À Damas, durant le dîner le verre se déplace à cause des bombes, mais on fait semblant de rien. Une soirée surréelle dans une ville où les hommes ont disparu, morts ou au front
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:05:07
Damas. Nous continuons à nous diviser pour juger qui est plus bourreau et qui l’est le moins dans la guerre en Syrie. En écoutant certains, il semble que les autres tirent sur des vendeurs de fleurs ambu-lants et vice-versa lorsque l’on tend l’oreille au camp opposé. Mais, au milieu, 13,5 millions de per-sonnes sont définies techniquement comme ayant besoin d’aides, et 4,8 ont abandonné physiquement la Syrie : des hommes et des femmes qui, depuis 2011, cohabitent avec la guerre et qui contrairement à 500 000 autres ne sont pas morts. Mais est-ce vraiment une vie ? – c’est la question qui vient naturel-lement aux lèvres. Une vie pour le moins difficile, mais qui continue malgré tout. Comme à Damas, la capitale syrienne, forteresse du régime de Bachar al-Assad. Ici, ironie du sort, on peut décider si l’on veut dîner dans un restaurant alépin très connu, tandis qu’à Alep une bataille sanglante est en cours (en décembre, les forces gouvernementales ont reconquis la partie Est, contrôlée par les groupes rebelles). Et tu te de-mandes combien d’autres restaurants existent encore qui peuvent se vanter d’une indication géogra-phique qui est depuis toujours le symbole de la bonne gastronomie au Moyen-Orient, mais à laquelle les missiles ont changé le portrait urbain. Ici, tu peux te retrouver devant un serveur qui t’explique qu’Alep est (était?) le lieu où l’on mangeait le mieux de toute la Syrie, où, pendant plus de cent ans, de célèbres personnages du monde entier ont pris leur repas chez Sissi (Beit Sissi, célèbre restaurant d’Alep qui désormais n’existe plus). Ou bien tu y es allé avant la guerre ou tu fais confiance à ce mon-sieur qui, il y a six ans, gagnait dix fois plus qu’aujourd’hui. Tu fais confiance et tu manges bien à Damas durant le conflit. Durant le dîner, on évoque la journée difficile et ce que nous aurions pu ou dû faire, et que nous ne sommes pas parvenus à faire ainsi que la stratégie à adopter le lendemain pour être plus efficace dans ce projet avec les veuves de guerre. Mais, il y a la guerre, et voilà qu’en plein milieu d’un moment convivial, ton verre se déplace de quelques centimètres à cause d’une explosion pas si éloignée. Bat-tements du cœur qui augmentent, l’instinct de s’abaisser pour se protéger. Puis tu regardes autour de toi : voilà l’étranger qui n’est pas vraiment habitué à la musique syrienne. Tout le monde autour a con-tinué, comme si de rien n’était et c’est eux qui ont raison : après six ans de guerre, un missile qui tombe tout près ce n’est pas une nouvelle, les missiles ne provoquent des morts que lorsqu’ils te tom-bent sur la tête. Avec un beau sourire, le serveur arrive de nouveau : « Ici, quelques explosions, mais tu manges alépin. À Alep, tu manges des explosions ». Blaguer sur les tragédies fait partie de la vie de ces années en Syrie, comme tellement d’autres habitudes auxquelles tu ne t’attends pas : un vendredi glacial d’hiver, les rues du centre de Damas grouillent de personnes qui, sans se soucier des risques, font leur promenade ; beaucoup de femmes et d’enfants, nettement moins d’hommes et de jeunes parce que soit ils sont partis et morts soit ils combattent au front. Après une promenade et un repas « normaux », dans la chambrette du couvent qui m’accueille je m’interroge sur la seule chose anormale de cette soirée : s’il n’y a plus d’hommes, qui reconstruira la Syrie ? Les femmes seront la colonne vertébrale de l’après-guerre, comme elles le sont depuis toujours en Afrique et ailleurs. Et donc, le projet de formation professionnelle pour lequel je suis ici à Damas ces jours-ci a un sens nouveau, le sens du futur. *Marco Perini, responsable de AVSI pour le Moyen-Orient, se rend souvent pour son travail à Damas. Il a raconté à Oasis ce que signifie visiter une ville entourée par la guerre, et qui continue à vivre malgré tout. Le voyage dont il parle ici a eu lieu pendant qu’à Alep faisait rage la bataille entre les forces du régime et les groupes armés rebelles, avant que la ville ne repasse sous le contrôle du gou-vernement de Damas, en décembre.