Le débat en cours sur l’Islam dans l’Union Européenne renvoie à la question plus vaste du rôle des religions dans une société séculière

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:27:36

Les débats récents en Europe et aux États-Unis autour des enjeux sociétaux majeurs – comme l’avortement ou les mariages entre personnes du même sexe – montrent qu’il n’existe plus dans les sociétés contemporaines occidentales de loi naturelle commune aux croyants et aux non-croyants. En d’autres termes, et quelle que soit la généalogie du sécularisme contemporain, l’écart entre valeurs religieuses et séculières est devenu tel qu’il n’existe plus de bien commun, et encore moins de Dieu commun (a « common Go(o)d »). Dans ce contexte, on constate de plusieurs côtés une préoccupation partagé : comment conserver une certaine cohésion à l’intérieur de sociétés toujours plus diversifiées ? Loin d’être d’une simple réflexion théorétique, la question est rendue plus urgente par la présence musulmane croissante en Europe. Mais le débat en soi n’est pas limité à l’Islam. Il concerne la signification de la religion (de toute religion) dans une Europe sécularisée. Identité chrétienne contre valeurs européennes On avance habituellement deux réponses au sein d’un débat transnational qui va de la philosophie (Habermas, Gauchet, Taylor, Walzer, Manent, Brague…) au droit et à la politique. La première insiste sur l’identité européenne « chrétienne » ou – mieux – « judéo-chrétienne », que l’on oppose de façon plus ou moins explicite à l’Islam. Dans ce genre de discours, la référence à une « identité chrétienne » au lieu du Christianisme représente en réalité une manière de séculariser ce dernier. Cette tendance souligne la notion de « culture dominante », dé-universalisant le concept de droits de l’homme. La manière dont le débat sur les racines chrétiennes de l’Europe a été conduit est très instructive à cet égard. Les pères fondateurs de l’Union Européenne (Robert Schuman, Jean Monnet, Alcide De Gasperi et d’autres encore), tout en étant en majorité des chrétiens pratiquants, n’affrontèrent pas la question des « racines chrétiennes de l’Europe » probablement parce que, sur des aspects importants de l’organisation sociétale, on enregistrait à l’époque une dissonance minimale entre une vision inspirée à la religion et une vision laïque et séculière. Si, cinquante ans plus tard, l’identité chrétienne est devenue objet de discussion, c’est précisément parce que le Christianisme comme foi et pratique est allé s’affaiblissant, devenant souvent un marqueur culturel, et à présent toujours davantage un marqueur néo-ethnique (« vrais » Européens contre « migrants »). La deuxième option consiste au contraire à souligner les « valeurs européennes » et « l’identité (séculière) européenne ». Initialement ces valeurs furent conçues comme un mixte de libéralisme politique, de droits de l’homme et d’état social, mais comme cette dernière dimension a été significativement oblitérée, et que la première souffre d’une désaffection croissante, il ne reste désormais, comme marque de fabrication de l’Occident, que les droits de l’homme. Les respecter est une condition sine qua non pour accéder à l’Union. Ils constituent l’ « identité européenne » et peut-être aussi l’idéologie européenne. Les droits de l’homme furent à l’origine une réponse aux idéologies totalitaires, mais à partir des années 1980 ils ont été invoqués pour « apprivoiser » des normes religieuses perçues comme contraires à ces droits (condition féminine, liberté de parole contre blasphème, etc.). C’est au sein de ce courant que s’inscrit l’appel lancé aux traditions religieuses pour qu’elles se réforment, et, soit dit en passant, une attitude de ce genre est implicite dans le soutien offert par les medias séculiers au Pape François (« Parviendra-t-il à réformer l’Église ? »). Elle devient tout à fait explicite quand il est question de l’Islam. Dans cet appel à la réforme, il y a presque une dimension autoritaire, au point que plus l’Europe demande aux religions de devenir « libérales », moins elle reste fidèle à son libéralisme présumé « congénital ». La liste des droits de l’homme comprend aussi sans aucun doute la liberté religieuse. Mais celle-ci est définie à la fois comme un droit de l’homme et une menace potentielle contre les droits de l’homme. En conséquence, on observe en Europe une tendance discutable à conférer des droits uniquement à ceux avec qui il y a accord sur les valeurs. On tend ainsi à exclure les communautés de foi, qui par définition ne peuvent accepter en bloc les valeurs séculières. Il ne semble pas exagéré d’affirmer que dans beaucoup de cas, la liberté religieuse est en danger, non parce qu’il y ait des limitations à son exercice (des limitations, il doit y en avoir), mais parce que le fait de pratiquer la religion dans l’espace public est considéré de plus en plus en Europe comme quelque chose d’ « étrange » dans la meilleure des hypothèses et comme fanatisme dans la pire. Une troisième option Ce que ces deux approches n’arrivent pas à voir, c’est qu’aucune société ne se fonde sur un consensus total des valeurs entre ses membres, ou, plus précisément, que le refus du consensus n’exclut pas les individus de la société. Dans l’Europe présente, il existe un droit de refuser les mariages entre personnes du même sexe ou de contester les lois sur la bioéthique, etc., et il n’est pas possible de réduire les normes religieuses à la sphère privée, parce que cela signifierait expulser la religion de la sphère publique et par conséquent interdire les pratiques religieuses. Les normes religieuses ne sont pas négociables pour les croyants, mais elles ne devraient pas être imposées aux non-croyants. Les « sécularistes » devraient accepter l’idée qu’il existe une « sphère religieuse » qui ne suit pas et peut contredire les valeurs nationales, voire la « culture nationale », mais dont les membres font partie de la communauté politique. L’Église catholique est un exemple typique de cette « sphère religieuse » qui ne suit pas les normes et les valeurs dominantes (par exemple en fait de démocratie ou de féminisme), mais elle ne devrait pas de ce fait être contrainte à nommer des femmes prêtres. Pour synthétiser, la condition pour une liberté religieuse authentique dans une société vraiment démocratique n’est pas d’ériger les normes de cette société en culture, mais en système de droits. Nous devrions « séculariser le sécularisme » (Étienne Balibar) pour ne pas le transformer en une religion, en une idéologie ou une culture. Les droits de l’homme sont purement et simplement des droits. Ils ne sont pas une particularité de la culture européenne, qui en réalité a produit et continue à produire également beaucoup d’autres idéologies politiques ; par ailleurs, le Printemps arabe a montré que de nombreux musulmans sont prêts à les adopter sans difficulté. Ils sont une construction récente, fragile, souvent contradictoire, difficile à réaliser de manière systématique. Ils ne sont pas une réalité du passé, mais plutôt un projet pour l’avenir. Une remarque finale, qui n’est pas dépourvue d’importance dans les circonstances actuelles. L’Europe devrait laisser tomber la requête permanente de réformes à l’intérieur des traditions religieuses, notamment de l’Islam. N’oublions pas que, contrairement à l’opinion commune, un réformateur n’est pas nécessairement un libéral (quel a été le taux de libéralisme, féminisme, pro-sémitisme et démocratie chez Luther et Calvin ?). Une réforme théologique, si souhaitable soit-elle, ne peut surgir que de l’intérieur d’une tradition donnée, à travers l’interaction de ses membres avec la société environnante. Ce n’est pas une condition préalable pour vivre dans une démocratie séculière. * Cet article est une synthèse des conclusions du projet de recherche “ReligioWest”, financé par le Conseil européen de la Recherche et réalisé auprès de l’Institut Universitaire Européen Traduction de l'original anglais