Les deux idéologies politiques rivales ont dominé le monde arabe tout au long du siècle dernier. En dépit de leur grande popularité, ni l’une ni l’autre n’ont su répondre adéquatement aux défis de la modernité
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:03:26
La Syrie a quasiment cessé d’exister en tant qu’État-nation, et ce qui s’y est passé après 2011, est l’expression même du choc de deux idéologies rivales qui sont entrées en conflit à partir des années 1960. Ces deux idéologies sont nées au milieu du XIXe siècle, face à la domination européenne qu’ils ont combattue de manière différente. La première voulait adopter la formule de l’État-nation européen et ses institutions administratives : elle a été formulée par des élites urbaines qui cherchaient en même temps à renouer, dans certaines limites, avec leur patrimoine culturel et religieux. Commencée avec les réformes de Muhammad ‘Ali Pacha et les idées de Rifâ‘at al-Tahtâwî, elle a abouti à la création du premier parti nationaliste en Égypte dans le derniers tiers du XIXe siècle. Même s’il n’a jamais rompu avec l’Islam, qu’il utilisait comme un moyen pour mobiliser les foules, le nationalisme arabe naissant s’est nourri de la pensée européenne, notamment de l’idéalisme allemand de Herder et Fichte.
Le courant rival a été soutenu, lui, par les couches traditionnelles attachées à l’Islam, qui dans un premier temps ont espéré le retour du califat pour éviter le démembrement de la oumma musulmane en différentes nations étrangères entre elles. À la base de ce programme, l’idée que les sociétés musulmanes se sont affaiblies parce qu’elles se sont éloignées du véritable Islam. Par conséquent, la solution pour se défendre et exister est le retour à l’Islam des origines (salaf) et à la charia. Il est important de rappeler que l’origine de ces deux mouvements est la Nahda dont la figure principale est le cheikh Muhammad ‘Abduh (1849-1905).
Ce que les nationalistes ont retenu de la pensée de Muhammad ‘Abduh, c’est la légitimation du concept européen d’État-nation et de ses institutions, tandis que les culturalistes, que l’on appellera plus tard islamistes, ont mis l’accent sur sa défense de l’Islam. Nationalistes et culturalistes n’étaient pas opposés sur le point de la place de la religion dans l’espace public. Pour les premiers, la politique doit primer pour restaurer la grandeur de l’Islam ; pour les autres, c’est la religion qui prime pour défendre l’authenticité sur laquelle doit être bâti l’État. Les deux courants ont contribué à la lutte idéologique qui a mené aux indépendances des pays arabes colonisés ou sous protectorat. Dans la lutte contre la domination coloniale, les nationalistes ont été plus efficaces dans la mesure où ils maîtrisaient les concepts de la grammaire politique moderne et avaient le sens des rapports de force internationaux. Cela explique pourquoi ce sont des nationalistes qui ont dirigé l’État indépendant[1]. Mais, quelques décennies plus tard, avec l’échec des promesses des régimes postcoloniaux, les islamistes ont défié les nationalistes, se proposant de libérer la nation de l’influence culturelle occidentale. Mais s’ils les ont défiés, c’est parce que les régimes nés de l’indépendance, dirigés par les élites militaro-civiles, avaient perdu leur crédibilité aux yeux des masses populaires en raison de leur incapacité à réaliser leurs promesses de développer l’économie et de moderniser la société. Cet échec est à imputer aux limites idéologiques du nationalisme arabe.
Les limites idéologiques du nationalisme arabe
Pourquoi, alors qu’ils jouissaient d’une popularité certaine, les régimes nationalistes autoritaires n’ont pas réussi à développer l’économie et à moderniser la culture ? L’argument de la pénurie de ressources financières n’est pas valable pour les pays pétroliers comme l’Irak et l’Algérie. La réponse à cette question est que les nationalistes – dirigeants et intellectuels – n’avaient pas compris en quoi consistait la modernité promise à leurs peuples. L’analyse des textes idéologiques de Sâti‘ al-Husrî et Michel ‘Aflaq, et des discours de Nasser, Assad, Saddam, Boumédiène… indiquent un volontarisme qui a empêché de réfléchir aux facteurs qui avaient conféré à l’Europe sa puissance.
Pour eux, cette puissance se réduisait à son aspect économique et militaire : ils pensaient donc qu’il suffirait d’importer des usines et d’acheter des armes pour rattraper le retard. Ce qu’ils ignoraient, c’est toute la trame de la modernité par laquelle la société civile crée le marché et l’État régulateur. La matrice de la modernité occidentale c’est la société civile, qui s’organise économiquement comme marché et politiquement comme État de droit. L’histoire de l’Europe indique que ce sont les sociétés qui créent les richesses et donc le développement économique. L’État accompagne ce processus ou l’étouffe. Les dirigeants arabes n’en étaient pas conscients : ils ont empêché le développement économique par leur hostilité à la société civile et au marché. L’économie de marché a été rejetée, pour empêcher l’émergence d’un pouvoir économique et d’un pouvoir syndical qui risquaient de limiter l’action du pouvoir exécutif. Cette tendance autoritaire cherchait à subordonner tous les pouvoirs sociaux, y compris celui religieux, au pouvoir exécutif, lequel tirait sa légitimité de l’armée.
Le discours socialiste n’était qu’une rhétorique et une stratégie pour justifier idéologiquement cette politique officiellement anticapitaliste. L’enjeu réel était le pouvoir politique que les militaires détenaient et qu’ils voulaient mettre à l’abri de tout contrôle et de tout contre-pouvoir. À cette fin, il n’est pas question de compétition électorale, ni d’autonomie du pouvoir judiciaire. Le système fonctionnait comme une formation précapitaliste, rappelant la « société hydraulique » du despotisme oriental dont avait parlé Karl Marx. Soutenu économiquement par le mécanisme de la rente provenant de l’exportation des hydrocarbures, ou d’autres formes de revenus extérieurs comme les transferts des travailleurs émigrés, le régime ignorait les acteurs sociaux à qui il imposait des rapports paternalistes et autoritaires.
Mais un système rentier précapitaliste, fonctionnant dans un environnement économique mondialisé, sera forcément soumis à des pressions financières insupportables. Car ce système n’a pas l’autonomie que le Moyen Age assurait aux sociétés locales. L’Égypte, l’Algérie, l’Irak sont insérés dans une économie mondiale régulée par un système de prix international qui a des répercussions sur les prix du marché local. Le prix d’un quintal de blé ou d’une tonne d’acier est le même au Caire et à New York, par-delà les parités monétaires des devises. Pour se rendre autonomes du système international de prix, les régimes arabes ont dû subventionner les produits de consommation courante. Après deux ou trois décennies, ces subventions sont devenues un lourd fardeau pour le budget de l’État, et à la longue ont érodé le pouvoir d’achat des consommateurs.
L’Occident a imposé au reste du monde le modèle d’accumulation économique caractérisé par une structure politico-économique qui veut que le pouvoir d’État soit public et que l’activité marchande soit privée. Il n’y a qu’une seule exception à cette règle, et c’est la Chine dont les dirigeants ne sont pas issus des urnes. Mais la Chine a encouragé le développement d’un secteur privé dont la production à l’origine était dirigée vers l’exportation. La contradiction qui a miné les régimes arabes républicains, c’est qu’ils ont privatisé ce qui est public par vocation (le pouvoir d’État) et rendu public ce qui est privé par nature (l’activité marchande). À partir des années 1970, pour surmonter cette contradiction, les régimes arabes ont libéralisé l’économie en abandonnant le monopole de l’État sur le commerce extérieur (politique dite de l’infitâh). Mais cette libéralisation n’a pas créé un patronat lié à la production comme en Chine ; elle a créé une bourgeoisie d’affaires qui accumulait une richesse monétaire sur la base de la spéculation et des services. Cela a libéré une dynamique de corruption généralisée qui finira par rendre les régimes encore plus impopulaires et renforcer l’opposition islamiste. Celle-ci, à partir d’une posture morale, dénoncera les dirigeants accusés d’avoir encouragé la corruption et d’avoir creusé le fossé entre les riches et les pauvres.
La montée et le déclin de la protestation islamiste
Il y a une nombreuse littérature sur l’islamisme dont une partie s’est focalisée sur ses manifestations à l’extérieur des sociétés musulmanes. Sans sous-estimer l’impact qu’il a comme acteur sur la scène internationale, il faut le replacer dans son contexte historique qui est celui de sociétés musulmanes en voie de sécularisation. L’islamisme est une forme de résistance à la sécularisation, ou tout au moins une tentative de négocier la place de la religion dans l’espace public en construction. C’est un phénomène qui s’inscrit dans la durée, celle nécessaire aux mentalités et aux psychologies sociales pour s’adapter à un monde désenchanté où les institutions religieuses et les saints n’ont plus le pouvoir de peser sur le cours des événements. Ce n’est pas vers un monde sans dieu que se dirigent les sociétés musulmanes ; c’est plutôt vers un monde où Dieu n’est plus la figure publique qui dit ce qu’il faut faire et ne pas faire dans la vie quotidienne. Ceci dit, l’islamisme est une utopie et une idéologie politique.
L’utopie consiste à vouloir créer un monde où les contraintes sociales et l’égoïsme individuel n’existent pas. Elle suppose que chacun vivrait dans le bonheur si les richesses abondantes fournies par la nature grâce à Dieu étaient mieux réparties et si les hommes devenaient bons. L’utopie est à la recherche de la société idéale où tous les hommes sont égaux et parfaits. Dans le passé, cet idéal était recherché par les soufis qui se retiraient du monde. L’homme parfait ne pouvait vivre en société, car celle-ci était trop imparfaite. Il se retirait dans le ribât, la forteresse-monastère, pour que la société n’empêche pas son cheminement vers Dieu. Le soufisme a dépéri pour des raisons historiques et sociologiques mais l’utopie qu’il a incarnée a été captée par l’islamisme qui l’a, paradoxalement, sécularisée. L’islamisme ne prône pas le retrait de la société ; au contraire, il pousse à s’y investir pour la changer, pour en faire le lieu de la morale indiquée par la charia. L’objectif est de transformer la société en une communauté de frères et de sœurs où l’égoïsme individuel n’a pas sa place. Cette utopie a attiré vers l’islamisme des foules nombreuses rêvant d’un monde meilleur et lui a permis de se transformer en idéologie mobilisatrice populaire.
L’islamisme est aussi une réaction politico-culturelle à la domination occidentale. Son élaboration comme projet idéologique remonte à la Nahda dont se réclame Rachîd Ridâ, considéré comme le disciple légitime de Muhammad ‘Abduh. L’un de ses étudiants, Hassan al-Bannâ, créera en 1928 en Égypte, l’organisation des Frères musulmans. Son mot d’ordre était de rétablir le califat qui venait d’être aboli par Mustapha Kemal en Turquie en 1924. Hassan al-Bannâ était plus un militant activiste qu’un idéologue, et n’a pas laissé de corpus qui fonde l’idéologie du mouvement. Celle-ci sera étoffée par le Pakistanais Abû al-A‘lâ al-Mawdûdî (1906-1979) et l’Égyptien Sayyid Qutb (1906-1966).
Ces deux auteurs ont commenté le Coran et ils en ont fait une arme idéologique contre les non-musulmans, en particulier ceux qu’ils appellent les judéo-chrétiens, mais aussi ce que Qutb appelle « les musulmans sociologiques », c’est-à-dire des musulmans qui ne montrent pas de passion pour la foi. Pour ces deux auteurs, la domination coloniale et néocoloniale est le prolongement des Croisades du Moyen-Age qui visaient à détruire l’Islam. Le motif de la conflictualité entre les deux rives de la Méditerranée serait principalement religieux. Dans les années 1970 et 1980, leurs livres étaient lus par une jeunesse qui avait bénéficié de la scolarisation massive après l’indépendance. Leurs écrits étaient faciles à lire car ils ne contenaient pas l’érudition des théologiens. Mais ni Mawdûdî ni Qutb n’avaient une formation en sciences religieuses islamiques : l’un était journaliste et l’autre professeur de littérature.
L’islamisme s’est développé dans les campus universitaires en raison du désert intellectuel apparu après les indépendances. En Égypte, en Syrie, en Algérie, les militaires avaient interdit les débats intellectuels, qui auraient pu limiter l’influence des islamistes. Avant l’arrivée du colonel Nasser au pouvoir, il y avait en Égypte une activité culturelle et artistique de haut niveau, concentrée au Caire et à Alexandrie. Le Caire était la capitale du monde arabe au niveau universitaire, littéraire, musical, théâtral et cinématographique. Les militaires égyptiens ne supportaient pas la liberté d’expression qui régnait dans ce milieu ; sous prétexte de combattre les inégalités sociales ils ont nivelé la société par le bas. Et c’est ainsi que les militaires ont créé une situation où un individu qui mémorise quelques versets du Coran devient une autorité intellectuelle dans son voisinage.
L’islamisme est aussi un produit contradictoire de la modernité : il est moderne dans la mesure où il fait entrer les masses populaires dans le champ politique, mais il contredit cet aspect moderne en refusant la notion de souveraineté humaine et en proclamant que la loi est divine. En refusant de prendre conscience que la source de la loi et du pouvoir est la société, l’islamisme s’est condamné à être une idéologie intellectuellement pauvre. C’est cette pauvreté intellectuelle qui a empêché les islamistes de prendre le pouvoir (à l’exception de l’Iran), alors qu’ils étaient très populaires. Ils n’ont pas été capable de forger des catégories pour lire la réalité historique et donc pour l’influencer. Leurs discours sont composés de fragments de réalité mélangés à des mythes religieux. Mais l’islamisme, c’est aussi différentes générations qui ont vécu différentes expériences.
Depuis le milieu des années 1990, il y a un effort d’élaboration d’une pensée islamiste qui veut dépasser la pauvreté intellectuelle des années 1960. Des courants comme Al-Wasat en Égypte, le parti Ennahda en Tunisie ou le mouvement Rachâd en Algérie veulent rendre compatible l’Islam avec la liberté de conscience et l’égalité entre les hommes et les femmes. Pour ce faire, ils déconstruisent ce qu’ont écrit leurs prédécesseurs ; une tendance que les chercheurs ont appelée « post-islamisme ». Mais de manière plus générale, il y a des remises en cause y compris de la part de théologiens qui expriment leur insatisfaction vis-à-vis du discours de la théologie officielle. Les critiques à l’endroit de al-Ghazâlî, Ibn Taymiyya et Mohammed ‘Abd al-Wahhâb, impensables il y a quelque temps, aujourd’hui s’expriment librement dans les universités et les journaux à grand tirage. Le monde musulman est à la veille de débats théologiques susceptibles de mener vers une remise en cause de la lecture officielle héritée du Moyen-Age.
*Ce texte résume le contenu du livre Radical Arab Nationalism and Political Islam, Georgetown University Press, Washington 2017
© tous droits réservés
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis