Dans son livre sur le fanatisme, Adrien Candiard affirme que ce n’est pas l’excès de Dieu, mais son absence, qui produit les pires aberrations
Dernière mise à jour: 22/04/2022 10:05:15
Compte rendu d’Adrien Candiard, Du Fanatisme : Quand la religion est malade, Les éditions du Cerf, Paris 2020
Écosse 2016. Un commerçant musulman est poignardé à mort par l’un de ses coreligionnaires pour avoir souhaité sur Facebook : « Joyeuses Pâques à mes chers concitoyens chrétiens ». C’est de cet événement, un geste « incompréhensible » à première vue, que part Adrien Candiard pour tenter d’expliquer ce qu’est le fanatisme, un thème désormais récurrent en Europe et dans le reste du monde depuis une vingtaine d’années.
Candiard a écrit ce livre « à quatre mains », en alliant sa condition de croyant, de moine dominicain et de prêtre catholique à son travail d’islamologue spécialiste d’Ibn Taymiyya, un penseur musulman du XIVe siècle, connu essentiellement aujourd’hui comme l’une des principales références des mouvements salafistes et djihadistes.
Les raisons d’une folie
Le livre part du terme fanatisme. Il s’agit d’un mot précis, doté d’une histoire précise, qui diffère des étiquettes plus ambiguës telles que radicalisme, intégrisme, fondamentalisme ou islamisme. Selon le sens moderne, apparu au cours du siècle des Lumières, il désigne un comportement religieux considéré comme aberrant. Voltaire, notamment, considérait le fanatisme comme une maladie (souvent manipulée par d’habiles marionnettistes) et donnait comme exemple de fanatiques les « bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy [1572], leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe ». Mais la nuit de la Saint-Barthélemy, comme le drame écossais, est-elle réellement quelque chose d’insensé et d’inexplicable ?
Pour répondre à cette question, Candiard opte pour une approche théologique, à savoir « un discours raisonné et critique sur la foi et sur Dieu ». Souvent exclue ou ignorée dans les débats actuels, cette approche représente la seule perspective capable de prendre au sérieux les motivations religieuses d’un fanatique, sans le cataloguer a priori comme fou, victime d’un malaise social ou d’une humiliation politico-nationale, ou, plus simplement, comme barbare.
Selon le spécialiste des textes islamiques médiévaux, la légitimation du meurtre d’un frère musulman souhaitant à un chrétien de joyeuses Pâques reflète l’opinion juridique d’une certaine école théologique islamique, celle hanbalite. Celle-ci affirme une transcendance divine absolue, concluant que, puisqu’il nous est impossible de saisir la nature de Dieu, nous ne pouvons connaître que Sa volonté, à savoir Ses commandements et Sa loi. Le résultat, pour Candiard, est un « pieux agnosticisme », une théologie qui, paradoxalement, pense sa propre futilité et impossibilité. Puisque Dieu n’est pas connaissable dans sa nature, il est impossible d’avoir une relation avec lui et de l’aimer[1]. On peut tout au plus aimer Ses commandements. Il en conclut que donc que les conceptions théologiques hanbalites impliquent qu’être musulman signifie agir comme un musulman, au-delà de ses propres convictions intérieures. C’est là que la violence devient « logique » : je ne peux contraindre quelqu’un à croire ou à aimer, mais je peux l’obliger à agir conformément à la Loi de Dieu. En d’autres termes, le hanbalisme est une théologie qui rejette la théologie, une école où Dieu est absent, complètement associé et identifié à la Loi. Candiard rappelle qu’un certain nombre de musulmans, peut-être inconsciemment, sont aujourd’hui influencés par cette vision. Cette lecture est donc la clé permettant de définir et de mieux comprendre (et de remettre en cause) le fanatisme : ce dernier découle de théologies qui ont mis Dieu de côté, qui ne cessent de parler du divin, tout en s’en passant allègrement.
Le culte des idoles
Si le fanatisme n’est donc pas l’excès de Dieu, mais son absence, qu’est-ce qui permet de combler cette absence ? Selon l’écrivain croyant Adrien Candiard, ce sont les idoles, tout ce qui est divinisé, mais qui n’est pas Dieu. Un terme aussi archaïque que d’actualité, désignant quelque chose de dangereusement proche de Dieu, avec lequel il est facile de le confondre : la Loi, la Bible, la liturgie, les Saints, les convictions personnelles, l’identité religieuse et la religion elle-même. Trop occupé par une ou plusieurs de ces idoles, le croyant oublie Dieu et cette vérité fondamentale si souvent répétée dans les textes sacrés : seul Dieu est Dieu. Le fanatisme commence lorsque l’on veut imposer Dieu et son infinité dans des plans humains, dans des schémas finis, dans ses propres batailles. Lorsque l’on oublie que c’est Dieu qui nous porte, et non pas nous qui le portons.
Une question se pose tout naturellement : pourquoi ne pas éliminer Dieu tout court ? Parce que cela signifierait oublier toutes les idoles profanes et les nombreux fanatismes issus des idéologies séculaires. Selon le frère Adrien, qu’il soit profane ou religieux, le fanatisme est une conséquence de l’absence de Dieu, et de son remplacement par autre chose. Et pour ne pas le remplacer, il faut lui faire de la place.
Faire de la place à Dieu signifie laisser Dieu m’aimer. Une perspective effrayante, car l’amour de Dieu ne se contrôle pas, il échappe à toute logique humaine, à nos grilles parfaitement cohérentes. Mais c’est l’élément essentiel de toute expérience religieuse : on ne peut s’aimer ou aimer les autres si on n’est pas aimé. Ceux qui ne sont pas aimés et qui ne se laissent pas aimer, tombent malades de cette maladie de l’âme appelée « sclérocardie » (dureté du cœur), et deviennent sévères envers les autres, une inflexibilité qui engendre, dans le pire des cas, la violence.
Parce que les idoles, étant limitées, limitent. Ils limitent le croyant, créant des expériences spirituelles pleines de peurs, de scrupules et d’obsessions ; et ils limitent la réalité, sous l’illusion de la dompter. La vie spirituelle d’un fanatique est souvent caractérisée par cette cohérence extrême qui, dans l’espoir d’ordonner la vie dans son flux réel, si incohérent et inconfortable, l’étouffe et la bloque.
Trois remèdes contre le fanatisme
Frère Adrien termine son livre par un titre évoquant une sorte de spoliation des images idolâtres : « chemins d’iconoclasme ». Sceptique quant à la manière dont les sociétés agnostiques peuvent réellement « déradicaliser » un croyant, il suggère différents moyens qui permettent de donner une réponse religieuse à un problème éminemment religieux. Pas fanatique, certes, mais surtout pas modéré : nous avons besoin d’eau vive, pas d’eau tiède.
Le jeu se joue dans la vie spirituelle de chacun. Le chemin de conversion du fanatisme passe par l’acceptation de l’amour de Dieu, d’un Dieu vivant. Candiard propose trois excellents remèdes à cela : la théologie, le dialogue interreligieux fait de chair et de sang, et la prière silencieuse et suppliante. Et là, oui, il faut lire et relire le livre, pour comprendre comment prendre soin de ses propres vides vertigineux, qui peuvent alternativement se remplir d’idoles ou d’éros divin.
L’ouvrage d’Adrien Candiard est précieux pour de multiples raisons. Il est court, limpide et honnête, à l’instar de tous ses livres. Dans la cacophonie qui caractérise le paysage médiatique traitant de l’islam, ce n’est pas rien.
Il est simple, mais pas simpliste. Il peut tout aussi bien être lu par un enseignant des controverses théologiques islamiques que par ses grands-parents. Tous deux concluront que le pape François a raison : « c’est dans le flux de la vie qu’il faut discerner » son chemin spirituel. Rien n’est tout noir ou tout blanc, pas même le fanatisme.
Il est rare, car rares sont les réponses théologiques (d’autant plus si elles sont compréhensibles) à un problème religieux. C’est un livre qui nous rappelle l’urgence de remettre la théologie au centre de nombreux débats actuels. Et que la religion est intimement liée à cela, et pas qu’un peu.
Et nous y sommes nous aussi très liés. Ce livre ne propose pas de voies impossibles, et c’est peut-être là son véritable mérite. On part de nous, du fanatique qui est en moi, du croyant et du non-croyant qui dialoguent intérieurement, du modéré pondéré et du mystique convaincu, du penseur et du non-penseur, qui doivent rendre compte de leur foi ou de leur « non-foi » par une réflexion critique sur ce que notre langage humain peut ou ne peut pas dire de Dieu.[2]
Le frère Adrien Candiard nous aide à prendre au sérieux l’incompréhensible, tant le Mal incompréhensible du fanatisme que le Bien incompréhensible d’être aimé. Et à donner un sens à une étrange prière d’un certain Meister Eckhart, lui aussi dominicain, mort la même année qu’Ibn Taymiyya : « Prions Dieu de nous délivrer de Dieu ».
La version italienne originale de cet article a été publiée le 7 septembre 2021.
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[1] Candiard se focalise sur ce qui est normalement considéré comme le courant dominant du hanbalisme. Toutefois, comme l’a montré J. N. Bell dans une étude approfondie de certains théologiens hanbalites, le hanbalisme tardif s’intéressait aussi bien à l’amour humain qu’à l’amour divin. Voir Joseph Norment Bell, Love theory in later Hanbalite Islam, State University of New York Press, New York 1979.
[2] Je renvoie à un autre livre qui partage deux caractéristiques avec l’ouvrage de Candiard : il a été écrit par un prêtre français et il est très bref. Plus spécifiquement, il aborde de plus près les sujets du troisième chapitre mentionné ici, « Chemins d’iconoclasme », à savoir la spoliation des croyants de certaines images de Dieu qui sont aussi ancrées que délétères : Jean-Marie Ploux, Dieu n'est pas ce que vous croyez, Bayard, Paris 2010.