Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:38:22
L’approche de la sécularisation dans un pays musulman a été théoriquement entravée par des notions comme le caractère totalitaire de l’Islam, la confusion du temporel et du spirituel, la suprématie de la communauté et l’absence d’autonomie individuelle. Nous pensons que c’est plutôt l’approche de la religion, et non l’Islam en lui-même, qui a été dominée par des conceptions holistes et totalitaires. Holiste dans le sens où les croyances et les pratiques religieuses sont attribuées à la communauté dont les membres sont interchangeables. Totalitaire dans le sens où la religion infiltre tous les domaines de la société, le droit, la politique, l’économie, la vie domestique, etc. Durkheim, par exemple, écrit : « Dans les sociétés à solidarité mécanique où la communauté domine l’individu et le respect de la tradition l’emporte sur l’innovation, la religion comprend tout, s’étend à tout. Elle renferme dans un état de mélange confus, outre les croyances proprement religieuses, la morale, le droit, les principes de l’organisation politique et jusqu’à la science, ou du moins ce qui en tient lieu. Elle réglemente même les détails de la vie privée ».
1
Doutté a été l’un des premiers chercheurs à avoir appliqué l’approche durkheimienne à des pays musulmans :
« C’est un des traits particuliers de l’Islam qu’il imprègne profondément de son caractère religieux toutes les manifestations sociales de ses sectateurs ».
2 Nous pouvons facilement allonger la liste des auteurs qui postulent l’absence de distinction entre la politique et la religion en Islam.
3
Parler de
sécularisation dans un pays musulman revient d’abord à dépasser cette conception holiste et totalitaire de l’Islam, son caractère contraignant qui étouffe les initiatives individuelles et voile le décalage entre la norme et la pratique sociale. Deux questions donc sont à poser de nouveau, celle de
la portée de l’Islam (régit-il tous les secteurs de la vie sociale ?) et celle du
degré de son effectivité.
4
Négocier les croyances
L’approche holiste et totalitaire a amplifié la portée de l’Islam dans la vie politique et dans la vie de tous les jours. Elle a ainsi négligé ou a ignoré la diversité et la dynamique des sociétés musulmanes supposées homogènes et statiques, ainsi que la relative liberté des individus supposés esclaves des traditions. Je pense qu’il n’y a aucune raison théorique, ni empirique qui interdirait aux musulmans d’être capables de négocier, de rejeter, ou d’adapter leurs croyances religieuses à leurs différentes situations sociales. Avant d’examiner des processus plus récents, j’ai choisi, faute de temps, un seul domaine de la société traditionnelle marocaine précoloniale pour illustrer
ce que la négociation de la norme religieuse veut dire. Il s’agit du domaine juridique qui passe pour être fortement imprégné par l’Islam.
Des juristes et des sociologues nous ont légué de nombreuses études sur le droit jurisprudentiel appelé au Maroc
‘amal. C’est un droit qui n’est pas spéculatif, son objet ne consiste pas dans la recherche des principes du droit,
usûl. Il est plutôt tourné vers la vie pratique (
nawâzil, cas d’espèces). L’une des questions centrales pour les juristes du Maroc précolonial était de savoir
que faire lorsque la coutume locale contredisait le dogme musulman. Le trait essentiel de leur culture juridique consistait dans leur
propension à intégrer des questions concrètes, ce qui a permis le
développement d’une casuistique centrée sur la normalisation de la coutume, notamment agraire (contrats agricoles, pastoraux...). Celle-ci, déjà normale pour ses usagers, doit être de nouveau normalisée du point de vue du droit musulman.
5 Pour ce faire, le juriste n’était pas contraint de se tenir à l’opinion dominante. Le ‘amal lui donnait la possibilité d’appliquer, tenant compte du contexte, même un dire isolé (
qawl shâdd). Pour justifier le maintien d’une coutume, il invoquait la notion de
bien commun (
maslaha) ou celle de
nécessité (
darûra).
6 Il était sensible au maintien des coutumes nécessaires au fonctionnement de la société.
Le
‘amal est exprimé en cas d’espèce, il était moins soucieux d’enchaînements doctrinaux. C’est un droit réaliste, pragmatique, attentif au milieu et à la conjoncture.
Le résultat était une masse de solutions juridiques isolées les unes des autres. Ceci montre que le clerc était plus préoccupé, suivant la distinction de John Dewey, par la logique des conséquences de ses décisions que par la conformité à la loi islamique. On peut choisir d’autres domaines (la politique, la sainteté, l’art, etc.,...) qui montrent que les élites et les gens en général n’étaient pas téléguidés par une religion contraignante et totalitaire.
Un nouveau lexique
Considérons maintenant
les processus de sécularisation qui ont commencé au début du XXe siècle. Plusieurs acteurs sont concernés : l’administration coloniale, les intellectuels nationalistes, la monarchie, les partis politiques, les islamistes, les mouvements sociaux (le mouvement culturel
amazigh, le mouvement de femmes).
Les intellectuels nationalistes furent les premiers à introduire et à adopter un lexique qui ne puisait pas dans la tradition locale et religieuse.
Dès les années 1930, ils parlaient de libertés privées et publiques (
hurriyât khâssa wa ‘âmma), de peuple (
sha‘b),
des masses (
jamâhir),
du citoyen (
muwâtin),
de la patrie (
watan).
7 L’usage du mot «
watan » (patrie) remonte au début du XIX
e siècle.
8 Cependant, c’est à partir des années 1920 que son usage est devenu fréquent. Les notions de
wataniya (patriotisme) et de
qawmiyya (nationalisme), adopté par des nationalistes, étaient naguère bannies par des salafistes, notamment Jamal al-Dîn al-Afghânî car, selon eux, seule la communauté (
umma) et l’identité musulmane doivent compter pour un musulman. Le mot
umma a fini par désigner la nation au sens moderne du mot. Avec les nationalistes, il n’a plus seulement un contenu religieux. On lira dans leurs écrits que musulmans et juifs marocains appartiennent à la même
umma marocaine. Parmi les revendications de la délégation de Fès qui a rencontré le Sultan suite à la promulgation du « Dahir berbère » en 1930
9 on lit qu’il « n’existe pas de religion nationale (
dîn qawmî) exceptés l’Islam et le judaïsme ».
10
Le mouvement national a imposé la célébration de la première fête nationale séculière, la fête du trône, qui commémorait l’anniversaire de l’intronisation du roi. Pour la première fois
les Marocains ont été appelés à célébrer une fête non pas en tant que musulmans, ni en tant que membre d’une communauté locale religieuse ou politique, mais
en tant que Marocains. La fête est célébrée, en même temps, mais dans des endroits différents, par des juifs et des musulmans.
L’adoption éclectique d’une pensée séculière allait de pair avec l’attachement à la centralité politique de la religion. Al-Fâssî était contre la recommandation du congrès des étudiants arabes, qui venait de se tenir en Hollande dans les années 1940, de ne pas mentionner la religion dans les Constitutions nationales. Il soutenait
l’idée de la religiosité (
dîniyya)
de l’État et de l’enseignement. Il rejeta également le principe de la neutralité de l’école en matière religieuse. L’enseignement de la religion ne peut être laissé aux parents seulement, la famille et l’État doivent coopérer pour transmettre les valeurs religieuses.
L’Islam doit être un fondement de la nation marocaine.11
Les références idéologiques des nationalistes n’étaient pas totalement séculières, mais elles n’étaient pas non plus totalement religieuses. Toutefois, il ne s’agissait pas toujours de références parallèles. Il y a des situations où le religieux est encastré dans une logique politique. Celles où les nationalistes utilisaient la prière, le jeûne et la fête du sacrifice à des fins politiques. Le fait de demander aux Marocains de jeûner, de boycotter la prière du vendredi ou de ne pas célébrer la fête du sacrifice en signe de contestation contre l’exil du roi Mohamed V, en 1953,
transformait des rites religieux en un répertoire d’action politique. Des rites religieux se trouvent emboîtés dans un système idéologique qui n’est pas religieux.
Le mouvement national a certes initié des processus de sécularisation, mais il ne les a pas pris en charge, en tant que tels, sur le plan idéologique. Ce trait caractérise aussi d’autres processus de sécularisation que connaîtra le Maroc indépendant. À cet égard, nous allons nous limiter au rôle joué par la monarchie et plus tard par le mouvement islamiste.
Commander les croyants
Après l’indépendance du Maroc, le roi recherchait une légitimité constitutionnelle en plus des légitimités traditionnelle et religieuse.
La Constitution de 1962, qui fut l’œuvre de Hassan II, recourait à des notions religieuses et séculières. Elle déclare que l’Islam est la religion de l’État mais ne retient, parmi plusieurs institutions religieuses liées à la monarchie (
sharîf,
baraka,
bay‘a, califat...), que la Commanderie des croyants. Selon son article 19 : « Le roi,
Amîr al-Mu’minîn (Commandeur des croyants), symbole de l’unité de la nation, garant de la pérennité et de la continuité de l’État, veille au respect de l’Islam et de la Constitution. Il est le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités. Il garantit l’indépendance de la nation et l’intégrité territoriale du royaume dans ses frontières authentiques ».
On peut voir dans cet article une illustration de la confusion du spirituel et du temporel, de rôles religieux et de rôles politiques. Mais on peut aussi approcher le statut du roi comme étant
un statut politique impliquant un rôle religieux. Au lieu de qualifier une institution de façon définitive, il serait plus pertinent d’en analyser les différents usages. Comme pour toute notion inscrite dans la pratique sociale, l’usage de la Commanderie des croyants est malléable dans la mesure où elle peut recevoir des sens différents, voire contradictoires, suivant le contexte, les enjeux, la nature du partenaire, etc. Considérons brièvement ces différents sens.
Durant les années 1960, l’usage qui en était fait était politique et inscrit dans un champ politique. C’est en tant que Commandeur des croyants, que Hassan II décréta, conformément à la Constitution, l’état d’exception (Décret royal, 7 juin 1965). Aucune idée, ni justification religieuse n’était invoquée. Le Commandeur des croyants agissait en tant que garant de la continuité du fonctionnement institutionnel, un rôle politique dont l’exercice se contente d’une légitimité constitutionnelle. Plusieurs décrets royaux, organisant des institutions séculières, étaient pris, au même titre, entre juin 1965 et février 1969.
La Commanderie des croyants était aussi utilisée comme un rôle religieux invoqué pour contrôler les opposants politiques à qui Hassan II imposait ses points de vue en invoquant des textes sacrés.
12
Depuis 1981, nous assistons au recours, de plus en plus fréquent, à la Commanderie des croyants en tant que rôle religieux mobilisé contre des concurrents agissant au nom de la religion. C’est à ce titre que Hassan II rappelait l’unicité du rite malékite qui fonde la cohésion et la stabilité de la nation marocaine, qu’il mettait en garde contre les dangers que représentait les idéologies étrangères et qu’il créa des cadres institutionnels où siégeaient des ‘ulamâ’ (Dahir 8 avril 1981 portant sur la création du Conseil supérieur et des Conseils régionaux des
‘ulamâ’).
Mohamed VI a hérité des mêmes registres de légitimité qu’il rappela dans ses premiers discours (juillet et août 1999) : la volonté de Dieu, la volonté de son père, la Constitution, la
Bay’a et la Commanderie des croyants. Suite au projet de réforme du Code de statut personnel,
en 1999, il utilisa la Commanderie des croyants en tant que rôle religieux dans le but de réguler un conflit politique au sujet de questions qualifiées de religieuse (la limitation de la polygamie, l’augmentation de l’âge du mariage pour la fille...). Dans ce cas l’arbitrage royal fut sollicité par des acteurs politiques et accepté par les groupes en conflit, les ‘islamistes’ et les ‘modernistes’.
Avec Mohamed VI, c’est la dimension religieuse de la Commanderie des croyants qui sera consolidée. Dans un discours donné deux mois après l’attentat terroriste de Casablanca (16 mai 2003),
il définissait les principes devant orienter l’interprétation de l’Islam au Maroc, affirmant que les éléments fondateurs de la Monarchie constitutionnelle marocaine étaient
l’Islam et la démocratie. Il y rappelait l’ancienneté de l’Islam au Maroc, l’indépendance de l’État marocain à l’égard du Califat de l’Orient, l’attachement à la Commanderie des croyants, l’ouverture en matière de culte, l’exclusivité du rite malékite caractérisé par sa souplesse et par son ouverture sur la réalité. Il ajoutait que le peuple marocain n’a pas besoin d’importer des rites et des doctrines étrangers à ses traditions et incompatibles avec son identité spécifique, soulignant qu’il s’opposerait à tous les promoteurs d’un rite étranger à son peuple. Il rappela que « le Commandeur des croyants étant l’unique référence religieuse pour la Nation marocaine,
aucun parti ou groupe ne peut s’ériger en porte-parole ou en tuteur de l’Islam. La fonction religieuse, en effet, relève de l’Imamat suprême d’
Amîr al- Mu’minîn, qui Nous est dévolu, assisté du Conseil supérieur et des Conseils régionaux des
‘ulamâ’ ».
Mohamed VI n’a pas eu l’occasion d’utiliser la Commanderie des croyants pour contrôler le champ politique comme le fit son père.
L’enjeu consiste de plus en plus dans le monopole du champ religieux que le ministère des Affaires islamiques s’est efforcé de structurer autour justement de la Commanderie des croyants. La majorité des partis politiques de l’opposition que Hassan II voulait contrôler par tous les moyens, y compris religieux, a participé au gouvernement du pays. La structure politique a changé.
Les nouveaux compétiteurs de la monarchie fondent leurs idéologies sur la religion, et c’est à ce niveau que le combat a été mené. La Commanderie des croyants est devenue le pivot de l’idéologie religieuse officielle et tend à n’être invoquée que dans des contextes religieux (prière du vendredi, ouverture des travaux du Conseil supérieur des ‘ulamâ’, message annuel adressé aux pèlerins, etc.)
La nouvelle Constitution de 2011 propose une nouvelle délimitation de la Commanderie des croyants qui consolide une tendance déjà entamée. Elle a scindé l’article 19 en deux articles (41 et 42) distinguant entre le rôle religieux et le rôle politique.
Le premier est associé au roi en tant que Commandant des croyants qui veille à la protection de l’Islam. Le second au
roi en tant que chef d’État symbole de l’unité de la Nation, garant de la pérennité de l’État, de l’indépendance du pays et de son intégrité territoriale...
La Constitution distingue explicitement entre deux rôles du roi et surtout entre les domaines d’intervention de ces rôles. La restriction du domaine d’intervention de la commanderie des croyants implique la reconnaissance de l’existence de deux sphères,
une sphère politique et une autre religieuse. Ce changement normatif peut être interprété en lui-même comme une nouvelle phase dans la sécularisation du pouvoir monarchique. La sécularisation ne signifie pas forcément la disparition, ni le recul du religieux, mais une délimitation claire de la sphère politique et de la sphère religieuse.
Dans un pays comme le Maroc, où la majorité des acteurs politiques tiennent à la Commanderie des croyants, ce type de
sécularisation intra-étatique constituerait l’ultime horizon. Ceci montre que le désenchantement du politique ne se réduit pas à une vue de l’esprit de quelques idéologues éclairés, il est surtout le résultat d’une dynamique socio-politique et intellectuelle, avec ses ressources et ses contraintes.
L’actuelle Constitution a séparé les deux rôles majeurs du roi. Mais, comme pour l’idéologie nationaliste, il s’agit d’une sécularisation sans voix, une sécularisation muette pour ainsi dire.
Différencier, non séparer
La religion a été utilisée par le mouvement national, par la monarchie et d’autres acteurs mais c’était un usage éclectique et ponctuel.
Les mouvements islamistes ont été les premiers à défendre une idéologie totalitaire de l’Islam visant à phagocyter le social et la politique. Observant la sécularisation indésirable de l’État et de la société, ils ont défendu un système politique où la religion doit être structurante.
Au Maroc, ce type de mouvement a commencé
entre 1969 et 1972 avec la création de la « Jeunesse islamique ». Selon ses adeptes, la société est accusée de
jâhiliyya (d’ignorance, en référence à la période pré-islamique) et l’État de tyrannie. L’idéal est que l’État et la société soient conformes aux préceptes de l’Islam et uniquement à ces préceptes.
Au début des années 1980, une partie des leaders et militants de la « Jeunesse islamique » a abandonné la clandestinité, a exprimé l’inutilité de se limiter à une opposition systématique au pouvoir et a manifesté sa volonté d’agir dans le cadre des institutions en place. Elle a accepté notamment que les questions d’ordre religieux relèvent de la Commanderie des croyants.
13
L’intégration politique du mouvement islamiste a impliquée une modération idéologique qui a entamé sa vision totalitaire de l’Islam. L’État et la société ne sont plus déclarés impies. On parle plutôt de société déviante. Les moyens ne sont plus la révolution ou les coups d’État, mais la prédication et l’éducation de la population. A cet égard, plusieurs associations ont été créées.
Au début des années 1990, des ex-leaders de la « Jeunesse islamique » et des associations islamistes, ont créé ce qui deviendra le Parti Justice et Développement (PJD) qui conduit, depuis plus d’une année, le gouvernement actuel. Le parti ne se présente pas comme un parti religieux, mais comme un parti à
référence religieuse. Des leaders de ce parti citent souvent comme exemple les partis chrétiens démocrates en Europe. Ce qui revient à défendre une identité politique où la religion, quoique valorisée en tant que référence primordiale, est traitée comme une dimension parmi d’autres.
Pour certains partis islamistes, comme les Frères musulmans, la question de la sécularisation concerne le rapport entre la
jamâ‘a, « association religieuse », et le parti politique. Depuis la création du PJD, ses leaders et ceux de l’association Mouvement Unité et Renouveau (MUR) ont manifesté, à plusieurs reprises, leur volonté de différencier leurs organisations respectives sur le plan institutionnel et idéologique. La relation entre le parti et l’association ne se pose pas en termes de séparation (
fasl) ou de lien (
wasl). Le PJD ne doit pas être « l’aile politique du MUR », ni le MUR « le bras prédicateur (
da’awî) du PJD ». Pour échapper à ce dilemme, les deux protagonistes ont décidé l’établissement d’un partenariat stratégique fondé sur la
différentiation et non la séparation (
tamâyuz lâ fasl).
La différentiation doit concerner trois domaines : l’action, le discours et le leadership. La gestion de la chose publique, l’opposition politique, par exemple, sont des actions particulières au parti. Sur le plan organisationnel, le but est de réduire les leaders communs aux PJD et au MUR. Le parti et l’association ont défini des cas d’incompatibilité (
hâlât al-tanâfî) entre des responsabilités déterminées. Par exemple, le Secrétaire général du parti ne doit pas être membre des instances du MUR.
14
Prédicateurs, non juges
La différenciation doit être appliquée à d’autres niveaux. À l’opposé du discours politique,
la prédication doit rester ouverte à tout le monde. L’opposant au PJD ne doit pas devenir un adversaire du MUR. Contrairement au militant politique, le prédicateur appartient à tout le monde et son prêche est destiné au public en général. Il ne doit pas être candidat et ne doit pas faire campagne pour le parti. Tout prédicateur qui souhaite se présenter aux élections doit démissionner du domaine de la prédication (
al-da‘wa al-‘âmma). Ce principe s’applique à la mosquée qui doit rester un espace strictement religieux et un espace dédié à tout le monde. La raison est que l’imam et le prêcheur aura devant lui des gens qui ont des appartenances et des sensibilités politiques différentes. Ceux-ci reconnaissent son statut d’imam et n’accepteront pas qu’il défende tel ou tel parti politique. La pratique politique implique d’autres mécanismes et espaces tels que le programme électoral, les meetings politiques, les manifestations.
15
Ce processus de différentiation voulue par le PJD et le MUR connaît des limites inhérentes à leurs identités idéologiques. Les deux organisations peuvent scier quelques branches ayant soutenu leur vision totalitaire de l’Islam mais non celle sur laquelle ils sont assis. Un parti à référence islamiste est contraint d’entretenir un capital minimum de croyances religieuses, ce qui limite les processus de différentiation qu’il défend et de façon générale les processus de sécularisation en cours dans la société. Le PJD et le MUR visent l’établissement de la religion (
iqâmat al-dîn) au niveau de l’État et de la société. L’un de leurs leaders a dit : « Nous ne cherchons pas à utiliser la religion pour les besoins de la politique, l’action politique est pour nous un instrument pour asseoir nos objectifs religieux ».
16
De temps à autre le PJD marque sa présence en appelant à la conformité à la loi islamique et à la moralisation de la société et de l’espace public : interdiction de la publicité du vin dans les médias, condamnation des festivals de musique, interdiction de la publicité des jeux de hasard, diffusion de l’appel à la prière et transmission en direct de la prière du vendredi dans les chaînes publiques, etc.
D’un autre côté, il y a des limites politiques à la mobilisation du religieux par le PJD. La modération est une condition d’inclusion dans le système politique interne et international. Elle peut être assumée mais elle peut être aussi subie en tant qu’effet de la participation dans les institutions politiques. Karl Mannheim a montré comment en faisant face à des questions concrètes, des partis politiques ont abandonné leurs visées utopiques.
17 C’est le cas du PJD. Le vocabulaire des ministres devient technique, et la référence à la religion forcément intermittente et ponctuelle. À ce niveau aussi, la modération idéologique du PJD va de pair avec une sécularisation (forcée) de leur action politique.
Par le biais de nos analyses, nous pourrions soit illustrer pour une énième fois des idées reçues, soit à l’opposé choisir le chemin inverse et nourrir des thèses paradoxales en montrant, par exemple, qu’un mouvement islamiste est un mouvement séculier. Mon objectif est d’analyser le maximum de pratiques et d’idées de tel ou tel acteur et d’identifier son stock d’idées religieuses et séculières. Lorsqu’il s’agit d’idéologie, ce n’est pas tant l’Islam qu’il faut définir, mais ce stock ou si l’on préfère, la boîte à outil, limitée par définition (quoique changeante), dans laquelle tel acteur puise ses instruments pour justifier ses actions. Je parle de boîte à outil, car je pense que la notion de bricolage éclaire les processus de transformation d’ingrédients religieux en idéologie.
18
Les sciences sociales partent souvent d’expériences historiques occidentales pour définir les notions de sécularisation et de laïcité. Et on mesure le reste des expériences du monde à l’aune de ces expériences.
Au Maroc, la séparation entre le roi chef d’État et le roi Commandant des croyants ne relève ni de la sécularisation, ni de la laïcité telles que définies en Occident. Mais comme l’Occident ne doit pas être l’unique fournisseur d’empirie, nous pouvons dire que l’expérience marocaine peut représenter un type de sécularisation à adjoindre aux types déjà connus. Partant des processus qu’a connus la royauté au Maroc,
la sécularisation peut aussi signifier la séparation, au sein de l’État lui-même, et au niveau de son chef, entre le domaine politique et le domaine religieux. Prise dans un sens général, elle serait alors assimilée à la non confusion du religieux et du politique, abstraction faite des éléments séparés (Eglise/État, sphère publique/sphère privée). Ceci s’applique aussi à la volonté des islamistes de séparer la prédication de la politique.
Notes
1 Émile Durkheim,
De la division du travail social, PUF, Paris 1960, 105.
2 Edmond Doutté,
La société musulmane du Maghrib: Magie et religion dans l’Afrique du Nord, Maisonneuve et Geuthner, Paris 1984, 6.
3 Cfr. par exemple Bernard Lewis,
The Political Language of Islam, University of Chicago Press, Chicago 1988, 2-3.
4 Cfr. Talal Asad,
The Idea of an Anthropology of Islam, Center for Contemporary Arab Studies, Washington 1986, 18-19 et Michael Gilsenan,
Recognizing Islam: Religion and Society in the Middle East, I.B. Tauris & Co, London-New York 1992.
5 Cfr. Jacques Berque,
Ville et Université. Aperçu sur l’histoire de l’École de Fès, in Id., Opera minora I, Éditions Bouchene, 2001 (1949), 385-429.
6 Cfr. Jacques Berque,
Les Nawâzil el-muzâra‘a du Mi‘yâr Al-Wazzânî : étude et traduction, ora in Id., Opera minora I, 212-263 e Id.,
Essai sur la méthode juridique maghrébine, in Opera minora I, 275-358.
7 Cfr.
Plan de Réformes Marocaines, 1934, 52-54.
8 Muhammad al-Mannûnî,
Mazâhir Yaqza al-Maghrib al-hadîth, Matba‘a al-Amniyya, Rabat 1973, 139.
9 Il s’agit d’un décret royal, voulu par l’administration coloniale qui soustrayait les populations berbères aux tribunaux islamiques pour appliquer leurs coutumes tribales.
10 ‘Allâl al-Fâsî,
Al-Harakât al-istiqlâliyya fî-l-maghrib al-‘arabî, Tanger s.d. [1948], 146, 207.
11 Idem,
Al-naqd al-dhâtî, Rabat 1979, 353-357.
12 Mohammed Tozy,
Monarchie et islam politique au Maroc, Presses de Sciences Po, Paris 1999, 99 et Hassan Rachik,
Légitimation politique et sacralité royale, « Les Cahiers Bleus » 18 (2012), 19-21.
13 Mohammed Tozy,
Monarchie et islam politique au Maroc, 234-241.
14 Muhammad Hamdâwî,
Al-‘alâqa bayna al-hizb wa-l-jamâ’a, Dâr al-Kalima, Le Caire 2013, 27-34.
15 Ibid, 27, 31-32.
16 Entretien donné par Yatime, « al-Raya » 18, 23 mars 1992, in Mohammed Tozy,
Monarchie et islam politique au Maroc, 244-45.
17 Karl Mannheim,
Idéologie et utopie, Rivière, Paris 1956 (1929).
18 Hassan Rachik,
How Religion turns into Ideology, « The Journal of North African Studies » 14 (2009), 3, 347-358 et
De l’idéologisation de la religion, in Rahma Bourqia (dir.), Territoire localité et globalité, L’Harmattan, Paris 2012, 153-170.