Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:43:00
L'éducation est, par sa nature, une synthèse significative de l’expérience et est révélatrice d’une idée anthropologique vécue. Mais dans le contexte culturel d’aujourd’hui – désormais globalement occidental – l’éducation est devenue un lieu privilégié de sens et de crise, le plus souvent un
lieu de crise du sens. Lieu de sens, parce que c’est dans l’éducation que devient visible quelle est la signification unitaire de la vie avant tout sociale ; l’éducation, en effet, est dans son ensemble transmission intergénérationnelle d’un patrimoine humain, que l’on estime doué de valeur et d’utilité essentielle. Mais aussi lieu de crise, en ce qu’il est aujourd’hui universellement vrai que les processus éducatifs ont du mal à atteindre leurs objectifs. Un facteur de cette difficulté est, par exemple, la dislocation de la fonction éducative-formative dans des agences qui ne sont pas destinées à ce but et qui fonctionnent pourtant comme des substituts efficaces et incontrôlables, comme par exemple le système des médias, les sites et les fonctions les plus diverses du réseau informatique, les supporters sportifs, la culture musicale, les plus diverses agrégations de jeunesse auto-référentielles, etc. Ce sont toutes des situations où de puissantes formes d’influence et de conditionnement s’accompagnent d’une substantielle solitude de la liberté des individus ; c’est-à-dire où esprits et cœurs reçoivent une abondante formation du comportement et aucune formation de la liberté. Face à celles-ci, les agences éducatives traditionnelles, famille, école, communauté religieuse, conservent un rôle sectoriel, quand il n’est pas marginalisé voire mis complètement hors-jeu.
Plus généralement, il est facile de vérifier que les grandes transformations mondiales de la globalisation technologique, en particulier informatique, biotechnologique et financière, ont tendance à privilégier un
modèle culturel de type technocrate, qui confie le pouvoir réel à de très puissantes élites et qui livre le monde et les peuples à la technostructure et à la « société transparente » de la communication et du spectacle ; par rapport à celles-ci, la tradition de l’humanisme occidental semble survivre comme le noble résidu d’une niche, auquel devraient aussi se ramener docilement les grandes traditions religieuses.
Dans cette (préoccupante mais réaliste) perspective, l’éducation n’a de raison d’être qu’en tant que formation adaptée au fonctionnement de ce monde technocrate, qui exige de hauts niveaux de compétence, d’efficience et de créativité technique, mais de bas niveaux de socialité primaire, d’excentricité idéologique, de visions d’ensemble alternatives. En résumé, une formation selon des critères de rationalité techno-scientifique, qui s’intègrent de manière complémentaire avec des formes d’« émotivisme » affectif, de spontanéisme relationnel, de permissivité éthique généralisée. Deux moitiés de la vie d’aujourd’hui, celle de l’objectivisme rationnel technologique « diurne » et celle du subjectivisme irrationnel « nocturne », qui devraient pouvoir vivre ensemble à travers un appareil de règles juridiques, qui fonctionnent comme médiation, comme extension progressive de l’espace de la permissivité subjective comparable au fonctionnement de la machine technocratique. Expansion compatible qui coïncide avec l’idée « progressiste » des « droits civils » ou des « droits de liberté », comme est normalement interprétée la législation relative au divorce, à l’avortement, au pluralisme des formes familiales, à la manipulation génétique, à l’euthanasie, etc.
Tout ceci n’est pas de la littérature futuriste (à la Orwell ou à la Huxley), mais est un
trend en œuvre dans tout l’Occident (visible pour celui qui a des yeux pour le voir), dont une technocratie accomplie ne serait que la réalisation cohérente.
Réalité Irréductible
Si les choses sont orientées de cette façon, il est clair que la possibilité d’éduquer doit être repensée à partir de sa signification originelle (comme c’est d’ailleurs vrai aujourd’hui pour tout facteur anthropologique important). Il ne s’agit pas, en effet, d’améliorer ou de mettre à jour des méthodes pédagogiques, mais de décider quelles sont la nature et la finalité de l’éducation elle-même ; quelle est, précisément, sa signification anthropologique. Il faut décider avant tout s’il y a un sens à parler de l’éducation en tant qu’adaptation du sujet humain à son environnement humain, donc comme perfectionnement cognitif de compétences et comme perfectionnement pratique d’habileté, ou bien si éduquer, sans rien enlever à un engagement de perfectionnement opérationnel, signifie plutôt aider le sujet à accéder à sa propre humanité et à améliorer son identité et sa relation au monde. Pour que cette alternative soit consistante, il faut cependant être solidement convaincu de la réalité irréductible de la subjectivité humaine. Mais c’est justement cela le point de crise radicale d’aujourd’hui, où un
subjectivisme psychologique répandu s’accompagne d’une tout aussi répandue négation épistémologique et ontologique de l’
être-sujet. L’incertitude ou la négation de la subjectivité – capable de vérité, douée de liberté et donc porteuse d’une dignité non négociable – est le principe de l’
anti-humanisme dont on parlait et l’origine d’une incrédulité substantielle quant au caractère censé de l’éducation.
L’éducation n’a pas directement affaire à l’identité métaphysique du sujet, bien qu’elle la présuppose essentiellement, mais s’occupe de son devenir historique, précisément de son apparition dans le monde, puisque l’homme, en tant que réalité spirituelle, ne devient pas lui-même de manière automatique, mais a besoin d’autres « personnes » en mesure de l’aider dans son chemin vers lui-même. L’éducation en tant qu’
éducation de la personne, exalte la centralité « singulière » de l’homme, si précieuse dans une société de plus en plus dominée par l’anonymat de la technostructure.
Que signifie donc éduquer, en tant que relation anthropologique primaire ? Quel est son objet propre ? Ce à quoi on éduque, à proprement parler, c’est à l’
expérience, à faire expérience, à la faire de manière authentique et selon la vérité. Il y a expérience, si l’on donne
unité de l’expérience, comme
unité de vécu, unifié et qualifié par la conscience et comme
unité de sens, c’est-à-dire comme vécu référé à une signification en mesure de donner un sens, c’est-à-dire d’inscrire dans un ordre plus vaste tout le contenu de l’expérience. Expérience, donc, comme synonyme de la vie consciente en ce qu’elle est dotée de sens, pourvue de connexion interne et de direction. D’où le fait que l’expérience n’est jamais neutre, mais a toujours une « valeur », c’est-à-dire concerne l’agent dans son ensemble, comme totalité subjective en jeu dans l’acte de l’expérience. Le lien entre vécu et sens est donné par la
liberté, en rapport avec laquelle on décide de la valeur de ce dont on fait expérience.
Lien Très Étroit
Le fait de
faire expérience, cependant, n’est pas suffisant en soi. La
capacité de faire expérience est originelle chez le sujet humain, mais en même temps elle a également besoin d’être
activée. Le sujet doit être, dans un certain sens,
engendré à son expérience : l’expérience, dans toute sa complexité humaine, a une
signification générative essentielle. Seule l’expérience suscite une expérience et donc en gendre l’homme à la capacité de l’accomplir ; seule l’expérience déjà en acte suscite une expérience nouvelle et habilite l’autre homme à l’accomplir à sa manière, qui lui est propre et différente. Pour cela, rien ne peut remplacer la capacité activatrice et communicative d’une
synthèse vivante de l’expérience, qui s’adresse à un autre pour que celui-ci soit mis en mesure d’accomplir à son tour la sienne propre. Sous ce profil, la
composante de confiance de l’accomplissement de l’expérience est mise en évidence. C’est là que se joue l’inévitable
dialectique de la reconnaissance entre sujets, que leur identité s’institue, que leur liberté se détermine, que leur confiance se met en jeu. La relation éducative appartient à cet univers anthropologique, comme une initiative normale et spécifique d’activation, de collaboration et d’entretien de la compétence d’expérience, qui s’adresse avant tout aux nouvelles générations.
Si la génération est le sens premier de la relation humaine, alors il y a un
lien très étroit entre génération et éducation : l’éducation est l’action avec laquelle les parent les premiers rendent raison à l’enfant de la promesse qu’ils lui ont faite en le mettant au monde (G. Angelini) et les adultes attestent la valeur du monde confié aux générations suivantes (H. Arendt). De sorte que, au contraire, là où la procréation ne se poursuit pas dans l’acte éducatif, il y a un démenti : la procréation n’est alors pas le premier acte de l’engendrement, mais un geste d’abandon.
Pour cela, l’éducation a besoin d’avoir à sa base une expérience élémentaire de positivité, de relations simples et bonnes, où soient tangibles l’estime pour l’homme, la (com)passion pour son chemin et son labeur, l’espérance forte dans ses ressources ; donc une relation de confiance créative. L’accueil, qui s’exerce dans la relation éducative, ne peut donc survenir qu’à la lumière d’un sens de
surabondance de l’existence, ce qui peut faire dire que l’existence est « quelque chose de bon ». Ceci explique pourquoi les relations éducatives authentiques vécues deviennent indélébiles et inoubliables dans la vie. Et cela rend raison, à contrario, du fait que lorsque Benoît XVI a parlé d’« urgence éducative », il en a indiqué la « racine » dans « une crise de confiance en la vie ».[
1]
Par cela, on comprend encore mieux pourquoi l’éducation est une question capitale pour l’homme de la société technologique globalisée, qui a besoin d’une racine d’expérience vitale pour activer et faire croître son humanité, sinon menacée.
Une authentique relation éducative s’établit entre sujets personnels qui peuvent faire appel à une ouverture de l’esprit et du cœur, qui est à la fois une
ouverture d’intelligence et de désir.[
2]
L’éducation ne peut pas ne pas être éducation de l’intelligence et à l’intelligence. À l’intelligence, surtout, en tant qu’activation des capacités intellectuelles d’écoute, d’interrogation et de compréhension et, donc, des capacité rationnelles de raisonnement et d’argumentation, qui évitent à l’esprit de se bloquer sur le caléidoscope des informations, sur l’imaginaire virtuel, sur la communication informatique, sur une rationalité seulement analytique et calculatrice, sans rien enlever à l’utilité instrumentale de ces choses. Éduquer et s’éduquer à la rationalité signifie avoir le sens de la vérité et, en même temps, savoir s’arrêter dans la condition de l’incertitude que comportent la complexité et la spécificité des savoirs. C’est justement le sens de la vérité qui aide à maintenir la confrontation avec la problématicité et à soutenir le poids de la difficulté.
Réveil de l’Affectivité
L’éducation ne peut ne pas être
éducation au désir et à l’affectivité. Non pas comme une question séparée de la raison, mais comme une dimension toujours active dans le champ tout entier de l’expérience. De ce côté aussi, il s’agit d’éduquer avant tout
au désir, en réveillant dans l’affectivité sa profondeur du désir du bien et du bien humain dans sa plénitude, où toutes les personnes communiquent, chacune selon sa sensibilité, sa culture et son histoire.
Il s’agit donc d’une
éducation de l’affectivité à se régler sur cette ampleur, profondeur et largeur du désir humain, contre la tendance d’une affectivité émotive arrachée des racines du désir et de son propre caractère raisonnable ; donc une affectivité épisodique et pleine d’errements, frénétique ou déprimée, dans tous les cas affaiblie de son énergie propulsive de l’humain tout entier et privée du nerf de sa capacité de relation. Donc une affectivité restituée à elle-même, c’est-à-dire à sa capacité d’être un lien, où identité et différence cherchent leur conciliation, comme dans le cas paradigmatique de l’identité-différence sexuelle, et à sa capacité d’aimer de manière intense, stable, généreuse.
L’éducation ne peut pas ne pas être
éducation à la liberté et de la liberté. Avant tout, à l’égard d’une vision de l’homme qui, d’une part, encourage et exaspère la recherche et la revendication de la liberté, surtout au niveau individuel et, d’autre part, proclame culturellement le déterministe neuronal, psychique, social. Un message contradictoire, qui semble fait exprès pour motiver une sorte de névrose collective, lancée pour suivre l’impossible, avec des effets lourdement négatifs, surtout chez les jeunes.
Éduquer à la liberté veut surtout dire ne pas faire de discours sur la liberté, mais faire faire l’expérience de la liberté, comme un appel adressé à la liberté en la mettant à l’épreuve dans l’espace de la relation éducative.
Éduquer la liberté, signifie libérer la liberté de la désastreuse idée qu’elle n’est qu’un pouvoir de choisir, alors qu’elle est aussi capacité d’adhésion au bien, et capacité de relation avec l’autre liberté. Sans la bonne dialectique entre les deux formes de la liberté, l’expérience oscille négativement entre l’autoritarisme du bien et le caractère arbitraire de la volonté. L’éducation de/à la liberté est aussi essentiellement éducation à la relation entre les libertés et expérience de leur vie en commun. Pour cela, un processus éducatif vivant fait toujours partie, dans une certaine mesure, d’une
communauté éduquante, à laquelle elle renvoie aussi toujours. En outre, éduquer à la liberté signifie former son aptitude à la socialité selon ses vertus (loyauté, initiative, service, solidarité, etc.) et selon sa naturelle ouverture « politique », locale, nationale, mondiale. Il n’est pas possible, en effet, de s’éduquer à la liberté sans ressentir le lien entre sa propre liberté et celle des autres et de tous les autres.
Il résulte clairement de tout cela que l’éducation implique une structure anthropologique complexe et riche de sens, précieuse ressource de transmission de toute authentique culture, constituée par la relation de tradition – autorité – liberté. En celle-ci, l’autorité de l’éducateur fait fonction de proposition et de cohérence, tient lieu de médiation entre liberté et tradition, entre la capacité de compréhension, de critique et d’adhésion de celui qui est objet de l’initiative éducative et le patrimoine héréditaire de savoirs et de valeurs, coutumes et pratiques qui donnent un contenu à l’éducation et fournissent aussi les critères de valeur de la fonction de l’autorité.
L’équilibre interne de cette structure est décisif pour la qualité de l’entreprise éducative elle-même. Dans un contexte socioculturel comme celui contemporain, en effet, l’humanisme pédagogique est menacé, d’une part, par une tendance à rendre tout fonction de l’idée d’une liberté subjective, c’est-à-dire d’un
subjectivisme libertaire pensé en opposition au lien que les biens du patrimoine de la tradition portent avec eux et, d’autre part, en réaction à cela, par la tendance opposée, qui accentue les fonctions de la tradition et de l’autorité au détriment de la liberté (dans différentes formes de
traditionalisme,
autoritarisme,
fondamentalisme). La relation éducative authentiquement génératrice de subjectivité humaine mûre a besoin d’une sagesse qui recrée continuellement l’équilibre dynamique entre ses fonctions fondamentales. Sagesse pratique qui fait partie intégrante du patrimoine d’une culture de l’éducation, dont il faut souhaiter ne pas couper le fil de la continuité historique.
[
1] Benoît XVI,
Lettre au diocèse de Rome sur le devoir urgent de la formation des nouvelles générations, 21 janvier 2008.
[
2] Cf.
La sfida educativa, Laterza, Roma-Bari 2009, chap. 1.