Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:06:36
Au cours des dernières années le mouvement islamiste s’est renforcé dans la société algérienne, malgré les tentatives des autorités pour l’endiguer après le conflit sanglant des
années 1990. Les comportements d’une majorité de musulmans – et de musulmanes – en Algérie, aujourd’hui, prouvent la place tenue par les nouvelles convictions ou obligations religieuses qui, venant du Moyen Orient, ont reçu l’appellation de « salafisme ». De nombreuses traditions du passé, cultuelles ou morales, sont ainsi revenues dans la vie quotidienne, au moins comme une référence à laquelle il faudrait se soumettre si l’on voulait vivre en vrai musulman ou en vraie musulmane, même si, pour le moment, on n’entre pas encore, soi-même, dans cette soumission.
Par ailleurs la naissance de l’État qui se dit « Califal » au Moyen Orient, avec ses épigones en Afrique, en Asie et en Europe a, aussi, mis en évidence un « islamisme extrême », auquel la majorité des musulmans, d’ailleurs refusent le droit de s’appeler musulman. Ces courants, en Occident, par le recours au terrorisme, occupent le terrain de la presse, de l’édition et de l’attention du public. Ils masquent le développement d’autres mouvements dans l’Islam sur lesquels on m’a demandé d’attirer l’attention en partant des évolutions des idées religieuses en Algérie. Parmi ces courants il y a, notamment, celui qui fait référence à l’Islam spirituel, le soufisme.
Il est clair qu’après la tentative de prise de pouvoir par la violence conduite par le FIS et les GIA de 1990 à 2000,
la société algérienne a pris conscience des dangers de cette lecture politique de l’Islam. Et dans presque toutes les régions du pays, mais peut-être davantage dans l’Ouest algérien, des groupes se sont formés qui ont redonné vie aux anciennes institutions de l’Islam soufi. Ces mouvements avaient autrefois trouvé comme base de leur rayonnement le réseau des zaouias. Pendant les trente premières années de l’indépendance du pays (1962-1992), l’État et le parti unique avait presque effacé la présence de ces
zaouias, jalousant leur influence sur les populations, en particulier en milieu rural. Mais, désormais, les excès du FIS et de ses mouvements armés, et les progrès de la lecture salafiste de l’Islam, ont conduit l’État algérien à laisser les courants « soufis » reprendre leur place dans la société.
Depuis les années 90, et même pendant la période de la guerre civile, ces mouvements se sont d’abord développés discrètement malgré les violences commises contre eux par les groupes armés (destruction des tombes des saints fondateurs –
qubbas, assassinats etc.. ). Malgré cette opposition (ou peut-être à cause de cette opposition), les différentes confréries religieuses présentes dans le pays ont repris leur influence, fondant même parfois de nouvelles structures près des grandes villes, et gagnant du terrain en milieu urbain, voire même parmi les universitaires. Deux Fédérations nationales des
zaouias se sont développées offrant même leur présidence au chef de l’État.
Traditionnellement la plupart de ces
zaouia (mais pas toutes) se rattachent à l’un des grands mouvements spirituels du soufisme, les Qâdiriyya (faisant référence à ‘Abd al-Qâdir al-Djîlânî, de Bagdad), les divers groupes attachés à la Shâdiliyya – la Aissaoua, confrérie crée par Muhammad b. ‘Issā, la Derkaouiya, fondée par Moulay Larbi Derkaoui – et d’autres groupes de naissance plus récente (XVIII, XIXe siècle) comme la Tidjaniyya d’Ain Mâdî et de Temacine ou la Rahmaniyya d’el-Hamel avec ses ramifications importantes en Kabylie, sans oublier la Hebria/ Qaidiyya dans l’Ouest algérien (Tlemcen/ Oran).
Certains mouvements ont même maintenant placé le centre de leurs activités en Europe, comme la ‘Alawiyya du
Cheikh Ben Tounès, qui, entre autres choses, a fondé le scoutisme musulman actuel de France et d’Europe occidental. Le
Cheikh et son mouvement ont entrepris depuis deux ans une campagne en faveur d’une journée internationale du « Vivre ensemble » qu’ils voudraient faire proclamer par les Nations Unies. Plus récemment ils ont même proposé que cette initiative soit reliée à la journée de la paix du 21 septembre, qui deviendrait ainsi une journée de la Paix et du Vivre ensemble.
Cette implantation internationale n’empêche pas d’ailleurs la ‘Alawiyya de garder, aussi, son lieu de rayonnement à Mostaganem, en particulier autour du Djenan el-‘Arif, « La vallée des jardins ». Durant ce mois de septembre 2016, les responsables de ce mouvement soufi ont organisé à Mostaganem une rencontre rassemblant plus de trois mille personnes autour de trois personnalités qui ont reçu le prix Abdelkader pour leur engagement en faveur de la paix. Il s’agissait pour le sud de la Méditerranée de Lakhdar Brahimi qui avait eu notamment la responsabilité de représenter les Nations unie en Syrie pendant les premières années de la crise syrienne et de Federico Mayor pour l’Europe, ancien responsable de l’Unesco, ainsi que d’un canadien pour l’Amérique.
D’autres structures relèvent d’initiatives individuelles qui s’appuient sur le patrimoine spirituel de l’Islam, sans référence à une confrérie particulière. C’est le cas par exemple du groupe d’études spirituelles qui se réunit à Tlemcen dans l’ancienne Khaloua Sidi Sennouci (XVIe siècle). Parfois il s’agit simplement de traditions locales qui perpétuent la mémoire d’un grand ancien, comme Si M’barek Ben Allal à Koléa. Parfois, encore, il s’agit de traditions populaires qui enveloppent toute une région et attirent chaque année des milliers de visiteurs de l’Algérie entière, comme la semaine du Mawlid al-nabawi de Timimoun.
Par ailleurs à un plan universitaire,
ce retour du soufisme suscite des recherches sur les sources de ce mouvement. Sidi Boumedienne, vénéré à Tlemcen, mais andalou d’origine, vient de faire l’objet d’un colloque international à Béjaia où il avait enseigné. Ibn ‘Arabî a aussi été le thème d’un autre colloque universitaire organisé dans le cadre des initiatives annuelles de la structure « Les routes de la foi » qui dépend du Centre de Recherche du Ministère de la Culture. Une des évolutions les plus significatives, dans ce domaine, c’est la redécouverte récente par la société algérienne du manuel de Mystique de l’Émir ‘Abd el-Qader,
Kitâb al-Mawâqif. La Fondation de l’Émir vient de soutenir la publication par ‘Abd el-Baqi Meftah de cette première édition algérienne des 372 Mawqif de l’Émir. Son traité de mystique rassemblait les enseignements spirituels qu’il donnait, jusqu’à sa mort, en 1882, dans une mosquée de Damas. C’est un siècle après, en 1982, que la publication par Michel Chodkiewicz des « écrits spirituels » de l’Emir, a rendu son actualité à cet héritage spirituel. Il est devenu maintenant un élément majeur de la redécouverte, en Algérie, de l’immense patrimoine spirituel légué par Ibn ‘Arabî à toute la communauté musulmane.
Dans ce courant de l’Islam spirituel, mais en dehors des mouvements proprement soufis, on commence même à rencontrer des initiatives qui proposent un message très fort, mais avec d’autres références. On peut donner deux exemples récents qui l’illustrent. D’abord celui de Karima Berger, écrivaine d’origine algérienne vivant en France, qui a récemment été choisie à Paris comme Présidente du mouvement des écrivains spirituels. Elle a déjà proposé plusieurs livres qui conduisent à rejoindre sa méditation spirituelle, dans une formulation très nouvelle pour un croyant musulman. C’est particulièrement perceptible dans sa méditation sur le message que nous laisse Etty Hilsum avec laquelle elle dialogue, par-dessus la barrière de la mort pour lui dire sa recherche de Dieu et du sens de la vie en réponse au message que nous a laissé cette jeune femme venant du judaïsme. Farida Zerrai vient aussi de nous donner un beau livre spirituel en partant à la recherche de la famille de Mohamed, l’homme qui avait donné sa vie pour protéger celle de Christian de Chergé durant la guerre d’Algérie.
On pourrait mettre aussi, dans ce courant de pensée, les nombreuses déclarations de l’actuel Ministre algérien des Affaires religieuses, Mohamed Aissa. Il a affirmé à plusieurs reprises que la crise algérienne des années 90 était née des lectures de l’Islam venues du Moyen Orient et que l’Algérie devrait retourner à ses vraies sources qui sont celles de « l’Islam de Cordoue »,celui-ci étant compris comme un temps où l’Islam développe l’ouverture de pensée, la culture, la philosophie et le respecte des autres traditions religieuses. On pourrait mettre d’ailleurs, aussi, dans ce courant de pensée, de nouveaux interprètes de l’Islam comme, par exemple l’imam de Villeurbanne à Lyon, Azeddine Gaci, dont les enseignements approfondissent et renouvellent la réflexion de la spiritualité traditionnelle.
La tradition de discrétion de l’expérience soufie ne lui permet pas de tenir dans la société algérienne une place aussi remarquable que d’autres initiatives qui recourent systématiquement à la médiatisation. Mais il est clair qu’après les excès de l’Islam salafiste ou pire encore de l’Islam actuel du djihad, un nouveau courant spirituel musulman, authentiquement enraciné dans la tradition, a repris sa place dans la société algérienne et doit être considéré comme un des éléments vivants du patrimoine universel disponible pour chacun dans sa recherche spirituelle.