Pourquoi le caractère pacifique des révoltes arabes de 2011 a été révolutionnaire.

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:57:31

 

pholosophy-of-non-violence.jpgCompte rendu de Chibli Mallat, Philosophy of Nonviolence. Revolution, Constitutionalism, and Justice beyond the Middle East, Oxford University Press, Oxford-New York 2015

 

Chibli Mallat n’est pas seulement un auteur particulièrement prolifique et un globe-trotter poursuivant ses études de droit constitutionnel entre Amérique, Europe et Moyen-Orient. C’est aussi un activiste et un homme politique, qui a été candidat à la présidence de la République libanaise.

 

Son dernier ouvrage, Philosophy of Nonviolence, est un livre très cultivé de droit constitutionnel comparé des Pays du Moyen-Orient ; une analyse des phénomènes politiques qui ont animé en particulier le Printemps arabe, mais qu’il a intelligemment inséré dans un horizon beaucoup plus vaste. C’est enfin la contribution d’un visionnaire qui prophétise une ère nouvelle pour le développement de la coexistence politique au Moyen-Orient.

 

C’est ce dernier aspect en particulier que le volume met en lumière. Il aurait été difficile de faire autrement pour le fondateur de l’ONG Right to Nonviolence, réseau transnational qui fait le monitorage du développement de la démocratie dans les pays arabes, embrassant l’idée des droits de l’homme, mais surtout la méthode non-violente. Et c’est précisément ce profil de l’ouvrage qui mérite à la fois intérêt et réflexion critique.

 

Mallat concentre son attention sur un point qui mérite une profonde considération : le caractère largement non-violent des manifestations de masse qui ont intéressé toute l’aire qui va du Maroc à l’Oman, surtout à partir de la fin de 2010, mais aussi auparavant. Il trace en effet le profil politique de ce mouvement pacifique transnational, précédé, à une époque récente, par la révolution des cèdres du Liban en 2005/2006, et, quelques années plus tard, par le mouvement vert en Iran. Le choix de ne pas faire une insurrection armée, relève l’auteur, est une option politique délibérée, aux connotations bien précises.

 

C’est, en premier lieu, un facteur de mobilisation transversale, coagulant des forces sociales qui seraient sans cela destinées à rester au second plan – et avant tout, les femmes. En second lieu, la non-violence n’a pas une nature sectaire, contrairement aux affrontements armés. En troisième lieu, c’est une force non anarchique, mais de discipline, qui veut obtenir un résultat politique constructif.

 

Pour Mallat, la non-violence n’est pas un mouvement utopique : elle consiste au contraire en un espace de temps déterminé, encore qu’elle puisse se prolonger beaucoup plus longtemps que les mouvements violents et qu’elle soit, de ce fait, moins aisément identifiable. Elle fait place à des phases plus explicitement constructives, c’est-à-dire la phase constituante, où l’on écrit un texte constitutionnel à proprement parler, puis la phase de la justice, où l’on fait passer devant les tribunaux (et, probablement, on condamne) ceux qui gouvernaient auparavant avec des méthodes autocratiques, car « la dictature est un crime contre l’humanité ».

 

Mallat construit explicitement une philosophie de l’histoire politique alternative à celle de Hegel. Il invite le lecteur à lire l’histoire récente comme le dévoilement d’un esprit oriental tendu vers la pleine maturité politique qui, tout en refusant la violence des rues pour abattre un régime, accepte la violence légitime du nouvel ordre juridique démocratiquement instauré – un ordre qui n’est pas vraiment accompli s’il n’a pas tiré justice des souffrances provoquées par les anciens régimes.

 

On peut être reconnaissant à Mallat tant pour l’acuité de ses observations que pour ses provocations. Il a avancé une proposition méticuleuse pour surmonter la logique avec laquelle on lit normalement les périodes de transition – inscrites dans une sorte de « zone grise » qui, tour à tour, légitime la violence des révolutionnaires s’ils ont du succès et renversent le régime, ou les répressions du régime si celui-ci parvient à se maintenir au pouvoir, et permet ainsi de sortir de l’idée kantienne et hégélienne de la révolution conçue comme légitime si elle a du succès, ou illégitime si elle échoue. 

 

La tentative a-t-elle réussi ? Le volume a été publié en 2015, et une bonne partie de ce que Mallat écrit apparait à bien des égards un rêve, qui s’est terminé comme tous les autres : emporté, dans de nombreuses régions du Moyen-Orient, par la violence et les représailles. Mais cela n’ôte pas grand-chose à son œuvre, qui semble avoir saisi l’esprit et le but de nombreuses agitations auxquelles le monde a assisté, quelle qu’en ait été l’issue concrète.

 

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