Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:33:40
Si le XXe siècle a été, selon la célèbre expression d’Eric Hobsbawm, « le siècle court », la période qui, dans le monde musulman, s’étend du début du XIXe siècle à aujourd’hui, mérite sans doute l’appellation de « siècle long » : près de deux cents ans dominés, d’une manière ou de l’autre, par la confrontation avec un Occident devenu soudain une présence physique envahissante, et l’horizon d’un face-à-face culturel inéluctable.
L’épilogue de ce « siècle long » semble tragique : une vague de violence qui submerge des pays entiers. Mais s’il existe une alternative, c’est justement dans ce parcours qu’il faut aller la chercher : dans les faux-départs, dans les pistes interrompues, dans les nœuds non dénoués qui se sont accumulés au cours des ans. Parcourir les principales étapes de cette histoire, comme ce numéro se propose de le faire, ne signifie pas alors céder à quelque tentation archéologique qui, faute de trouver les mots pour dire le présent, se réfugie dans le récit de ce qui a été, mais bien tracer l’unique voie pour penser une issue différente. C’est l’anamnèse qui – la médecine nous l’enseigne – précède et le diagnostic et les soins.
Deux termes dominent, pour le meilleur et pour le pire, cette période dans son ensemble : crise et réforme. Crise, parce que la forme classique de la civilisation islamique qui s’était concrétisée finalement dans les trois grands empires ottoman, safavide, et mogol, n’apparaît plus dès la moitié du XVIIIe siècle en mesure de résister face à l’expansionnisme européen. Et réforme, parce que la solution est recherchée dans un effort de repenser, de façon plus ou moins radicale, la tradition islamique elle-même.
Cette réforme tourne schématiquement autour de quatre centres : l’Égypte, avec Jamâl al-Dîn al-Afghânî (pendant près de dix ans) et surtout Muhammad ‘Abduh (1849-1905). De son caftan, selon l’image efficace de Sherif Younis, vont sortir tous les courants de l’Islam contemporain. La thèse que nous faisons nôtre, bien que décidément minoritaire, voit en effet en ‘Abduh une partie du problème, et non sa solution manquée. Sinon, on ne comprendrait pas comment son enseignement a donné naissance non seulement au courant moderniste, qui vise en dernière analyse à résoudre l’Islam dans le
saeculum, mais aussi un Rashîd Ridâ et – indirectement – un Hasan al-Bannâ, théoriciens de l’Islam politique qui aspirent à islamiser de nouveau ce
saeculum. Les deux courants cultivent en réalité le même mythe des origines, l’Islam des anciens dans lequel « tout allait bien », et le même mépris pour une histoire perçue comme une dégradation progressive. Ils ne diffèrent – mais c’est une différence majeure – que dans la définition de cet âge d’or. Pour les disciples libéraux de ‘Abduh, c’est un ensemble de grandes personnalités (les premiers Compagnons de Muhammad mais aussi des figures comme al-Ghazâlî ou Ibn Khaldûn), tandis que pour l’école de Ridâ, il s’identifie avec la pratique concrète des trois premières générations de musulmans, les
salaf. Ce faisant, la partie la plus conservatrice des disciples de Ridâ finit par rencontrer un mouvement plus ancien et lui aussi, en un certain sens, réformiste : le wahhabisme saoudite né dans l’Arabie du XVIIIe siècle, « mutant » religieux dont Hamadi Redissi reconstruit l’histoire tourmentée jusqu’au succès global dont il jouit aujourd’hui sous la forme du salafisme.
L’Inde est sans aucun doute un autre centre majeur de la réforme : comme le montre Aminah Mohammad-Arif, sous la domination coloniale britannique y émergent des personnalités profondément influencées par le rationalisme européen, mais on y voit aussi naître le mouvement le plus efficace de récupération de l’identité islamique, le
tabligh, répandu aujourd’hui à travers le monde entier, et la puissante école Deobandi. Et l’Iran ne reste pas en spectateur : Forough Jahanbakhsh montre comment la révolution islamique de 1979 constitue en ce sens une ligne de partage, contraignant les intellectuels chiites, laïques et religieux, à repenser le rapport entre religion et politique dans le contexte d’un régime à double souveraineté, populaire et théocratique.
Ces mouvements vont se mêler et « métisser » un nombre infini de fois, pour constituer le panorama déchiqueté d’aujourd’hui où « tous parlent au nom de l’islam, mais ce n’est assurément pas le même ; chacun le réinvente au présent » (Hamadi Redissi). Le dénominateur commun en effet est la décomposition et recomposition du savoir religieux traditionnel, utilisé comme une « boîte à outils » dans laquelle prendre, au cas par cas, l’instrument le plus utile à l’objet que l’on se donne.
Mais cette manière d’agir comporte le risque, très élevé, d’une approche idéologique et fragmentaire, dont l’article de Wael Farouq offre un exemple excellent à travers la discussion des fatwas sur l’ « allaitement des adultes », solution improbable par laquelle un
cheikh égyptien avait imaginé de résoudre le problème de la promiscuité sur les lieux de travail. Ainsi naît une « modernité postiche », ni vraiment moderne, ni vraiment islamique. Avant de se jeter dans le tourbillon des solutions ponctuelles, il semble alors nécessaire de récupérer une aptitude plus large à s’interroger, dont les pages de al-Jâhiz et al-Ghazâlî dans la section des classiques, offrent un exemple pénétrant. Tandis que l’idéologisation pourra être évitée si l’on met en valeur l’expérience de foi que Louis Gardet décrit avec empathie dans un passage véritablement magistral.
Une fois la généalogie complexe de l’Islam contemporain reconstituée, si synthétique soit-elle, les articles de Hassan Rachik sur la question féminine au Maroc et de Michele Brignone sur le rôle d’al-Azhar dans l’Égypte d’aujourd’hui offrent deux exemples concrets des modalités selon lesquelles les différents acteurs évoqués jusqu’ici interagissent sur un théâtre de plus en plus global.
Si ce n’est que, au fil de ces dernières décennies, un hôte inquiétant s’est accaparé des portions de plus en plus étendues de la scène : c’est la violence djihadiste, née du croisement entre salafisme quiétiste et Islam politico-révolutionnaire. Hamit Bozarslan en reconstruit la montée, jusqu’à arriver à l’ « irrationalité lucide » de l’État Islamique, qui ne manque pas – rappelle l’article de David Cook – d’une dimension apocalyptique et eschatologique. Face au défi que représente le califat auto-proclamé, il semble essentiel de donner la parole aux victimes : Maria Laura Conte le fait, en un reportage vibrant des camps de réfugiés du Kurdistan irakien, qui est aussi une histoire en prise directe d’un siècle de chrétienté irakienne.
On ne réfléchira jamais assez sur le fait que la religion de la terreur, à laquelle les militants de l’EIIL se convertissent, a dans le suicide son emblème et son chiffre. Moderne dans ses moyens, elle poursuit une fin purement négative : l’anéantissement en vue de la régénération eschatologique. C’est un mode extrême de traiter le problème de la civilisation moderne : s’en servir pour l’anéantir et s’anéantir. C’est – du moins en partie – un nihilisme.
L’histoire que nous racontons dans ce numéro est en somme le délitement progressif de l’édifice bariolé de l’Islam classique – non certes parfait, mais du moins sereinement « contemporain de lui-même » – pour laisser le champ libre à une variété d’acteurs engagés dans une féroce compétition idéologique. Il semble à présent que ce processus de fragmentation ait conduit le monde musulman à la croisée des chemins. Au centre se trouve la question, désormais inéluctable, de la violence, thème destiné probablement à remodeler le champ religieux musulman, en induisant une polarisation – en faveur, ou contre. De là pourrait donc surgir un nouveau « consensus ». Car l’alternative ne pourrait être que la poursuite de la lutte, jusqu’à faire de tout le Proche-Orient un monceau de décombres fumantes.
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