À la différence de leurs précurseurs médiévaux, les salafistes contemporains ont développé une contestation radicale des écoles juridiques traditionnelles. Le cas égyptien offre un exemple clair de cette évolution
Dernière mise à jour: 13/02/2019 10:43:42
Le terme de « salafisme » recouvre un phénomène en évolution qui assume des formes différentes – qui vont du salafisme historique de Ibn Taymiyya ou de Ibn ‘Abd al-Wahhâb au salafisme moderne de Rashîd Ridâ, jusqu’au salafisme contemporain de al-Albânî. Cette évolution s’est faite sous le signe de la rivalité avec les écoles juridiques traditionnelles, encore que l’on ne puisse, entre ces deux courants, tracer de démarcation nette. Le cas égyptien met en scène les différents actes de cette histoire.
« Salafisme » est l’un des termes les plus répandus dans le discours religieux contemporain en Égypte, en particulier à partir des années 1980. Mais pour bien sonder ce concept, il faut en considérer différents aspects : le premier est purement lexical ; un second aspect concerne son évolution dans l’histoire religieuse du monde musulman et les ambiguïtés qu’il a engendrées ; un troisième aspect enfin investit les principes idéologiques sur lesquels il se fonde.
Par « salafisme », ses adeptes entendent
la voie suivie par les Compagnons [du Prophète], par leurs Successeurs les plus éminents, par les disciples de ces derniers et par les autorités religieuses reconnues comme guides et connues pour leur excellence dans la religion, dont la parole ait été transmise de génération en génération et ait été accueillie par les gens, à l’exception de ceux qui ont été accusés d’innovation indue ou qui sont connus sous des noms inconvenants tels que kharijites, rafidites, qadarites et murjites[1].
En dépit de sa clarté, cette définition est difficilement applicable. On ne peut en effet la considérer comme l’un des principes consolidés (muhkamât) sur lesquels les différentes écoles de pensée et de théologie se sont trouvées d’accord au cours de l’histoire de l’Islam[2]. Le fait qu’elle soit toutefois également le fondement théorique de tous les salafismes historiques est l’un des motifs pour lesquels faire un absolu de l’opposition entre salafistes et adeptes des écoles juridiques constitue une généralisation indue. Les salafistes n’ont pas toujours refusé d’adhérer à des écoles juridiques, tandis qu’il y avait aussi des salafistes parmi ceux qui adhéraient aux écoles juridiques. Voilà pourquoi opposer les deux groupes n’est correct que dans la mesure où l’on tient compte de leur corrélation réciproque. À moins que l’on ne veuille inscrire cette opposition dans le cadre spécifique du lien entre le salafisme et les mouvements islamistes, auquel cas elle est légitime. Mais on ne peut l’appliquer de manière aussi nette au salafisme ancien.
De Ibn Taymiyya à Ibn ‘Abd al-Wahhâb
Du point de vue historique, le salafisme égyptien, par-delà toutes ses variantes, peut se ramener à Ibn Taymiyya (m. 728/1263) en raison de deux considérations. En premier lieu, il fut le pionnier de la renaissance salafiste au Moyen-Âge, et tous les salafismes successifs se sont inspirés de lui, ou se sont référés à lui. En second lieu, son lien avec l’Égypte lui assura au fil du temps une sorte d’influence latente dans le pays. Celle-ci allait se manifester des siècles plus tard avec Rashîd Ridâ, le précurseur de la renaissance salafiste moderne en Égypte[3].
Ibn Taymiyya a critiqué sévèrement de nombreux aspects du savoir de son temps – dans les domaines juridique, théologique, soufi – et leurs implications socio-politiques. L’objet de ses critiques n’était pas tant la pensée juridique dominante de son temps, ni l’appartenance scolastique ou les écoles juridiques en tant que telles, mais une réalité plus spécifique: il refusait en particulier l’idée que l’élaboration de la jurisprudence doive rester enclose dans une école sur la base d’une série d’énoncés considérés comme fondateurs, et que l’on ne pouvait remettre en question dans la formulation des fatwas ou des sentences. Ibn Taymiyya contestait en outre l’idée que les gens ordinaires devaient se conformer à ces énoncés, excluant ce qui les contredisait même en présence du soutien d’un représentant de l’école, d’une preuve ou d’une autre école ancienne[4].
Tout au long de l’histoire de l’Islam, l’adhésion à une école juridique a été la voie suivie normalement par la réflexion jurisprudentielle, et Ibn Taymiyya ne l’a aucunement reniée. Il y a de nombreuses preuves en ce sens. Son père et son grand-père étaient des imams hanbalites, et lui-même avait reçu une éducation hanbalite solidement enracinée dans l’école juridique, dont il contribua du reste à classer les fondements et les branches. Dans son activité de juriste, Ibn Taymiyya consacra beaucoup de soin à l’exposition des doctrines des écoles (tahrîr al-madhhâhib)[5], rapportant avec précision leurs positions sur les questions qui se posaient au fur et à mesure. Pour se défendre de l’accusation de soutenir une opinion innovatrice, étrangère à la pratique des pieux ancêtres, Ibn Taymiyya s’attachait toujours avec une grande attention à énumérer les positions des anciens pour soutenir les siennes, même si celles-ci contredisaient l’opinion officielle d’un représentant tardif d’une école[6]. La perspective juridique de Ibn Taymiyya n’a jamais coïncidé avec l’invitation à refuser les écoles juridiques, ni avec la limitation du processus de déduction des normes légales à partir de l’observation directe des preuves spécifiques[7] : de ce point de vue, il est au contraire correct de le rapprocher des adeptes des écoles juridiques.
Le second pionnier de la renaissance salafiste est Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb al-Najdî (m. 1206/1791)[8], dont la production littéraire constitue une grande parte de la base du salafisme contemporain. Laissant de côté la forte ambiguïté qui entoure le wahhabisme, ce qui nous intéresse ici, c’est la position de Ibn ‘Abd al-Wahhâb comme précurseur du salafisme moderne dans le cadre de l’opposition entre salafistes et adeptes des écoles juridiques.
Dans l’ensemble, la leçon jurisprudentielle de Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb et de son école originelle s’inscrivait dans le sillage de la tradition : lui-même appartenait à l’école hanbalite en ce qui concerne les branches du droit. Son père et son grand-père étaient des oulémas hanbalites du Nadjd de l’époque, et c’est d’eux que Ibn ‘Abd al-Wahhâb apprit la jurisprudence. Lui-même et ses adeptes tenaient à exhiber leur appartenance à la jurisprudence de l’école hanbalite et à ne pas s’en écarter[9]. Malgré la minceur des instruments juridiques dont disposait Ibn ‘Abd al-Wahhâb et le peu de familiarité qu’il avait avec l’enquête jurisprudentielle, il fut influencé par la méthode juridique de Ibn Taymiyya et, en particulier, par le point que nous avons évoqué précédemment : le fait de reprocher aux juristes de se limiter aux opinions officielles des écoles juridiques et de les reproduire, avec tout l’esprit partisan et les controverses qui pouvaient en résulter. La doctrine hanbalite est restée la tradition jurisprudentielle suivie par le wahhabisme jusqu’au troisième État saoudien[10], et est considérée aujourd’hui encore l’école officielle des autorités religieuses saoudiennes et la doctrine autorisée dans les cours qui se tiennent auprès des mosquées ou dans les universités.
Le salafisme égyptien moderne
Ce furent les pionniers de l’école réformiste qui diffusèrent les concepts salafistes dans la société égyptienne, jusqu’à ce qu’ils se soient profondément enracinés au début du XXe siècle. Ce fut Rashîd Ridâ, considéré comme le premier salafiste des temps modernes en Égypte, qui joua un rôle majeur dans l’adoption, la diffusion et la prédication du salafisme dans le pays. Le salafisme de Rashîd Ridâ et de son école était doctrinaire (‘aqâ’idî), dans le sens le plus général du terme : il se limitait à purifier le concept d’unité et d’unicité divine (tawhîd) des sédimentations historiques qui le recouvraient pour le ramener à sa formulation originelle. Ce premier salafisme avait en effet pour objectif une réforme des méthodes de réflexion jurisprudentielle et, de façon plus générale, des sciences islamiques, au niveau doctrinal et juridique. Ses premiers partisans tendaient en outre à un revival moderniste. Bien que le salafisme ait exercé une grande influence sur la réalité égyptienne de cette période, nous ne pouvons le situer, du moins dans cette version, dans le cadre de ce que l’on appelle les « mouvements islamistes » ou de l’« Islam politique », du moment qu’il ne possédait pas de structure organisée stable ni aucune forme sociale d’activisme.
Certes, au cours de son évolution historique, le salafisme s’attira des hostilités de plusieurs genres, à partir de la dispute juridique et théologique qui éclata entre Ibn Taymiyya et les imams de son époque. Puis ce fut le tour du wahhabisme et des conflits suscités par son apparition, qui culminèrent dans la campagne de Ibrahim Pacha – fils du gouverneur de l’Égypte Muhammad ‘Alî – qui détruisit Dir‘iyya, bastion du mouvement de Ibn ‘Abd al-Wahhâb. Par la suite, il y eut le conflit entre le salafisme moderne et ses opposants asharites et soufis. Toutefois, on ne trouve, au milieu de toutes ces évolutions, pratiquement aucune invitation à rejeter les écoles juridiques et l’imitation (taqlîd) comme méthode suivie dans le raisonnement juridique. Si les détracteurs du « salafisme » ont lancé cette accusation contre les salafistes, ils ne l’ont fait que sur le mode de la provocation[11]. Ce qui dominait dans le salafisme, c’était en réalité l’invitation à repenser la doctrine codifiée et les points forts des écoles juridiques.
Le salafisme des mouvements islamistes
Avec l’avènement du nassérisme, le milieu religieux égyptien se modifia. L’objectif de Nasser était en effet de nationaliser tous les secteurs de l’espace public, y compris donc celui de la culture et de la religion, en les subordonnant à son autorité. Dans cette optique, la mesure la plus importante que prit le ra’îs sur le plan religieux fut la loi de réforme de l’Azhar en 1961. Cette politique eut des retombées sur le cours du salafisme égyptien de plusieurs points de vue. D’une part, le salafisme première manière s’avéra notablement affaibli par l’impétuosité de cette vague nassérienne, ce qui peut s’expliquer par l’absence d’une organisation structurée capable d’en protéger l’existence dans des situations de ce genre. D’autre part, le conflit entre salafistes et asharites/soufis laissa la place en Égypte au conflit entre Nasser et les Frères musulmans (avec la crise des Frères en 1954 et en 1965), tandis que le rôle de l’Azhar déclinait de façon notable. Le fait que, pendant dix-huit ans, la sphère religieuse ait été dépourvue de tout apport effectif de la part de la mosquée-université ouvrit la porte aux mouvements islamistes, qui émergèrent avec force au début de l’ère de Sadate, venant combler ce vide. En second lieu, le déplacement du centre de gravité religieux de l’Égypte vers l’Arabie Saoudite, laquelle s’érigea alors en gardienne de l’Islam, permit au Royaume de peser de tout son poids sur le domaine égyptien.
L’ère nassérienne prit fin en 1970. Sadate inaugura une ère nouvelle en adoptant une ligne différente de celle de son prédécesseur. Son premier pas fut d’effacer l’héritage de Nasser pour faire transiter l’Égypte vers une phase d’ouverture, de libre marché et de transition capitaliste, et cela malgré les crises internes et externes que le pays était en train de traverser. Pour ce faire, Sadate ne put que recourir au soutien des rivaux historiques de Nasser et du socialisme : les islamistes. Il ouvrit les prisons, libéra les détenus et leur accorda l’accès à l’espace public. Ces mouvements se déversèrent sur les universités égyptiennes et ce fait, joint à la crise psychologique aigüe provoquée par la défaite de 1967, produisit une sorte de réveil religieux dont Sadate était bien conscient et qu’il sut exploiter.
Au milieu de tout cela, le terme de salafisme n’indiquait pas encore un courant spécifique ; le mouvement islamique des étudiants des universités égyptiennes portait le nom de Gamâ‘a islâmiyya (« Groupe islamiste »). Lorsque les étudiants affiliés aux Frères musulmans tentèrent d’étendre leur influence sur la Gamâ‘a islâmiyya et de l’englober dans la Confrérie, ils rencontrèrent le refus de quelques leaders de second plan de la Gamâ‘a. Ces derniers préférèrent se détacher complètement du groupe et créer leur propre organisation, connue sous le nom de al-Madrasa al-salafiyya (« École salafiste »), qui s’installa en 1982 à Alexandrie avec le nom de Da‘wa salafiyya (« Prédication salafiste »). C’est là la première fois que l’on voit apparaître le terme de salafisme comme expression d’un courant militant effectivement existant.
La Da‘wa salafiyya ne fut pas la seule version du salafisme à cette époque. Simultanément, au début des années 1980, on assista à la naissance d’un courant salafiste indépendant dont les membres se distinguaient par deux caractéristiques : la référence au nom salafisme, et l’absence d’affiliation à des groupes organisés, du fait de divergences internes. Sur les deux fronts, on vit naître d’autres entités salafistes qui se disputaient visibilité et pouvoir. Mais ce fut le « salafisme indépendant » qui acquit le plus de poids en Égypte, ce qui s’explique par sa plus grande diffusion au Caire, le centre par excellence, et par l’absence d’une organisation rigide qui aurait pu entraver son essor. Entre le début des années 1990 et janvier 2011, il est parvenu à se constituer une base dans la société égyptienne. C’est ce type de salafisme qui s’est impliqué le plus nettement dans la polémique avec les adhérents des écoles juridiques, à la différence du salafisme d’Alexandrie que son organisation pyramidale a protégé de ce genre de controverses.
L’influence de al-Albânî
L’une des conséquences des politiques religieuses adoptées par Nasser fut la césure entre la première version du salafisme, c’est-à-dire l’école de Rashîd Ridâ, et les versions salafistes successives, nées dans le sillage des mouvements islamistes. À cause de cette césure, de nouvelles sources d’inspiration vinrent se substituer au salafisme première manière, fournissant au salafisme contemporain de nouveaux instruments conceptuels. La plus importante de ces nouvelles sources a été l’empreinte méthodologique imprimée par le cheikh Nâsir al-Dîn al-Albânî sur la théorie jurisprudentielle, qui influença profondément le salafisme contemporain, décrétant l’opposition définitive entre les salafistes et les représentants des écoles juridiques. Les recherches jurisprudentielles de al-Albânî étaient presque totalement libérées des schèmes des écoles juridiques, comme on peut le comprendre à la lumière de sa conception de la réforme islamique.
Tous ses efforts se sont de fait concentrés sur le processus qu’il a lui-même qualifié de « purification et éducation » (al-tasfiya wa-l-tarbiya) – qui est également le titre et l’objectif de son projet. Par « purification », il entend l’élimination de tous les éléments étrangers que les sciences islamiques avaient intégrés au fil du temps. En ce sens, al-Albânî s’est consacré surtout à éliminer de la tradition les hadîths faibles et inventés. Cette purification est suivie, pour al-Albânî, d’une seconde phase, celle de l’éducation, c’est-à-dire la réorganisation des sciences islamiques sur la base du Coran et de la Sunna authentique, que l’on avait travaillé à clarifier au cours de la première phase, pour éduquer ensuite les générations musulmanes selon ce produit désormais libéré de toute impureté.
Pour parvenir à son objectif, al-Albânî n’a pas respecté la structure jurisprudentielle scolastique (traditionnelle). Il a opté au contraire uniquement pour l’adoption exclusive des traditions prophétiques, sur le modèle des recueils canoniques comme les Sahîh de al-Bukhârî et Muslim et des autres Sunan, en extrapolant les normes légales des textes, directement des sections sous lesquelles elles se trouvent répertoriées, sans se préoccuper de faire référence aux écoles juridiques et à leurs énoncés, et sans procéder à une exposition scrupuleuse des doctrines des différentes écoles, comme nous avons vu que c’était au contraire le cas pour Ibn Taymiyya.
Sur le plan strictement juridique, affirmer que le Coran et la Sunna sont des sources législatives incontournables est, sans aucun doute, correct. Il s’agit d’un principe consolidé et qu’aucun musulman n’aurait l’idée de contredire. La différence réside plutôt dans les méthodes par lesquelles on va puiser dans le Coran et dans la Sunna. Al-Albânî et tout le mouvement salafiste contemporain né après lui suivent la voie de l’approche directe aux textes, et cherchent pour n’importe quelle question une référence textuelle ou une preuve spécifique. Tout au long de l’histoire de l’Islam, les adeptes des écoles juridiques eux aussi ont toujours déclaré s’inspirer du Coran et de la Sunna – bien plus, chaque école prétendait être plus proche de la vérité du Coran et de la Sunna que les autres[12] –, mais leur manière d’aller puiser aux sources du Coran et de la Sunna était différente de celle de al-Albânî et de l’école des nouveaux Ahl al-hadîth, per employer l’expression de Stéphane Lacroix[13]. Elle se basait en effet sur le patrimoine juridique produit au cours de l’histoire à partir du fondateur de l’école. Ce patrimoine traitait les questions juridiques avec une méthode globale, qui, pour chaque point, apportait des preuves (adilla) de différents genres: les unes se référaient aux textes de manière directe ou indirecte, explicite ou implicite, d’autres trouvaient leur fondement dans des normes légales tirées des textes, dans des justifications textuelles ou déduites des textes, ou bien dans des considérations générales de type sapientiel et d’intérêt public, que l’on pouvait par induction rapporter à la Loi.
Et pourtant, malgré la conflictualité impliquée dans le modèle d’élaboration jurisprudentielle du salafisme contemporain, celui-ci a intégré dans sa structure une série de concepts qui favorisent l’abstention des luttes pour le pouvoir. Ce choix a valu aux salafistes la faveur des autorités politiques, qui leur ont laissé toute liberté d’action et de diffusion dans la sphère publique, se servant d’eux pour limiter l’expansion de toute idée religieuse qui puisse contenir des concepts politiques. Ainsi le salafisme contemporain est devenu le centre de gravité et le pôle d’attraction de la sphère religieuse.
La rescousse des écoles
Entretemps, au début des années 1990, des membres de l’élite azharite ont pris conscience du déplacement de l’autorité religieuse vers le salafisme : la partie la plus dévote de la société suivait désormais cette tendance, bien plus, cette tendance avait pénétré au sein même de l’Azhar[14]. Pour cette élite azharite – détentrice de l’antique gloire –, il ne restait plus qu’une place marginale le long de la voie tracée par le discours religieux salafiste. Elle a alors tenté de reconquérir son statut, mais cette tentative était affaiblie par le fait d’avoir été menée hors du cadre institutionnel, et de n’être jamais allée au-delà des cercles scientifiques de l’Azhar dirigés par Ali Gomaa et par quelques-uns de ses disciples. Ex-mufti d’Égypte et auteur de livres critiques envers les salafistes, Gomaa allait jouer un rôle important à plusieurs niveaux, et en particulier dans l’escalade entre la tendance traditionnelle (asharite et soufie) et le salafisme[15].
Quand en janvier 2011, le mouvement de protestation a commencé, les salafistes se sont d’abord rangés contre toute forme de contestation du pouvoir, tandis que le peuple en ébullition vivait les temps de la colère. Une fois que la révolution a éclaté, leur position a évolué progressivement jusqu’à déboucher sur une adhésion totale au processus politique auquel ils s’étaient au début farouchement opposés. Ce changement devait avoir par la suite des retombées négatives : il fit perdre aux salafistes la confiance d’une grande partie de leur base, laquelle, face à la reprise de la rivalité entre le salafisme et l’Islam des écoles juridiques, allait opter pour ces dernières.
Lors de la préparation du coup d’État de 2013, le général al-Sisi s’est servi des salafistes, en particulier de la Da‘wa salafiyya d’Alexandrie, pour organiser la mobilisation contre les Frères musulmans et les éliminer. Ce n’est pas un hasard si le secrétaire général du parti salafiste al-Nūr était assis derrière le général quand celui-ci a annoncé la chute du président Morsi le 3 juillet 2013. Petit à petit, le rapport de forces s’est modifié, et le parti salafiste al-Nūr a disparu progressivement de la scène après avoir joué efficacement son rôle dans les événements égyptiens, laissant la place à l’élite de l’Azhar – laquelle a exploité ces événements pour résoudre à son avantage la rivalité tant avec les salafistes qu’avec les Frères musulmans. Ali Gomaa a béni la répression du général contre les manifestants de Râbi‘a al-‘Adawiyya, les qualifiant de « kharijites » et ouvrant ainsi la voie à leur exécution, considérée comme licite. Gomaa allait ensuite tenir une conférence au Département des Affaires morales des forces armées égyptiennes, où il devait exprimer son propre accord sur la mise à mort de quiconque s’opposerait au général.
Les efforts de l’élite de l’Azhar ont été couronnés de succès avec la nomination d’un élève de Ali Gomaa au poste de conseiller religieux du président de la République, dont le général al-Sisi allait se servir dans sa rivalité latente avec le Grand Imam de l’Azhar pour affaiblir la mosquée elle-même. Toutefois, si, initialement, ce disciple de l’Azhar a défendu la « méthode azharite » contre les salafistes, aujourd’hui, il se dresse contre cette même « méthode » en soutenant, sur les traces du général, la nécessité de la purifier des semences de violence et d’extrémisme dont elle est imprégnée.