Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:44:19
« Source canonique, référence d’autorité en sciences religieuses, registre de paradigmes et de symboles où s’alimente l’imaginaire collectif, c’est tout cela à la fois la Tradition musulmane. Coran mis à part, la Tradition représente un patrimoine historique et culturel dont se réclament tous les peuples qui s’identifient à la
communauté mohammadienne ». Ces paroles du professeur algérien Ali Merad dans l’avant-propos de son ouvrage consacré à la Tradition musulmane nous montrent bien qu’il s’agit d’un des thèmes majeurs de l’Islam et que nos propos dans cet article resteront nécessairement modestes face à l’envergure du sujet. Notre objectif est de présenter au lecteur non spécialiste un aperçu global du sens de la
tradition dans l’Islam classique en expliquant les différents termes utilisés pour exprimer l’un ou l’autre de ses aspects.
« Vous avez, dans le Prophète de Dieu, un bel exemple » (Coran 33,21)
S’adressant au Prophète, Dieu dit dans le verset 4 de la sourate 68: « Tu es d’un caractère élevé ».
Commentant ce verset, le célèbre exégète coranique Ibn Kathîr, mort à Damas en 1373, cite ce passage du recueil de Muslim, transmettant des faits et des propos de Mohammad et des premiers temps de l’Islam réputés « authentiques », selon lequel un jour Sa‘d Ibn Hichâm Ibn ‘Âmir s’adressa ainsi à ‘Â’icha, l’épouse du Prophète : « Oh, mère des croyants, parle-moi du caractère de l’Envoyé de Dieu, paix et bénédictions de Dieu sur lui ». Elle répondit : « Ne lis-tu pas le Coran ? ». Sa‘d dit : « Bien sûr ». Elle dit ensuite : « En vérité, le caractère de l’Envoyé de Dieu, paix et bénédictions de Dieu sur lui, c’était le Coran ». Après avoir cité d’autres variantes du même épisode, Ibn Kathîr ajoute: « La signification de ceci est que [le Prophète] se conformait aux ordres et prohibitions du Coran. Sa nature et son caractère étaient imprégnés par le Coran, et il abandonnait sa disposition naturelle. Quoi que le Coran lui ordonnait, il le faisait, et quoi que le Coran lui interdisait il s’en abstenait ». Ces paroles d’Ibn Kathîr montrent comment au XIVe siècle l’idée était déjà bien établie selon laquelle le Prophète avait appliqué méticuleusement les préceptes du Coran, à chaque instant et dans chaque détail de sa vie, de sorte que ses actions et ses paroles étaient, pour ainsi dire, un commentaire pratique du Coran. En d’autres mots, sa vie était comme l’incarnation du message coranique qui lui avait été révélé. Nous sommes ici au cœur même du sens de la Tradition musulmane ou
Sunna qui est avant tout
al-sunna al-nabawiyya, c’est-à-dire la Tradition
prophétique, puisqu’elle transmet l’expérience de Mohammad telle qu’elle est véhiculée par la première communauté musulmane. Il est difficile de retracer une chronologie précise montrant comment le vécu du Prophète, ses actes et ses propos se sont progressivement constitués, à côté du texte révélé, comme l’une des deux références fondatrices de l’Islam. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas voir ici une simple idéalisation ou exaltation populaire de la figure du fondateur, du moins pas dans les premiers temps, mais la mise en œuvre d’une évolution déjà prévue d’une certaine façon par le Coran lui-même, en faisant du Prophète « un bel exemple » :
Si la vie du Prophète ne donne pas, à travers la force symbolique des événements qui la traversent, autant de sens à l’Islam que la vie du Christ en donne au Christianisme, il faut se souvenir que le Coran dit très expressément au verset 21 de la sourate 33 : Croyants, vous avez dans l’envoyé de Dieu un beau modèle pour qui espère en Dieu au dernier jour et l’invoque souvent
. Pour ceux qui n’avaient pas été témoins de la vie du Prophète, se posa la question de savoir ce qu’il faisait, ce qu’il disait et recommandait, et de quelle manière il avait agi en telle ou telle circonstance ; les faits et gestes de celui que la Parole de Dieu avait institué comme « beau modèle » avaient en effet pris valeur de Sunna, c’est-à-dire de coutume, au sens de règle tirée d’un exemple.
Sunna, Hadîth et hadîth
Dans le Coran, le terme
sunna apparaît souvent attribué à Dieu. Il vise la façon invariante dont Dieu agit avec la création en général et avec l’humanité en particulier. En effet, le Coran rappelle à plusieurs reprises que « Tu ne trouveras aucun changement dans la coutume de Dieu » (33,62). Référé aux peuples anciens, le terme
sunna désigne leur conduite – souvent de refus – face aux appels prophétiques, conduite qui attire l’inexorable châtiment de Dieu : « Qui donc a empêché les hommes de croire lorsque la Direction leur est parvenue et de demander pardon à leur Seigneur ? Sinon leur refus d’admettre que le sort traditionnel, réservé aux Anciens, les atteindra, ou que le châtiment les touchera de face » (18,55). Ce concept coranique, qui s’inspirait d’un concept arabe ancien de
sunna désignant une coutume ou une norme adoptée par les générations précédentes, a vite été utilisé pour désigner une norme généralement reconnue ou une pratique approuvée par le Prophète aussi bien que par les pieux musulmans des premières générations. Dans ce sens, le terme
sunna correspond assez bien au grec
ethos : coutume, usage, pratique habituelle.
Hadîth (avec majuscule, pour traduire le mot arabe
hadîth avec l’article défini « al ») est le mot devenu technique pour désigner l’ensemble de « ce qui a été rapporté de l’Envoyé de Dieu » : propos, faits et gestes, comportements, voire des silences interprétés comme des approbations tacites, attribués au Prophète dans les circonstances les plus diverses de sa vie. Dans ce sens général,
Hadîth est synonyme de
Sunna. Le fait que, dans le même temps, chacun de ces éléments distincts attribués à Mohammad (propos, faits, gestes, etc.) est appelé un
hadîth (avec minuscule, pl.
ahâdîth), qu’on peut traduire par propos ou
logion, nom qui s’explique par le caractère oral de ces récits avant d’être compilés et fixés par écrit, peut aisément prêter à confusion. En effet, on peut imaginer que « durant la vie de Muhammad et immédiatement après, lorsque les gens se trouvèrent confrontés à des problèmes qu’il fallait résoudre, ils se remémorèrent au cours d’entretiens la manière dont le Prophète et ses premiers compagnons agissaient en pareilles circonstances ».
Sunna et jurisprudence islamique
Alfred-Louis de Prémare, grand connaisseur de l’Islam des origines, insiste sur le caractère normatif et exemplaire des traditions attribuées au Prophète : « Parallèlement au Coran, mais bien plus que celui-ci, le
Hadîth est donc devenu le fondement de l’
ethos musulman, la norme de pensée et de conduite des individus et de la collectivité dans tous les domaines, l’expression de son orthopraxie ». En effet, le matériel rapporté par la Tradition musulmane est rapidement devenu une référence fondamentale pour la jurisprudence musulmane, nécessaire pour combler les silences du Coran et/ou expliciter le sens des certains versets. Écoutons une voix musulmane, celle du savant égyptien Ahmad Amîn (m. 1954), auteur d’une grande histoire de la culture islamique, expliquer cette importance :
Le Hadîth
revêt une très grande importance dans la religion, importance qui vient à la suite de la place qu’y occupe le Coran. En effet, nombre de versets du Coran avaient une signification globale ou bien avaient une valeur absolue et générale, aussi un dire ou un acte de l’Envoyé d’Allah s’est-il présenté et en a déterminé ou restreint ou particularisé le sens. Le Coran, par exemple, n’a pas déterminé les détails de la prière – il ne l’a commandée qu’en la présentant d’une manière globale – ce qu’a fait le Prophète en précisant les heures auxquelles il fallait la faire et comment il fallait l’accomplir.
Toujours dans le domaine juridique, une évolution importante dans l’usage technique du mot
sunna est survenu avec le juriste al Shâfi‘î (m. 820), éponyme d’une des quatre écoles juridiques de l’Islam sunnite. Dans sa célèbre
Risâla fî usûl al fiqh, il établit la théorie selon laquelle la
Sunna concerne exclusivement la conduite du Prophète, rapportée par des traditions solidement établies, et non pas celle d’autres vénérés devanciers. Il se fonde pour cela sur le verset 21 de la sourate 33 déjà citée, qui signale le Prophète comme « un bel exemple » à suivre. Avec al Shâfi‘î, la
sunna – dès lors identifiée avec la
sunnat al nabî, le bel exemple du Prophète, et élevée au rang de révélation – est considérée comme deuxième source de la jurisprudence islamique après le Coran, la troisième et la quatrième étant respectivement le consensus (
ijmâ‘) des savants et le raisonnement par analogie (
qiyâs).
La science du hadîth
Après avoir souligné la quantité impressionnante des paroles et des gestes du Prophète rapportés dans les nombreux corpus de
hadîth, de Prémare se demande, non sans une certaine ironie, « comment un seul homme a pu dire et faire tant de choses dans l’espace d’une vie en tant de circonstances petites et grandes. Nous y apprenons tout sur lui, y compris la manière dont il se curait les dents ».
En effet, les savants musulmans n’étaient pas sans savoir qu’une partie des traditions attribuées au Prophète ou à l’un de ses compagnons étaient apocryphes, élaborées dans le contexte des disputes politiques ou des controverses intellectuelles et juridiques. Ainsi se développa une science de vérification des
ahâdîth qui passa au crible toutes les traditions parvenues jusqu’au milieu du IXe siècle environ, vérification qui s’effectua essentiellement à partir de la « chaîne de garants » (appelée
isnâd en arabe), c’est-à-dire, la chaîne des rapporteurs qui, de génération en génération, les ont transmises jusqu’à ce qu’elles soient fixées par écrit. Le résultat de cette opération fut l’élaboration, dans la seconde moitié du IXe siècle, de plusieurs recueils de traditions jouissant de la reconnaissance plus ou moins unanime de la communauté musulmane sunnite. Les deux recueils les plus importants, du fait que les traditions qu’ils contiennent sont reconnues comme
sahîh (« authentiques »), sont ceux d’al-Bukhârî (m. 870) et de Muslim (m. 875), dont nous avons cité un
hadîth au début de cet article. Les chiites ont leurs recueils propres qui privilégient les traditions remontant au quatrième calife ‘Alî Ibn Abî Tâlib (m. 661) et à ses descendants. Le plus célèbre est celui d’al Kulaynî (m. 941) intitulé
al Kâfî (« Le suffisant »).
Taqlîd ou la soumission
à l’autorité du savoir
Le terme
taqlîd est utilisé par la version arabe du nouveau
Catéchisme de l’Église catholique pour traduire le mot latin
Traditio (cf. § 74-100). Dans le contexte islamique, son sens est différent :
taqlîd, du verbe
qallada, « imiter, suivre, obéir à quelqu’un », signifie l’acceptation de l’autorité, ou la soumission à celle-ci. Les théories juridiques musulmanes les plus anciennes reconnaissaient que les masses non instruites dépendaient des hommes cultivés en ce qui concerne la loi. Le mot
muqallid (celui qui est tenu au
taqlîd) désigne en conséquence tout musulman non instruit en matière juridique qui doit se soumettre à l’autorité savante : celle du
mujtahid (celui qui prononce une interprétation personnelle sur un point de droit basée sur l’accès direct aux textes fondateurs, Coran et
Sunna) ou celle du
muftî (celui qui est qualifié pour émettre des avis juridiques). Plus tard, avec le développement des quatre écoles juridiques et le respect quasi-révérenciel accordé à leurs fondateurs respectifs, le
taqlîd vint à désigner la soumission non pas uniquement des masses non instruites, mais aussi des savants, de façon générale, aux principes de loi qui avaient été élaborés par les fondateurs de chaque école. Avec le temps, cependant, le terme
taqlîd acquerra une connotation négative, devenant synonyme, depuis la fin du XIXe siècle, dans les écrits de beaucoup d’orientalistes occidentaux et de modernistes musulmans, d’imitation aveugle et d’acceptation sans réflexion d’une doctrine figée.
Tradition et raison
Une remarque s’impose à propos d’un dernier concept, celui de
naql, souvent traduit par « tradition » dans le contexte de la théologie scolastique musulmane, par opposition à
‘aql, « raison », non pas pour signifier que ce qui est
naql serait irrationnel, mais pour souligner l’origine des contenus de la connaissance : la Révélation divine dans le premier cas, la réflexion humaine dans le second. Ibn Khaldûn, le grand savant maghrébin du XIVe siècle (m. 1406), écrit à ce propos dans sa magistrale
Muqaddima :
Il y a deux catégories de sciences accessibles aux gens des villes, qui peuvent les apprendre et les enseigner : l’une est naturelle à l’homme et le fruit de sa pensée, l’autre est traditionnelle (naqlî
) et transmise par ses fondateurs. La première catégorie est celle des sciences philosophiques. Ce sont celles que l’homme acquiert naturellement par l’exercice de la réflexion. […] La seconde catégorie comprend les sciences traditionnelles et institutionnelles. Tout y dépend des informations données par l’autorité d’une certaine loi religieuse. La raison (‘aql
) n’y a pas de place, sauf pour rattacher certains problèmes de détail aux principes fondamentaux. […] La source de toutes les sciences traditionnelles, ce sont les prescriptions du Coran et de la Sunna
– c’est-à-dire de la Loi révélée par Dieu et Son Apôtre – ainsi que toutes les sciences connexes, nécessaires à leur utilisation: c’est le cas, notamment, de la philologie arabe, car l’arabe est la langue de l’Islam et de la Révélation coranique.
Ibn Khaldûn n’utilise pas ici l’adjectif « traditionnel » (
naqlî) en son sens de « coutumier » ou « habituel », mais au sens de « transmis » ; non pas tant pour exprimer que les sciences soient elles-mêmes transmises, mais plutôt qu’elles utilisent des données qui ont été transmises, provenant des deux sources révélées à savoir le Coran et la
Sunna. Cette distinction entre
naql et
‘aql a une importance majeure dans la théologie classique musulmane qui a toujours fait la différence entre les vérités rationnelles ou
‘aqliyyât qui peuvent être prouvées par la raison, telle que l’existence et l’unicité de Dieu, et les vérités révélées dans le Coran et la
Sunna, appelées
naqliyyât, « transmises » (ou
sam‘iyyât, « écoutées ») et que la raison n’aurait pu trouver seule, comme par exemple l’ensemble de l’eschatologie islamique.
Sola scriptura ?
Au XXe siècle, la question de la Tradition a soulevé un débat intense dans les différents courants intellectuels du monde islamique qui cherchaient à redynamiser la pensée juridique musulmane. Certaines voix réformistes, issues des tendances les plus diverses, prônent aujourd’hui un retour au seul Coran et l’abandon de tout ce qui relève de la Tradition musulmane. Elles prétendent « alléger » l’Islam d’un poids qui l’empêcherait, dans leur vision, de répondre aux exigences du moment présent. Pour d’autres, c’est le souci « œcuménique » qui les fait rejeter ce qu’ils considèrent comme une utilisation partisane des traditions par les différentes écoles juridiques et qui leur fait demander le retour au Coran et à « l’Islam d’avant la discorde ». Quelle que soit la motivation, cela nous paraît un projet voué à l’échec, puisqu’on ne voit pas comment la communauté musulmane pourrait se passer de ce patrimoine millénaire : « Lien vivant de la Communauté avec son fondateur, la Tradition est aussi pour chaque génération, l’une de ses références identitaires majeures ». Cela ne veut pas dire pour autant que chaque génération n’a pas un droit de regard critique sur ce monument du savoir islamique. Le penseur marocain Abdou Filali-Ansary indique une piste à suivre quand, présentant la pensée du pakistanais Fazlur Rahman, il écrit : « Le premier pas consiste à bien distinguer l’Islam normatif de l’Islam historique, à séparer ce qui relève des enseignements de l’Islam et ce qui fait partie de ce que les musulmans en ont fait ».