Le traitement réservé par l’État Islamique aux minorités chrétiennes est révélateur du genre de rapports que le « Califat » instaure avec ses références idéologiques, tendant à se poser comme alternative à l’Occident
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:28:40
Le traitement réservé par l’État Islamique aux minorités chrétiennes est révélateur du genre de rapports que le « Califat » instaure avec ses références idéologiques : selon les apparences, une application intransigeante de la charia ; en réalité, une lecture sélective et parfois délirante, tendant à se poser comme alternative totale et eschatologique à l’Occident, selon la plus pure dialectique ami-ennemi. La théocratie médiévale épouse les formes du totalitarisme moderne et se livre à la volonté de puissance.
Il n’y a guère de doutes que la violence déchaînée par l’État Islamique dans la région comprise entre Syrie et Irak, essentiellement contre des non-sunnites et des sunnites « déviants », ait pris des formes et des proportions monstrueuses. En novembre 2014 déjà, c’est-à-dire cinq mois après la prise de Mossoul, un rapport d’Amnesty International parlait d’un « nettoyage ethnique de dimensions historiques » et affirmait que « l’État Islamique a systématiquement frappé des communautés non-arabes et non-sunnites, tuant et enlevant des centaines, peut-être des milliers de personnes, et contraignant plus de 830 000 habitants à fuir la région conquise en juin 2014 »[1]. Pendant la même période, un rapport de l’ONU décrivait la vie en Syrie sous l’État Islamique par la formule éloquente de « gouvernement de la terreur »[2].
La franche brutalité avec laquelle cette violence est non seulement pratiquée, mais programmée, revendiquée et exhibée – au point que l’État Islamique peut fièrement déclarer dans sa revue Dabiq que « l’Islam est la religion de l’épée, et non pacifisme »[3] –, rappelle un concept habituellement associé au XXe siècle : le totalitarisme. Ce n’est pas un hasard, selon la définition célèbre de Hannah Arendt, si la terreur est l’essence même de la domination totalitaire[4]. Et toutefois, une différence radicale semble séparer l’expérience de l’État Islamique, si atroce soit-elle, du totalitarisme à proprement parler. En effet, toujours selon Hannah Arendt, « la politique totalitaire ne remplace pas un corpus de lois par un autre, elle n’institue pas son propre consensus iuris, ne crée pas, à travers une révolution, une nouvelle forme de légalité. Son mépris pour toutes les lois positives, y compris pour les siennes propres, implique la conviction de pouvoir se passer de tout consensus iuris, sans pour autant se résigner à l’état tyrannique de l’illégalité, de l’arbitraire et de la peur. Elle peut se passer du consensus iuris parce qu’elle promet d’affranchir l’accomplissement de la loi de toute action et de tout volonté humaine ; et elle promet la justice sur terre parce qu’elle prétend faire de l’humanité elle-même l’incarnation de la loi […] Dans l’interprétation du totalitarisme, toutes les lois sont devenues des lois de mouvement. Quand les nazis parlaient des lois de la nature ou quand les bolchéviques parlaient de la loi de l’histoire, ni la nature ni l’histoire n’étaient plus la source stabilisante de l’autorité pour les actions des hommes mortels : elles sont mouvement en soi […] La terreur est la réalisation de la loi du mouvement »[5].
Pour être tel, le totalitarisme exige donc l’immanence d’une loi qui s’identifie dans le même temps avec l’évolution historique ou naturelle. Rien de plus éloigné apparemment de la réalité de l’État Islamique, qui prétend au contraire concrétiser une loi transcendante et absolument stable en ce qu’elle est d’origine divine. On pourrait à la rigueur parler de théocratie, et de la pire espèce, mais non de totalitarisme. Mais en est-il vraiment ainsi ? Essayons de voir les choses plus en détail, en assumant comme objet d’étude et terme de comparaison la condition des non-musulmans, et en particulier des chrétiens, à l’intérieur de l’idéologie et de la praxis de l’État Islamique.
Dans la rhétorique de l’EIIL, la condition de toute communauté dépend du statut qui lui est assigné par la loi divine. Ainsi toute décision et tout acte trouverait une justification dans le cadre normatif stipulé par la charia. La revue Dabiq rapporte ainsi par exemple le débat intervenu, avant la prise du Sinjar, entre les juristes de l’État Islamique au sujet du statut des Yézidis. Le but de la discussion était de « décider s’il fallait les traiter comme un groupe païen dès les origines, ou au contraire comme un groupe musulman à l’origine qui aurait successivement apostasié », ce qui aurait entraîné une différence subtile dans le traitement réservé à certains de leurs membres et en particulier aux femmes. Une fois établi qu’il s’agissait de simples païens, beaucoup de familles ont été réduites en esclavage et vendues par les militants djihadistes tout comme « les païens avait été vendus par les compagnons [de Muhammad] »[6].
La propagande djihadiste entend ici montrer que la sélection des victimes et la manière dont elles sont traitées ne dérivent pas de décisions arbitraires, mais de l’adhésion rigoureuse à une normative extérieure qui précède et conditionne d’un impératif implacable le jugement de l’État. Ainsi, si la « faute » des yazidis est d’être païens, l’impiété des chiites et d’autres groupes musulmans « hétérodoxes » comme les alaouites dépend de leur qualification de râfida (ceux qui refusent), terme qui, traditionnellement, désigne les chiites duodécimains surtout dans des contextes polémiques, tandis que les sunnites qui n’observent pas de façon adéquate la Loi sont dénoncés comme murtadd (apostats), et, en tant que tels, considérés comme passibles de mort.
Le pacte de ‘Umar
L’un des cas emblématiques de cet entrecroisement entre statut juridique et terreur est celui des chrétiens. À la différence des autres groupes, les chrétiens peuvent bénéficier de la dhimma, la protection qui est accordée à certaines conditions – dont le paiement d’un impôt de capitation (la jizya) – aux « Gens de l’Écriture » et aux groupes qui leur sont assimilés. À ce propos, Pierre-Jean Luizard a pu écrire que « on ne peut pas dire que les communautés chrétiennes ont été livrées à l’arbitraire total d’une politique d’éradication : des règles, sans aucun doute cruelles et odieuses, ont été relativement respectées »[7]. À la différence de ce qui s’est passé avec d’autres communautés, dans le cas des chrétiens, l’élan djihadiste aurait donc été limité par la charia, et en particulier par la norme que l’on tire du Coran 9,29, et dont l’application est détaillée dans ce que l’on a appelé le Pacte de ‘Umar, document qui enregistre les conditions qui auraient été concordées entre le second Calife (634-644) et la population chrétienne de Jérusalem au moment de la prise de la ville en 637[8].
En 2007 déjà, l’homme qui était alors leader de l’État Islamique (lequel, à l’époque, s’appelait simplement l’État Islamique en Irak, et était encore lié à al-Qaïda), ‘Umar al-Baghdadi, affirmait dans un document-programme que les personnes appartenant aux Gens de l’Écriture ne pourraient bénéficier d’aucun statut de protection du moment qu’elles avaient violé les pactes établis avec les musulmans et se trouvaient en guerre avec l’État Islamique. Si elles voulaient jouir de nouveau de conditions de sécurité et en sûreté, elles devraient passer un nouveau pacte avec l’État Islamique, conforme aux conditions du pacte de ‘Umar qu’elles avaient violé[9].
Ce n’est peut-être pas un hasard si c’est justement à cette période que remonte la première explosion d’une violence effrénée contre les chrétiens, dont fut victime notamment l’archevêque de Mossoul, Mgr Paulos Faraj Rahlo, et qui culmina dans les attentats contre la cathédrale syro-catholique de Bagdad le 31 octobre 2010.
Lorsque, en 2013, l’État Islamique (devenu entretemps État Islamique de l’Irak et du Levant) s’empara de la cité syrienne de Raqqa, les chrétiens durent y souscrire un document de protection qui reproduisait les conditions du pacte de ‘Umar, imposant douze conditions en échange de la sauvegarde de leur vie, de leurs biens, de leurs églises et de leurs enfants[10]: 1) ne pas construire de nouveaux lieux de culte, églises ou monastères, dans la ville ou dans ses environs, et ne pas restaurer les lieux de culte détruits ; 2) ne pas porter de croix, ne pas porter avec soi de livres de religion dans les rues ou dans les marchés fréquentés par les musulmans, et ne pas utiliser de haut-parleurs pendant la célébration du culte ; 3) ne pas faire entendre aux musulmans la lecture des livres chrétiens ou le son des cloches, et ne sonner les cloches qu’à l’intérieur des églises ; 4) ne pas commettre d’actes hostiles à l’égard de l’État Islamique, comme héberger des espions ou des individus recherchés par la justice de l’État, et dénoncer les éventuelles conspirations contre les musulmans dont ils prendraient connaissance ; 5) ne pas pratiquer de rites hors des églises ; 6) n’empêcher aucun chrétien d’embrasser l’Islam ; 7) respecter l’Islam et les musulmans et ne dénigrer aucun aspect de leur religion ; 8) payer le jizya: le tribut incombe à tout mâle pubère, et son montant est de quatre dinars d’or pour les personnes riches, deux dinars pour les personnes ayant un revenu moyen, un dinar pour les pauvres, à verser en deux échéances par an ; 9) ne pas porter d’armes ; 10) ne pas faire commerce de porcs ou de vin avec les musulmans, ni les consommer en public ; 11) avoir des sépultures distinctes de celles des musulmans ; 12) se conformer aux normes imposées par l’État Islamique, par exemple en observant la bienséance dans l’habillement, dans les commerces, etc. Le document, qui a été ensuite répété pour les chrétiens de al-Qaryatayn, conclut en stipulant que les chrétiens jouiront de la « protection de Dieu et de Muhammad sur leurs terres et sur leurs propriétés, et que leurs droits et leur religion seront respectés » tant qu’ils observeront les conditions énumérées dans le pacte. Dans le cas contraire, leur droit à la protection viendrait à manquer, et ils seraient considérés comme des ennemis de l’État Islamique.
Ces conditions représentent effectivement le cadre normatif de référence pour la discipline de la présence chrétienne à l’intérieur de la oumma islamique. Toutefois, leur application rigide, rigide au point de transformer la protection en une persécution légale, ne s’est réalisée qu’en certains moments de l’histoire islamique : elle servait de certificat d’islamicité dont se dotaient des gouvernants particulièrement zélés, comme l’omeyyade ‘Umar II, l’abbaside al-Mutawakkil, le fatimide al-Hâkim bi-Amr Allah, et le mamelouk al-Nâsir Muhammad Ibn Qalâwûn.
Pathos anti-occidental
Dans le cas de l’État Islamique, en outre, la récupération et l’application diligente d’un texte médiéval sert naturellement à accroître sa propre légitimation religieuse. Mais la manière dont l’EIIL va puiser dans la tradition islamique révèle autre chose. Comme l’a relevé Andrew March dans le contexte d’un débat américain sur le rapport entre l’EIIL et les écritures islamiques, l’État Islamique partage avec d’autres mouvements salafistes-djihadistes la référence à un ensemble de pratiques et institutions juridiques qui ne renvoient pas seulement à un fondement islamique, mais ont aussi le but d’accentuer l’altérité absolue entre les normes islamiques et la culture moderne de matrice occidentale :
La restauration de l’esclavage, l’exécution sommaire des prisonniers, l’exhumation du statut de dhimmi pour les non-musulmans font exactement cela. Elles servent à annoncer la souveraineté d’un ordre juridique particulier. Et plus ces pratiques impressionnent les non-salafistes, plus elles proclament clairement l’indépendance et l’autosuffisance absolues de l’ordre juridique islamique[11].
Dans cette perspective, l’État Islamique fait certes référence à un patrimoine spécifique donné, mais selon une logique non dissemblable de celle d’autres groupes radicaux et totalitaires anti-occidentaux, au point qu’on peut tranquillement leur appliquer les termes utilisés par le sociologue italien Pellicani pour décrire un mouvement comme celui des Khmers Rouges :
Dans leur folie homicide, il n’y a pas seulement, comme dans toutes les folies, une méthode ; il y a aussi un pathos spécifique, et précisément le pathos du refus radical de la civilisation occidentale dans toutes ses manifestations[12].
Le pathos est tel qu’il n’a même pas besoin de s’exprimer avec les tons apologétiques d’un Qaradawi – l’idéologue islamiste qui a passé toute sa vie à vanter la supériorité de la « solution islamique » sur les autres systèmes – pour lequel les garanties offertes par le statut de la dhimma rendraient la vie du non-musulman à l’intérieur de la oumma meilleure qu’au-dehors de celle-ci[13]. Le rigorisme doctrinaire de l’EIIL s’inspire plutôt de la « violence morale » des Ahkâm ahl al-Dhimma de Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350)[14] ou de la féroce intransigeance anti-chiite et anti-chrétienne de Ibn Taymiyya (1263-1328), dont le nom revient abondamment dans la production idéologique de l’EIIL, et qui écrivit ses tristement célèbres fatwas en une époque où, comme le relève Suleyman Mourad, la situation du Moyen-Orient n’était guère différente de celle d’aujourd’hui[15].
Mais la prédilection pour ces « mauvais maîtres » pourrait ne pas suffire à expliquer l’idéologie et la praxis de l’État Islamique. Derrière une apparence d’adhésion rigoureuse aux sources, son approche des écritures révèle en effet un degré élevé de sélectivité. Le choix des textes coraniques cités normalement pour décrire les chrétiens le montre : les plus hostiles abondent (comme Cor. 2,120, 5,51 et 9,29), tandis que les plus conciliants sont systématiquement éludés. Mais il y a aussi, autre preuve, la manière dont le pacte de ‘Umar est utilisé. March, encore lui, fait remarquer combien la charte imposée en 2014 à la population de Raqqa combine une « fidélité ostentatoire et certaines révisions intrigantes »[16]. La révision qui saute immédiatement aux yeux est dans la forme même du pacte. Celui que nous transmet la tradition islamique enregistre la voix des chrétiens de Jérusalem. Ce sont eux qui proposent les conditions pour leur protection, et c’est le Calife ‘Umar qui les accepte. Le document rédigé par l’État Islamique est émis au nom de Abu Bakr al-Baghdadi et de l’État Islamique, et exprime les normes auxquelles les chrétiens doivent obéir à la troisième personne du pluriel (ils ne construiront pas, ils ne montreront pas, ils ne feront pas entendre, etc). Ils ne sont plus les sujets, mais les objets du Pacte. Mais il y a également des variations dans les contenus mêmes, aussi bien en termes d’omissions que d’ajouts. Parmi ces derniers, par exemple, l’obligation de livrer d’éventuels individus recherchés par la justice, la nécessité de spécifier le montant de la jizya, et l’injonction de se conformer aux normes imposées par les patrouilles islamistes en matière de décence publique et de moralité.
Mais même là où le texte suit plus littéralement la version originelle, ce qui frappe, c’est surtout la disproportion absolue entre la précision et la solennité du texte et l’exigüité de la communauté chrétienne de Raqqa, dont les membres avaient probablement déjà fui en masse avant l’arrivée de l’État Islamique[17]. Il apparaît ici évident que les rescapés de Raqqa servent uniquement à jouer le rôle humiliant de cobaye dans le laboratoire du Califat renaissant. Celui-ci ne serait pas en effet à la hauteur de ses ambitions et de sa pureté « salafistique » s’il ne pouvait exhiber une communauté de « protégés » sur qui veiller. Ailleurs, comme à Mossoul, où les dimensions de la communauté chrétienne risquaient de déranger l’obsession paranoïaque de l’État Islamique pour l’uniformité religieuse, les conditions imposées par les djihadistes (conversion, paiement d’un tribut très élevé, ou la mort), les intimidations (il suffit de penser aux maisons chrétiennes marquées de la lettre « nûn », initiale de nasârâ, nazaréens), et les brutalités commises ont eu une grande efficacité pour convaincre les chrétiens à partir.
Une vengeance en deux actes
De surcroît, si le traitement infligé aux chrétiens irakiens et syriens maintient encore une apparence de conformité avec la charia, encore que dans sa formulation la plus intransigeante, l’histoire des 21 coptes trucidés sur une plage libyenne par les soldats de la « province tripolitaine » (Wilâyat Tarâbulus) du « Califat » est la preuve d’une conception délirante de l’Islam. L’épisode est quelque peu développé dans le numéro 7 de Dabiq, où il est mis en rapport avec « l’opération bénie » contre la cathédrale syro-catholique de Baghdad en 2010, où « plus de cent croisés furent tués ou blessés par seulement cinq martyrs de l’État Islamique ». Dans le compte-rendu présenté par la revue, l’attentat avait pour but de venger certaines musulmanes qui auraient été « torturées et assassinées » par l’Église copte d’Égypte. L’article se réfère ici à l’histoire de quelques femmes, dont Camilia Shehata, la plus connue, dont la disparition mystérieuse en juillet 2010 entraîna une série de rumeurs sur sa conversion présumée à l’Islam, enclenchant des échanges d’accusations féroces entre coptes et musulmans. L’État Islamique exploite cet épisode pour mettre en scène une vengeance en deux actes, entre autres contre deux communautés distinctes tant par le rite que par l’affiliation ecclésiastique : tout d’abord contre
les chrétiens catholiques de Bagdad pour enseigner au tâghût [démon] des coptes – Shenouda – que le sang musulman a un prix élevé, et que, par conséquent, si son Église persécute une musulmane en Égypte, il sera directement responsable pour tout chrétien tué où que ce soit dans le monde. [...] En semant la terreur directement dans le cœur des coptes après l’avoir semée dans le cœur de leurs alliés catholiques[18].
Que, selon l’EIIL, le mode le plus adéquat d’interagir avec les chrétiens soit la terreur est confirmé par un autre article de Dabiq, qui décrit le « soulagement éprouvé par les musulmans dans leur cœur lorsqu’ils ont vu leurs frères [de Boko Haram] en Afrique occidentale terroriser les chrétiens et l’armée nigériane de murtadd [apostats] » ; et qui fait l’éloge des mudjahidin de la région pour « n’avoir pas craint le blâme des critiques lorsqu’ils ont capturé et réduit en esclavage des centaines de jeunes filles chrétiennes, même lorsque la machine médiatique des croisés a tout fait pour attirer l’attention du monde entier sur cette question »[19].
Bref, la position de l’État Islamique vis-à-vis des chrétiens peut certes s’appuyer sur une base textuelle effective (à commencer par Cor 9,29). Et à ce propos, on ne peut éviter de relever en passant un cas particulièrement épineux de déphasage entre la tradition islamique et les valeurs de la modernité, un déphasage qui, du reste, a incité différents penseurs musulmans à invoquer sans moyens termes une réforme qui ait le courage d’opérer une nette rupture épistémologique avec le patrimoine du passé. Mais le traitement réservé aux potentiels dhimmî et, de façon plus générale, à toutes les populations non-sunnites de la région syro-irakienne, ne peut être ramené exclusivement à la normative religieuse : non que l’idéologie de l’État Islamique n’aille puiser parmi des éléments effectivement présents dans les textes fondateurs ou dans la réflexion juridique de l’Islam, mais parce que ces derniers ne suffisent pas à expliquer la charge nihiliste qui inspire les partisans du Calife al-Baghdadi.
Le Califat sous accusation
Ce n’est pas un hasard si « la geste » de l’EIIL est parvenue à susciter, dans un monde musulman normalement extrêmement fragmenté, un mouvement unanime inédit de désapprobation. Il est de fait assez surprenant de voir que ce ne sont pas seulement les penseurs éclairés de l’Islam qui condamnent les persécutions de l’État Islamique, ou la mosquée égyptienne de al-Azhar, qui se veut le phare d’un Islam « médian », mais aussi ces salafistes-djihadistes de la « vieille garde », la génération al-Qaïda pour bien nous comprendre, qui étaient, il y a quelques années encore, considérés comme la pire incarnation du mal.
L’idéologue djihadiste Abû Qatâda al-Filastînî, par exemple, a affirmé que « l’imposition de la jizya aux chrétiens de Raqqa est illégale, du moment qu’elle doit résulter d’un pacte entre deux parties contractantes, dont l’une est absente », spécifiant qu’en Syrie, les mudjahidin « ne sont pas encore en mesure de garantir la protection des personnes et des biens des chrétiens, et qu’il est de ce fait illégal de percevoir de l’argent de leurs mains sans leur offrir en échange un service »[20]. Un autre idéologue, ‘Azzâm al-Amrîkî, est même allé chercher l’exemple de l’impitoyable al-Zarqawi, le « père noble » de l’État Islamique, qui, dit-il, « avait bien précisé que sa politique se limitait à combattre les groupes qui luttaient contre les musulmans et ceux qui soutenaient l’occupation des croisés en Irak, tandis qu’il n’avait aucun intérêt à combattre les autres groupes comme les yézidis, les sabéens, les mandéens et les chrétiens »[21]. Mais c’est le cheikh Abû al-Mundhir al-Shinqîtî, autre représentant de poids de l’idéologie djihadiste, qui saisit à plein la motivation de l’État Islamique : « Pour al-Baghdadi, attaquer les chrétiens et les yézidis a été une politique nécessaire, en dépit de ses risques, pour cultiver parmi ses troupes l’illusion du Califat et les conforter dans l’idée que c’étaient elles, et elles seules, qui représentaient aujourd’hui l’Islam »[22].
Le théo-manichéisme de l’État Islamique
Les propos d’Al-Shinqîtî, qui connaît bien, de toute évidence, le langage de programmation des mouvements djihadistes, et les considérations sur les victimes de l’État Islamique nous permettent de revenir sur le rapprochement que nous avons esquissé plus haut entre l’État Islamique et le totalitarisme.
Tout d’abord, comme al-Shinqîtî le suggère, l’État Islamique n’applique pas l’Islam : de façon beaucoup plus radicale, il entend le représenter et en avoir l’exclusivité. Le fait de se détacher de al-Qaïda en 2013 n’a pas un sens uniquement stratégico-militaire, mais signale très exactement l’autosuffisance de l’EIIL, dont la légitimité ne dépend plus de reconnaissances extérieures. Le sceau de ce mouvement d’émancipation est la proclamation du Califat : celle-ci, selon la déclaration du porte-parole de l’État Islamique le 29 juin, entraîne « la fin de la légitimité de tous les émirats, groupes, États et organisations sur lesquels s’étend le pouvoir du Calife et qui sont atteints par son armée »[23]. La refondation du Califat, qui permet à la oumma de « goûter de nouveau la saveur de l’honneur, le rêve qui habite tout musulman au plus profond de lui-même, l’espérance qui fait frémir le cœur de tout combattant monothéiste »[24], revêt, du fait de sa puissance démagogique, la même fonction que le mythe du Reich assumait dans la rhétorique hitlérienne. On pourrait relever, en reprenant l’analyse de Hannah Arendt, que le Reich prétendait incarner un ordre totalement nouveau, le début d’une ère nouvelle, dans laquelle « l’humanité – plus précisément sa partie privilégiée : le peuple allemand, incarnation parfaite de la Herrenrasse – allait sortir du temps de la corruption universelle et entrer dans la voie qui allait la porter à se libérer progressivement de toutes les limitations qui, dans le passé, l’avaient avilie et dégradée »[25]. Le Califat, lui, renvoie par définition à une époque passée, à un ordre et à une humanité qui ont déjà été, et qui doivent être restaurés en obéissant à la transcendance et la stabilité des normes divines plutôt qu’à une loi de nature en mouvement perpétuel. Toutefois, le Califat de al-Baghdadi est lui aussi en réalité entièrement tendu vers une régénération-palingénésique de l’humanité, dans laquelle la lutte de l’Islam contre les trois maux du monde – la mécréance (kufr), l’idolâtrie (shirk) et l’apostasie (irtidâd) – n’est pas différente de la guerre mortelle entre les races (nazisme) ou entre les classes (bolchévisme). Elle emporte en effet les personnes et les choses avec la même « fureur pantoclastique » qu’un Hitler ou un Lénine, détruisant « jusqu’à la dernière pierre l’ordre existant »[26], en vue de l’avènement imminent du temps eschatologique, thème qui, dans la propagande de l’EIIL, n’est pas moins présent ou moins puissant qu’il ne l’était dans la rhétorique des deux grands totalitarismes européens. Et la liste des homologies pourrait s’allonger.
Ce qui rend effective l’affinité apparemment impossible entre la théocratie islamiste du néo-Califat et le totalitarisme, c’est la nature « circulaire » de la théologie politique. Comme l’explique Massimo Borghesi,
la théologie politique […] est dialectique. Pour elle, le moment théologique se réalise à travers le politique, et le politique par l’intermédiaire du théologique. Dans leur passage « à travers », dans leur réalisation à travers un autre-que-soi, les deux moments vont vers une métamorphose. C’est en ce sens que la théologique politique représente une formule de la sécularisation : du théologique, qui identifie la civitas Dei avec la civitas Mundi ; du politique, alors qu’il devient, dans le sens de Löwith ou de Voegelin, religion politique. La sécularisation est le « cercle » dans lequel le transcendant devient immanent, et l’immanent à son tour se colore d’emphase religieuse totalisante justement pour pouvoir s’enfermer dans son immanence[27].
Ce passage permet aussi de comprendre la différence entre le « Califat » de al-Baghdadi et le Califat islamique classique. Borghesi ajoute en effet la nécessité d’opérer une distinction fondamentale entre la théologie politique traditionnelle, qui peut assumer une forme théocratique ou césaro-papiste et produit une sécularisation de la religion, et la théologie politique post-chrétienne, laquelle
relève de la politique qui, en se totalisant, devient religion. Ici, c’est ce qui est mondain qui devient théologique, et non l’inverse. Mais dans ce cas, la théologique politique, loin d’être une sécularisation du Christianisme, devient, chez Carl Schmitt, un théomanichéisme, une théologie politique gnostique […] Du point de vue structurel, la différence entre les deux théologies est donnée par la dialectique ami-ennemi laquelle n’est pas nécessaire dans la théologie politique ‘chrétienne’, mais est en revanche essentielle dans la théologie politique gnostique[28].
C’est sur ce terrain, plus que sur celui de la théocratie traditionnelle, que l’État Islamique retrouve le totalitarisme. Ce n’est pas un hasard si, justement du fait de la dynamique que Borghesi décrit pour le Christianisme, l’Islam classique a connu lui aussi une sécularisation du pouvoir politique et une certaine distinction, de fait sinon dans les idées, entre sphère spirituelle et sphère temporelle. Dans le néo-Califat syro-irakien, c’est au contraire une logique d’affrontement féroce – avec l’Occident, avec les non-musulmans, avec les musulmans « hétérodoxes » – qui définit la nature et les objectifs de l’État. Le Califat est proclamé pour sa capacité de mobiliser des énergies symboliques, médiatiques et guerrières. Nous nous trouvons de toute évidence face à un cas extrême d’exploitation de la religion : non toutefois en ce sens que l’Islam est utilisé consciemment selon un calcul rationnel pour parvenir à des fins politiques. Les militants djihadistes croient véritablement en ce qu’ils disent et en ce qu’ils font ; on ne s’expliquerait pas autrement leur disponibilité à mourir pour la cause de l’État Islamique. Exploitation signifie plutôt que l’Islam finit par être totalement absorbé par la volonté de puissance. C’est l’option première pour l’affirmation de la oumma et la reconstruction du Califat, avec la terreur qui s’ensuit, qui génère une interprétation spécifique de la charia. Le cas tragique du pilote jordanien condamné à être brûlé vif le démontre de façon emblématique : une peine de mort décidée tout d’abord sur le papier puis ratifiée par une fatwa ad hoc qui a horrifié l’influent idéologue djihadiste Abû Muhammad al-Maqdisî.
Le Califat de al-Baghdadi est certes une perversion. Mais il est aussi l’incarnation de la nature de l’Islam politique dans sa logique la plus extrême, là où la religion se consume jusqu’à se dissoudre dans la guerre totale contre l’ennemi. Renoncer une fois pour toutes à la « chimère de l’État Islamique »[29], sauverait tant de vies, et sauverait aussi l’Islam.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
[1] Amnesty International, Ethnic cleansing on a historic scale. The Islamic State systematic targeting of minorities in northern Iraq, p. 4. Le document se trouve à l’adresse bit.ly/1FMMBDz
[2] United Nations, Report of the Independent International Commission of Inquiry on the Syrian Arab Republic, Rule of Terror: Living under ISIS in Syria, bit.ly/1j5nVMB
[3] « Dabiq » 7, p. 20.
[4] Cfr. Hannah Arendt, The Origin of Totalitarianism, Harcourt, New York 1976, p. 464.
[5] Ibi, pp. 462-463, 465.
[6] « Dabiq » 4, p. 14.
[7] Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’histoire, La Découverte, Paris 2015, p. 166.
[8] Traduction française in André Ferré, Protégés ou Citoyens ?, « Islamochristiana » 22 (1996), pp. 79-117, en particulier pp. 115-117. Le Pacte de ‘Umar est en réalité probablement postérieur à l’époque des Califes bien Guidés, cf. Arthur S. Tritton, The Caliphs and Their Non-Muslims Subjects. A Critical Study of the Covenant of ‘Umar, Humphrey Milford-Oxford University Press, London 1930.
[9] Cfr. Cole Bunzel, From Paper State to Caliphate. The Ideology of the Islamic State, The Brookings Project on U.S. Relations with the Islamic World, Analysis Paper n. 19 (mars 2015), brook.gs/1wXBrI0
[10] Le text du document se trouve à http://justpaste.it/ejur.
[11] Andrew March et William McCants, Experts weigh in (part 3): How does ISIS approach Islamic Scripture?, brook.gs/1bBdcEW.
[12] Luciano Pellicani, La rivoluzione cambogiana, in Id., Rivoluzione e totalitarismo, Marco Editore, Lungro di Cosenza 2004, p. 3.
[13] Cfr. Bishara Ebeid, Le relazioni con il non-musulmano nel radicalismo contemporaneo, in Andrea Plebani-Martino Diez (dir.), La galassia fondamentalista. Tra jihad armato e partecipazione politica, Marsilio, Venezia 2015.
[14] Cfr. Marie-Thérèse Urvoy, La violence morale dans les Ahkâm ahl al-Dhimma d’Ibn Qayyim al-Jawziyya, in Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.) Islam: identité et altérité : hommage à Guy Monnot, o.p., Brepols, Turnhout 2013, pp. 411-418.
[15] Sulaymân Murâd, Limâdha yakrah Ibn Taymiyya Jabal Lubnân?, «Al-Safîr», 15 marzo 2014, bit.ly/1j5o8iQ. Sur l’hostilité anti-chiite et anti-chrétienne de Ibn Taymiyya voir également Id., Les fruits défendus du Mont Liban, « Oasis » 18 (2013), pp. 97-101.
[16] Andrew March et William McCants, Experts weigh in (part 3): How does ISIS approach Islamic Scripture.
[17] Cfr. Aryn Baker, Al-Qaeda Rebels in Syria Tell Christians to Pay Up or Die, « Time », 28 février 2014, ti.me/1VuNx13
[18] « Dabiq » 7, p. 30-32.
[19] « Dabiq » 8, p. 14.
[20] Tâmir al-Samâdî, Abû Qatâda li-l-Hayât : “Fard al-jizya fî Sûriya ghayr jâ’iz” wa u’ayyid mahl al-Jawlânî, « al-Hayât », 27 février 2014, bit.ly/1hfX9zm
[21] Kata’ib Rad‘ al-Khawârij, Qâlû ‘an dawlat al-Baghdâdî. Aqwâl al-‘ulamâ’ al-‘âmilîn wa ahl al-ra’y al-mu‘tabarîn wa qâdat al-jihâd al-mayâmîn fî khawârij dawlat al-mâriqîn, Mu’assasat Kata’ib Rad‘al-Khawârij, Août 2015, pp. 50-51.
[22] Ibid, p. 81.
[23] Abû Muhammad al-‘Adnânî, Hadhâ wa‘d Allah, https://www.youtube.com/watch?v=jVKrlEGbseY.
[24] Ibid.
[25] Luciano Pellicani, Hitler e Lenin. I due volti del totalitarismo, Rubbettino, Soveria Mannelli 2009, p. 92.
[26] Ibi, p. 93.
[27] Massimo Borghesi, Critica della teologia politica. Da Agostino a Peterson: la fine dell’era costantiniana, Marietti 1820, Genova-Milano 2013, pp. 13-14.
[28] Ibid.
[29] Cf. Martino Diez, La chimera di uno Stato per il Corano, « Oasis » 21 (2015), p. 130.
Pour citer cet article
Référence papier:
Michele Brignone, « L’État Islamique ou l’option préférentielle pour la terreur », Oasis, année XI, n. 22, décembre 2015, pp. .78-89.
Référence électronique:
Michele Brignone, « L’État Islamique ou l’option préférentielle pour la terreur », Oasis [En ligne], mis en ligne le 27 janvier 2016, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/letat-islamique-ou-loption-preferentielle-pour-la-terreur.