a pas seulement valeur de paradigme, mais c’est un véritable péché qui requiert d’être expié de génération en génération. Le sang versé par Husayn peut être comparé dans une certaine mesure à celui versé par Jésus dans le Christianisme, encore que Husayn ne soit pas une figure divine et ne puisse conférer le salut à ses disciples. Son martyre n’est pas seulement l’énième événement tragique, comme le pensent les sunnites, mais le mode paradigmatique et injuste avec lequel les sunnites ont traité la famille de Muhammad. Donc, aux yeux des chiites, Husayn est un symbole de tout ce qui est erreur dans le monde musulman, et commémorer cette effusion de sang injuste est un moyen de combattre activement cette injustice.

 

Alors qu’à l’époque classique le sacrifice de Husayn était perçu comme un événement tragique, au cours des cinquante dernières années Husayn a assumé progressivement la position de leader révolutionnaire proactif qui combat activement l’oppression et la vainc (du moins moralement). Ce tournant a été réalisé en large mesure par des leaders activistes de la communauté chiite comme Muhammad al-Bâqir al-Sadr, l’ayatollah Khomeini et Mûsâ al-Sadr au Liban. Le changement survenu dans l’image de Husayn a donné vie à une figure qui, par certains traits, rappelle celle d’un héros sunnite, même s’il est bon de rappeler que dans l’Islam sunnite il ne semble pas y avoir de figure comparable à celle de Husayn. Quoi qu’il en soit, si l’on considère le rythme annuel de la commémoration de la mort de Husayn, et d’autres figures marquantes du chiisme, l’idée de martyre peut toujours être réactivée.

 

Si la notion de martyre est beaucoup plus centrale dans le chiisme, il est vrai aussi qu’elle concerne en priorité la famille du Prophète Muhammad et certains de ses tout premiers partisans, plutôt que les chiites communs morts d’une mort héroïque pour leurs croyances. Dans une certaine mesure cela a changé avec l’introduction d’une forme plus activiste de martyre[18], surtout en Iran au cours de la guerre Iran-Irak (1980-1988) et parmi les chiites libanais du sud (Hezbollah) dans la lutte contre Israël (1983-2000).

 

Les martyrologes de la guerre Iran-Irak se partagent en plusieurs catégories. Dans la première s’inscrit le genre le plus spécifiquement islamique des martyrologes qui remontent aux premières années désespérées de la guerre (1980-1982). Dans cette période où l’Iran était alors essentiellement sur la défensive, et ses soldats se faisaient massacrer, le récit présente la guerre en termes très islamiques et chiites : les iraniens incarnent Husayn tandis que les irakiens envahisseurs incarnent Yazîd, l’adversaire de Husayn et le personnage le plus détestée dans l’Islam chiite[19]. Les récits de martyre successifs sont plus nombreux et ont été publiés pour la plupart dans les années 1990 par certains rescapés à la mémoire de leurs compagnons. Ils sont beaucoup moins islamiques, même si, de temps à autre, ils contiennent les thèmes religieux habituels, et ressemblent davantage aux histoires de soldats du monde entier[20], tout en étant néanmoins publiés dans le cadre général des histoires de martyres. La raison du caractère moins islamique de cette littérature est probablement le fait que la guerre Iran-Irak était en train de s’éloigner dans le passé et la mémoire, et que l’Iran des années 1990 traversait une période de libéralisation notable.

 

Hezbollah a souvent publié des images et des commémorations de martyrs à l’époque où il combattait la domination israélienne dans le sud du Liban. Il n’a manifesté quelque réticence que dans la première période (1982-1984), quand il lança des attaques suicides contre les États-Unis et la France dans la partie occidentale de Beyrouth. Aucun des documents officiels de l’organisation ne mentionne les actions de cette période, peut-être par crainte de la réaction des États-Unis. En outre, l’organisation nie officiellement toute responsabilité dans l’attaque suicide de 1994 à Buenos Aires contre des objectifs juifs. Mais c’est avec orgueil que l’on commémore ceux qui sont tombés dans la lutte contre Israël. Tout comme les groupes pakistanais et palestiniens, Hezbollah n’effectue pas dans ses martyrologes de distinction substantielle entre lutte ordinaire, opérations des fidâ’î et attaques suicides proprement dites. D’un point de vue littéraire, les publications officielles sont d’une modestie surprenante. Les cent quatre martyrologes recueillis dans Hizbullâh : al-muqâwama wa-l-tahrîr [Hezbollah : résistance et libération] sont constitués de lettres des mères (en grande majorité), des familles, sœurs, femmes ou fils des martyrs[21].

 

Ce caractère ressort encore davantage dans un autre livre officiel de Hezbollah, Mawsû‘at Hizbullâh [L’encyclopédie de Hezbollah], qui contient un volume consacré aux martyrs, où ne sont nommé que ‘Abbâs Mûsawî et Mûsâ al-Sadr, avec une brève évocation à la fin du livre des nombreux autres martyrs dont on ne cite pas toutefois le nom[22].

 

À la différence des palestiniens, il n’y a dans ces martyrologes aucune tentative de construire un portrait impersonnel du martyr, et l’on ne trouve que dans quelques rares comptes-rendus les détails de l’opération dans laquelle il a été tué (tous les martyrs sont des hommes). On ne fournit d’habitude que les détails de la vie personnelle et quelques souvenirs d’enfance, spécialement des mères, ainsi que quelques thèmes islamiques habituels comme la promesse du paradis. Ces récits ne laissent planer aucun doute sur le fait que les combattants soient effectivement des martyrs. Pourtant, tout comme pour les histoires de miracles sunnites associés à al-Qaïda et à ‘Azzâm, Hezbollah lui aussi recueille des histoires de miracles associés aux martyrs. La campagne de 2006 contre Israël a suscité des récits tout-à-fait semblables à ceux de la guerre en Afghanistan ou en Bosnie : on y voit certains martyrs, déjà tués, se relever et tuer les israéliens qui les ont éliminés, ou aller porter secours aux combattants de Hezbollah au moment crucial[23]. Ce genre de récits de miracles montre bien que les sunnites et les chiites radicaux racontent le martyre d’une manière assez semblable.

 

Est-il permis de se suicider ?

Les fatwas ou avis juridiques touchant les opérations de martyre sont intéressantes parce qu’elles offrent la justification juridique et islamique de cette tactique. Elles sont en elles-mêmes problématiques parce que le fait de citer une fatwa ou de noter combien de gens la lisent ou la prennent sur Internet n’indique pas nécessairement le nombre de personnes qui se sentent liées par elles. En général, une fatwa est contraignante pour la personne qui l’a demandée et pour ceux qui considèrent celui qui la prononce comme une personnalité de grand prestige spirituel. Ce qui tend, en pratique, à éclipser un certain nombre de fatwas dont les auteurs sont insignifiants et dont les partisans sont réduits au minimum, et à faire des oulémas les plus connus ou d’autres leaders religieux non traditionnels et politisés de véritables vedettes.

 

Un excellent exemple de fatwa salafiste-djihadiste sur les opérations de martyre est celle du cheikh saoudien Sulaymân Ibn Nâsir al-‘Ulwân:

« Les opérations sacrificielles qui se déroulent actuellement en Palestine contre les usurpateurs juifs, et en Tchétchénie contre les agresseurs chrétiens sont des opérations de martyre et des formes légitimes (shar‘î) de combat. Ces opérations ont stupéfié les agresseurs, fait la preuve de leur efficacité et fait goûter aux usurpateurs l’amertume de leur crime et du mal qu’ils ont commis, au point que les infidèles ont à présent peur de tout et attendent la mort de tous côtés. Quelques journaux ont rapporté que le criminel Sharon a demandé la suspension de ces opérations. Ainsi, ces opérations sont devenues une source de souffrance et de destruction pour les israéliens, qui ont usurpé les terres, violé l’honneur, versé le sang et tué les innocents. Le Très-Haut dit : ‘Préparez, pour lutter contre eux, tout ce que vous trouverez, de forces et de cavaleries, afin d’effrayer l’ennemi de Dieu et le vôtre’ (8,60). Et le Prophète : ‘Combattez les polythéistes avec vos richesses, avec votre propre personne et avec vos langues’ (Abû Dawûd) »[24]

Il n’est pas difficile de déceler le manque de rigueur intellectuel et religieux qui se trouve derrière cette fatwa. Sa force réside essentiellement dans le prestige religieux de l’auteur, qui se borne ici à une série de déclarations sans aucune tentative sérieuse de vérification ou de quantification. Les citations à la fin de la fatwa sont révélatrices de la faiblesse du cas qui a été construit (si l’on peut appeler cela un cas), du moment que le verset coranique tout comme la citation du hadîth sont extrêmement généraux et ne répondent pas à la demande fondamentale, à savoir si une personne qui se fait sauter à l’explosif est un martyr ou est en train de combattre une forme de djihad.

 

Pour une justification des opérations de martyre, il faudra attendre le début de l’Intifada de al-Aqsâ avec la publication de la première édition de Al-‘Amaliyyât al-istishhâdiyya fî-l-mîzân al-fiqhî [Les opérations de martyre aux yeux du droit islamique] de Nawâf al-Takrûrî et, aussitôt après, le recueil beaucoup plus modeste de Muhammad Sa‘îd Ghayba[25]. L’ouvrage de Takrûrî, rassemblant 29 fatwas d’un vaste éventail d’oulémas provenant de tout le monde musulman arabophone, transmet l’idée d’un consensus (l’un des fondements de l’Islam sunnite) sur ce thème, et Takrûrî, dans la partie dont il est lui-même l’auteur, se montre assez habile pour détecter des autorités classiques sur le thème des attaques suicides, thème par ailleurs pratiquement inconnu dans l’Islam classique.

 

Mais comme dans le cas de ‘Ulwân, les véritables arguments adoptés en faveur des opérations de martyre sont deux : les exigences politiques, et le fait qu’elles fonctionnent (apparemment). La plupart des fatwas émises par les oulémas citent les incursions israéliennes, américaines, russes ou indiennes, pour justifier le recours aux attaques suicides. Ce qui soulève la question de savoir si les attaques suicides sont des actions purement politiques recouvertes d’une patine religieuse, ou s’il y a en elles quelque chose d’intrinsèquement islamique. À part une allusion à Ibn al-Nahhâs al-Dumyâtî (m. 1411) il n’existe pas de référence prémoderne à quelque chose qui ressemble même de loin aux attaques suicides[26], bien qu’il y ait des cas de musulmans qui ont commis des attaques suicide ou des attaques dont l’auteur n’avait aucune possibilité raisonnable de revenir vivant. Aucune des fatwas ou des justifications religieuses adoptées n’est en mesure de citer le cas de quelqu’un qui se serait fait exploser pour faire le plus grand nombre de victimes parmi l’ennemi. On peut trouver au maximum des exemples d’attaques suicides différents par leur importance, mais non par leur nature, de ce que l’on s’attend de tous les soldats.

 

À mon sens, l’élément politique pour justifier les attaques suicides est par conséquent la force motrice principale pour expliquer leur apparition parmi les musulmans d’aujourd’hui[27]. Ceci dit, je voudrais ajouter que les aspects problématiques des attaques suicides dans le contexte de l’Islam sont suffisamment importants pour avoir rendu nécessaire (dans le sunnisme) une défense par trop disproportionnée par rapport à leur valeur relative pour le djihad dans son ensemble. En d’autres termes, des déclarations fréquentes comme « le djihad est le pinacle de l’Islam et les opérations de martyre sont le pinacle du djihad »[28] cachent en réalité combien la justification des attaques suicides reste problématique. Celles-ci ne peuvent être pleinement légitimées que si on les mythifie et qu’on les pose littéralement sur un piédestal (comme un a priori, pour ainsi dire), en adoptant une attitude du genre « le roi est nu » envers toute la question. Le consensus obtenu autour des attaques suicides dans l’Islam sunnite est de ce fait, à mon avis, assez fragile et pourrait très bien voler en éclats si quelqu’un doté d’un prestige et d’une élévation religieuse adéquate le défiait. Je crois que les justifications religieuses ne servent qu’à ensabler le problème et à donner un peu de « respectabilité » à toute la question.

 

Toutefois, le vaste consensus que recueillent de telles actions soulève la question de savoir si les oulémas guident ou s’ils subissent les opérations de martyre. La nature conservatrice de l’establishment des oulémas les dispenserait, dans une situation normale, de prendre une décision univoque, mais il reste le fait que, dans un laps de temps très bref (1997-2002) un pourcentage notable d’oulémas illustres a été disposé à soutenir de telles opérations. Seuls quelques très rares responsables religieux, généralement au plus haut niveau de l’establishment gouvernemental (Tantâwî en Égypte, Âl al-Shaykh en Arabie Saoudite) ou quelques penseurs indépendants (al-Bûtî, Ibn ‘Uthaymîn, Hasan Ayyûb…), se sont opposés, ou du moins ont oscillé entre soutien et opposition. À mon sens, l’appui que les oulémas ont apporté aux attaques suicides en ce moment critique a mis en lumière le fait qu’ils se sentaient (collectivement) très vulnérables face aux attaques répétées des différents groupes radicaux musulmans, et obligés de soutenir quelque chose d’aussi discutable que les attaques suicides pour augmenter leur propre popularité.

 

La médiatisation

Avant 2003, les opérations de martyre jouissaient d’un grand prestige parmi les musulmans arabophones. Mais cette attitude a connu un revirement soudain lorsque les salafistes-djihadistes ont commencé à utiliser les attaques suicides contre des objectifs musulmans. Des gens qui avaient auparavant fortement soutenu le recours aux attaques suicides, comme al-Qaradâwî au Qatar (et al-Jazeera avec sa réputation) ont commencé alors à considérer ces opérations avec beaucoup plus de prudence, indiquant qu’elles devaient être lancées uniquement contre un ennemi occupant le pays. Malheureusement pour eux, la logique du djihadisme-salafiste selon laquelle les gouvernements musulmans apostats (tâghût) et les gens qui leur ont déclaré leur fidélité sont des occupants, exactement comme Israël, la Russie ou les États-Unis, a permis de relire les fatwas qu’ils avaient imprudemment émises comme une justification pour toute attaque suicide.

 

À partir d’al-Zarqâwî, les groupes irakiens liés à al-Qaïda ont commencé à recourir sans limites à ces opérations comme jamais auparavant. Jusqu’à la guerre en Irak, les campagnes d’attaques suicides les plus longues avaient été le fait des Tigres Tamouls au Sri Lanka (1984-2009) et des palestiniens contre Israël. Mais dans les deux cas, les personnes impliquées étaient de l’ordre de quelques centaines à peine. En Irak il y a eu au moins 1 010 attaques suicides entre 2003 et 2010, presque toutes lancées contre des civils irakiens chiites. L’État islamique de son côté a effectué 782 attaques suicides depuis le début de 2016[29]. Les chiffres sont incomplets pour les années précédentes, mais il s’agirait approximativement d’un total de 3 500-4 000 attaques depuis la renaissance de l’organisation en 2011-2012. Boko Haram au Nigeria a effectué au moins 150 attaques suicides depuis qu’il a fait acte d’allégeance à l’État islamique en mars 2015. D’autres groupes, comme les Shabab et les groupes afghano-pakistanais, recourent habituellement aux attaques suicides.

 

Ces chiffres montrent clairement que les vieux paradigmes ont complètement disparu. L’auteur de l’attentat suicide n’est plus un guerrier solitaire qui combat un ennemi supérieur, mais il est d’habitude, et surtout avec l’État islamique, un élément d’une stratégie militaire plus ample. Dans beaucoup de cas, il constitue la phase initiale d’un assaut, ce qui, dans d’autres circonstances, s’appellerait une incursion de choc. Les attaques en deux temps sont plutôt communes, telle celle lancée contre la mosquée de Kano par Boko Haram en novembre 2014, où un terroriste a conduit un camion bourré d’explosif dans la mosquée tandis que les assaillants attendaient au-dehors, mitraillette au poing, les fidèles qui fuyaient le massacre [cela s’est passé aussi en Égypte contre une mosquée de Bir-al-Abed, dans le nord du Sinai, en novembre 2017, NdlR]. Ce type d’opération a été perfectionné par les salafistes-djihadistes et est d’habitude dirigé contre des objectifs civils pour maximiser les victimes.

 

L’expérience de 2003-2017 en fait d’attaques suicides porte à plusieurs conclusions. En premier lieu, la légitimité religieuse des attaques suicides/opérations de martyre n’est plus remise en question chez les salafistes-djihadistes. C’est une de leurs signatures, et elle le restera encore dans le futur proche. C’est une opération qui leur donne tout ce dont ils ont besoin : elle répand la terreur, en affichant l’idée qu’ils sont l’avant-garde d’un type d’Islam sacrificiel, et elle porte un coup à l’autorité des oulémas traditionnels, qu’ils méprisent. Quand en 2011, Boko Haram a lancé des attaques suicides, il ne s’est aucunement préoccupé de justifier le recours à cette tactique, bien que de telles opérations fussent sans précédent au Nigeria.

 

En second lieu, les attaques suicides sont une arme de terreur plus qu’une tactique militaire. Tandis que dans une séquence concertée les attaques suicides peuvent tuer un grand nombre de personnes et plonger progressivement la population dans la panique, il n’y a pas de paradigme analogue pour les attaques suicides contre des objectifs militaires. Et cela pour la simple raison que, si les attaques suicides peuvent prendre un objectif militaire de surprise et lui infliger des dégâts momentanés, un objectif militaire est en mesure d’apprendre rapidement de ses propres erreurs et de tuer ou de toute façon d’éviter de possibles kamikazes. Les seules exceptions à cette règle sont les forces armées qui se sont refusées systématiquement à apprendre la leçon. Donc, tandis que l’on peut initialement enregistrer des pertes immenses parmi les objectifs militaires, d’habitude, au fur et à mesure que le temps passe, on enregistre une nette tendance à la baisse.

 

En troisième lieu, il n’existe plus aucun rapport entre un sentiment d’ « occupation » et le recours aux attaques suicides. L’expert américain de terrorisme Robert Pape a été en mesure d’établir un tel rapport en se fondant sur les chiffres qui vont des années 1980 à 2003 : mais l’occupation aujourd’hui n’a plus aucun sens, du moment que les salafistes-djihadistes croient que le monde entier est sous occupation. Les gouvernements et les civils sont des objectifs légitimes. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait des fragilités idéologiques dans le camp salafiste-djihadiste qui ne puissent être exploitées. Boko Haram, par exemple, a été partagé à plusieurs reprises sur la question des objectifs légitimes. La faction du leader Shekau croit véritablement que quiconque vit sur la terre des mécréants est lui-même un mécréant – une idéologie particulièrement féroce, qui a porté Boko Haram à attaquer à plusieurs reprises les camps de réfugiés dont les résidents « habitent les terres des mécréants ».

 

En quatrième lieu, la promotion par les médias des opérations de martyre est devenue remarquablement bien agencée, mais ce n’est plus le point fort des salafistes-djihadistes pour susciter l’horreur chez l’adversaire. Au contraire, au royaume des médias, on relève la routinisation des attaques suicides. Des actions réellement barbares comme la crucifixion, la décapitation, la dissolution des personnes dans de l’acide, ou la mort de victimes suspendues à des crochets de boucher sont devenues le pain quotidien des médias de l’État islamique. Les attaques suicides font encore quelque apparition de temps à autre, mais elles n’ont plus la capacité infinie d’horrifier comme il y a dix ans. Elles produisent de la terreur, mais non de l’horreur.

 

Note

1 Il s’agit d’un groupe ethnique dravidien originaire de l’État du Tamil Nadu, dans le Sud-Ouest de l’Inde et du Sri Lanka. À partir des années 1980 les Tigres Tamouls essayèrent d’établir un État séparatiste dans le Nord du Sri Lanka à travers le recours à la guérilla et des actions terroristes. Le conflit s’est conclu en 2009 [NdlR].

 

2 Pour les buts de cet article, je définis le martyre comme « une séquence narrative ou une représentation des souffrances et/ou de la mort d’un individu, qui, suite à cette expérience, est vu par la communauté comme un modèle ».

 

3 Par « normatif », j’entends qu’il s’inscrit à l’intérieur du consensus (ijmâ‘) des musulmans, qu’ils soient sunnites ou chiites.

 

4 Dans le Coran, le terme shahîd ou shuhadâ’ est utilisé dans son sens primaire de « témoin » ou dans des listes de figures louables (prophètes, hommes justes), avec une signification qui n’est pas claire (par exemple 4,69).

 

5 Al-Bukhârî, Sahîh, éd. ‘Abdallâh b. Baz, Dâr al-Fikr, Bayrût 1991, iii, p. 278 [nn. 2829-30].

 

6 Al-Suyûtî, Abwâb al-sa‘âda fî asbâb al-shahâda, al-Maktaba al-Qayyima, al-Qâhira 1987.

 

7 Al-Tirmidhî, Al-Jâmi‘ al-sahîh, Dâr al-Fikr, Bayrût s.d., iii, p. 106 [n. 1712].

 

8 Bassâm al-‘Asaylî (éd.), Jihâd sha‘b al-Jazâ’ir, Dâr al-Nafâ’is, Bayrût 1982; ‘Ârif al-‘Ârif al-Maqdisî, Sijill al-khulûd: asmâ’ shuhadâ’ al-umma al-‘arabiyya fî harb Filistîn ‘âm 1948, Maktabat al-Jîl al-Jadîd, San‘â’ 2006.

 

9 Al-Jihâd 6 (mai 1985), p. 26.

 

10 Voir son « Martyrs: The Building Blocks of Nations » (azzam.com) et ses commentaires dans al-Jihâd 15 (octobre 1985), pp. 38-39 dans « al-Shahîd wa-l-shahâda: al-halqa al-thâlitha ».

 

11 ‘Abdallâh ‘Azzâm, Ithâf al-‘ibâd fî fadâ’il al-jihâd, Markaz al-Shahîd ‘Abdallâh ‘Azzâm, Peshawar 1990, réimpression, p. 91.

 

12 Sur les doctrines de ‘Azzâm relatives à ce thème voir son Ayât al-rahmân fî jihâd al-Afghân. Pour d’autres exemples voir « In the Hearts of Green Birds », disponible sur almansurah.com (2003), et Qari Mansur Ahmed, « Why the difference ? » disponible sur khurasaan.com (2002) en plus des martyrologes mentionnées ci-dessous.

 

13 Les martyrologes sur lesquels cette croyance se fonde sont ‘Âdil b. ‘Alî al-Shâdî, Mîn qisas al-shuhadâ’ al-‘arab fî Afghânistân, Maktabat al-irshâd, al-Qâhira 1990 (qui fait mention de 25 martyrs); Hamd al-Qatarî et Mâjid al-Madanî, Min qisas al-shuhadâ’ al-‘arab fî Bûsniya wa-l-Hirsak (disponible sur saeed.net, fait état de 45 martyrs); « In the Hearts of Green Birds » (idem); Usûd al-Kuwayt fî bilâd al-râfidayn (sur tawhed.ws); et Yahyâ al-Ghâmidî, Shuhadâ’ al-Hijâz ilâ ridwân Allâh, in Sawt al-jihâd 16 (1425), pp. 27-29.

 

14 Voir Intifâdat al-Aqsâ, iv, pp. 89-91 (Mahmûd Marmash), pp. 97-99 (Nimr Darwîsh Abû al-Hayjâ’ et ‘Alâʾ Hilâl ‘Abd al-Sattâr Sabâh), pp. 167-169 (Nidâl Abû Shâdûf), pp. 203-204, (‘Izz al-Dîn Misrî), pp. 259-262 (Hishâm Abû Jâmûs), pp. 268-281 (Hasan Husayn al-Hûtarî), v, pp. 209-210 (Sâmir ‘Umar Shawâhina), pp. 266-268 (Ahmad Darâghima) vi, pp. 74-80 (Wafâ’ Idrîs), pp. 216-217 (‘Andalîb Tiqâtaqa), vii, pp. 113-115 (Muhammad al-Ghûl), viii, pp. 149-151 (Samîr al-Nûrî e Burâq Khalfa), ix, pp. 59-61 (Ahmad al-Khatîb), 102-103 (Hiba Darâghima), 173-176 (Îhâb e Râmiz Abû Salîm), x, pp. 84-93 (Hanâdî Jarâdât).

 

15 Ce document a été traduit en anglais dans un forme concise avec le titre The Islamic Legitimacy of Martyrdom Operations: Did Hawa Barayev commit suicide?, disponible sur alsunnah.info. Bien que signé par un « Conseil d’oulémas de la Péninsule arabique », on sait qu’il a été écrit par ‘Ayyirî.

 

16 Pour une traduction d’une de ces synthèses voir mon Understanding Jihad, University of California Press, Berkeley 2005, appendice 3, pp. 175-181.

 

17 Voir Mohammed Hafez, Martyrdom Mythology in Iraq: How Jihadists Frame Suicide Terrorism in Videos and Biographies, «Terrorism and Political Violence» 19 (2007), pp. 95-115.

 

18 Voir les textes traduits par Mehdi Abedi et Gary Legenhausen, Jihad and Shahadat: Struggle and Martyrdom in Islam, Institute for Research and Islamic Studies, Houston 1986, en particulier le texte de l’Ayatollah Murtadâ Mutahharî sur le shahîd (chapitre 4).

 

19 Voir Werner Schmucker, Iranische Märtyrertestamente, « Die Welt des Islams » 27 (1987), pp. 185-249; Farhad Khosrokhavar, Les Nouveaux Martyrs d’Allah, Flammarion, Paris 2002, chapitre 2.

 

20 Voir M. Jalali, Akhirin nasl ; Hamza Va`izi, Bidrud, khak-i avliya ; Sayyid, khuda hafiz ; Surkhjamagan, bamdadi, majmu‘a-yi khatirat ; la série Majmu‘ah-yi khatirat-i sardan-i shahid (7 volumes jusqu’à maintenant) ; Yadnama-yi shuhada-yi sal-i avval-i difa` muqaddas-i Shahristan va-Qumm.

 

21 Hizbûllah: al-Muqâwama wa-l-tahrîr, al-Safîr, Bayrût 2006, xii (consacré aux shuhadâ’) ; sur les opérations de martyre voir le vol. ii sur les tactiques militaires.

 

22 Mawsû‘at Hizbullâh, Mu’assasat al-Hana International, Bayrût 2007, ix.

 

23 Voir Mâjid Nâsir al-Zabîdî, Karâmât al-wa‘d al-sâdiq, Dâr al-Mahajja al-Baydâ’, Bayrût 2007, pp. 178-181, 204-7 etc.

 

24 Forsan.net (2002). D’autres versions de cette fatwa sont citées dans l’appendice n. 42 (‘Ulwân).

 

25 Nawwâf al-Takrûrî, al-‘Amaliyyât al-istishhâdiyya fî-l-mîzân al-fiqhî, al-Takrûrî, Dimashq 2004, pp. 102-179 ; Muhammad Sa‘îd Ghayba, al-‘Amaliyyât al-istishhâdiyya wa-ârâ’ al-fuqahâ’ fîhâ, Dâr al-Maktabî, Dimashq 2001 ; voir également le recueil et le débat de Muhammad Tu‘mat al-Qudât, al-Mughâmara bi-l-nafs fî al-qitâl wa-hukmuhâ fî-l-Islâm, Dâr al-Furqân, ‘Ammân 2001, pp. 27-47 ; et le recueil Masâ’il jihâdiyya (note 34).

 

26 Ibn al-Nahhâs al-Dumyâtî, Mashâri‘ al-ashwâq, Dâr al-Bashâ’ir, Bayrût 2004, i, pp. 557-560.

 

27 Tout en ne partageant évidemment pas tout ce que les musulmans écrivent sur les attaques suicides, dans cette analyse je suis influencé par Ghâzî Husayn, Al-irhâb al-isrâ’îlî wa-shar‘iyyat al-muqâwama wa-l-‘amaliyyât al-istishhâdiyya, Matba‘at al-Zahrâ’, Dimashq 2004; Nawwâf al-Zarw, al-‘Amaliyyât al-istishhâdiyya, al-Mu’tamar al-sha‘bî, ‘Ammân 2003; Hâni’ b. Jubayr, al-‘Amaliyyât al-istishhâdiyya, Dâr al-Fadîla, Riyâdh 2002; Husayn al-Bash, al-‘Amaliyyât al-istishhâdiyya, Dâr Qutayba, Dimashq 2003.

 

28 Qaradâwî l’a affirmé à plusieurs reprises, voir également les déclarations de Ahmad ‘Abd al-Karîm Najîb, Al-Dalâ’il al-jaliyya ‘alâ mashrû‘iyyat al-‘amaliyyât al-istishhâdiyya, Dimashq 2006, pp. 5-7.

 

29 http://www.longwarjournal.org/archives/2016/10/number-of-suicide-attacks-claimed-by-the-islamic-state-dipped-in-september.php

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