Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:29:41
Leurs visages reviennent de façon syncopée dans les replis des informations de faits divers, et on ne s’y habitue pas, on reste interdit. Ce sont les premiers plans de très jeunes « normaux », adolescents et adolescentes que nous croisons au fil de nos journées les plus ordinaires et qui, un beau jour, décident de rejoindre le djihad en Syrie ou en Iraq dans les milices des étendards noirs du Calife, prêts à se faire exploser ou à égorger des innocents pour obtenir une place au paradis.
Techniquement, nous les désignons du nom de foreign fighters, comme si l’étiquette anglaise pouvait atténuer cet abîme que nous ne réussissons pas tout à fait à saisir, à sonder : ce ne sont pas des tchétchènes ou des afghans habitués au kalachnikov, mais des adolescents ou guère davantage, qui ont grandi généralement dans les pays occidentaux, ont été éduqués dans nos écoles, formellement « intégrés », qui à un certain point décident de tout quitter et de partir vers l’Orient. Il suffit d’un vol
low cost jusqu’à Istanbul, d’où ceux qui les ont aisément attirés les accompagnent au-delà de la frontière, dans le nouveau Califat où ils rêvaient d’arriver.
Mais que se passe-t-il avant le décollage ? Le processus de recrutement de ces jeunes est géré avec astuce, et utilise des moyens de propagande efficaces, technologiques et intelligents, qui atteignent ces jeunes souvent dans leur solitude. Dans la plupart des cas, le contact se fait à travers internet : sur la toile se forment des groupes fascinants de personnes qui exaltent une vie héroïque, qui proposent une voie radicalement alternative. Ils débitent des vidéos conçus ad hoc, avec format hollywoodiens parfaits pour emporter la conviction.
Une anthropologue française, Dounia Bouzar, a examiné les cas de 400 familles touchées par le drame d’un fils djihadiste, et a décomposé les étapes du processus de “dépersonnalisation” des très jeunes pour les réduire à l’état de chair à canon pour l’EI. Les émirs très habiles du djihad touchent l’esprit et le cœur des jeunes avec un message-clé : « Ce sens de malaise que tu éprouves vis-à-vis de tes camarades, de ta famille, de la société, ne signifie pas que c’est toi qui te trompes – au contraire. C’est le signe de ton « élection ». Tu es l’élu de Dieu, Dieu t’a révélé à toi des vérité qu’il n’est pas donné aux autres de voir. Viens avec nous ». Et à cette première persuasion se raccroche bientôt une série d’autres suggestions : le monde est dominé par des complots et par le mensonge, la seule voie qui puisse conduire à la justice et à la vérité – auxquelles ces nouveaux adeptes aspirent du plus profond d’eux-mêmes – est la voie de l’Islam, de l’Islam que propose l’interprétation terroriste et violente de l’EIIL. Et ce processus de radicalisation, contrairement à ce que l’on pense généralement, ne fonctionne pas exclusivement parmi les pauvres ou les ignorants, ou les enfants marginalisés d’immigrés musulmans, mais aussi parmi des jeunes appartenant à la classe moyenne et d’un bon niveau scolaire. En France, dans 60% des cas, il s’agit de jeunes venant de familles aisées, et, dans 40%, athées. Et alors?
Si l’économie, la sociologie et l’appartenance religieuse ne peuvent expliquer tout l’éventail des cas, que reste-t-il? Que cherchent en vérité ces regards de djihadistes-enfants ? Fabrice Hadjadj, philosophe français, a tenté de répondre en provoquant brusquement l’Occident : ils cherchent une raison pour laquelle il vaille la peine de donner sa vie.
Ils cherchent un sens : c’est ce que soutient aussi Dounia Bouzar, qui écrit que « l’engagement et le combat donnent du sens à leur existence ». Ce sens, ils vont le chercher en Orient, dans une guerre sanglante. Pourquoi ? Pourquoi ne le trouvent-ils pas dans une autre dimension ? Ici, en Europe où ils ont grandi ?