Dans la crise du Golfe, oulémas et prédicateurs ne se sont pas rangés selon leur orientation religieuse, mais selon la politique
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:43
Une idée courante, consacrée par la thèse du choc des civilisations, veut que l’Islam soit un ensemble théologico-politique destiné par sa nature même à entrer en conflit avec l’Occident. Une variante de cette représentation est la vision d’un monde musulman divisé entre sunnites et chiites, lesquels, selon une formule aussi péremptoire qu’inexacte, sont engagés « depuis 1400 ans » dans une lutte dont l’effet le plus récent serait la lacération actuelle du Moyen-Orient. La rupture consommée le 5 juin dernier entre Arabie Saoudite, Émirats Arabes Unis, Égypte et Bahreïn d’un côté, et Qatar de l’autre, offre un spectacle fort différent.
Dans la logique des « blocs civilisationnels », les cinq pays, tous musulmans, tous à majorité sunnite, ou gouvernés par des sunnites, tous arabes, devraient faire partie d’un même front. Or ils se combattent. Le Qatar, le petit mais très riche appendice de la péninsule arabique qui cherche depuis vingt ans à se créer un espace politique autonome vis-à-vis du géant saoudite, a été isolé par les autres pays sous l’accusation de soutenir le terrorisme (des Frères musulmans à l’État Islamique), de flirter avec l’Iran, et de viser à déstabiliser par ses moyens de communication (à commencer par l’influente al-Jazeera) les autres États de la région.
À l’origine de cette fracture, outre les ambitions personnelles d’une nouvelle génération d’hommes politiques, il y a une conception différente de l’ordre au Moyen-Orient, en particulier dans le contexte né des révoltes de 2010-2011. Le Qatar a été de fait, avec la Turquie, le grand sponsor de la montée au pouvoir des partis islamistes liés aux Frères musulmans, auxquels s’opposent au contraire les leaderships des autres pays. Cette fracture s’est réfléchie également dans la manière dont les hommes de religion ont réagi à la crise du Golfe, en utilisant l’Islam pour défendre ou légitimer les parties en cause.
Les ambitions d’une nouvelle génération d’hommes politiques
Le premier à réagir a été le prédicateur salafiste koweitien Hamid al-’Ali, partisan et, selon le Treasury Department des États-Unis, également fundraiser de al-Qaida. Le jour même où la crise éclatait, al-’Ali a émis un communiqué-fatwa par lequel il a condamné l’embargo imposé au Qatar comme contraire à la charia, et a invité les « hommes de science » (c’est-à-dire les oulémas) à se prononcer contre celui-ci, car « qui se tait est un diable muet ». Aussitôt lui ont fait écho les dirigeants de l’Union mondiale des Oulémas musulmans, un réseau transnational créé et présidé par Yousef al-Qaradawi, idéologue des Frères musulmans devenu grâce au Qatar un prédicateur de renommée mondiale, et que les quatre États du bloc anti-Doha ont classé dans une liste de 59 « terroristes » liés au petit pays du Golfe. Le secrétaire général de l’Union, Ali Muhyi al-din al-Qaradaghi, a déclaré que selon la loi islamique, la rupture avec le Qatar est illégale parce qu’elle viole le devoir de solidarité et d’unité entre pays islamiques frères. Ahmed Raissuni, vice-président de l’Union mondiale des Oulémas et membre important du mouvement islamiste marocain « Unicité et Réforme », a, lui, explicitement relayé la fatwa de al-’Ali, et a même lancé avec lui une pétition souscrite par quelque quatre-vingt oulémas favorables au Qatar. La collaboration qui s’est ainsi créée entre l’islamiste réformiste Raissuni et le prédicateur philo-jihadiste al-’Ali vient confirmer ainsi la perméabilité des confins qu’analystes et spécialistes tracent entre islamistes « modérés » et « extrémistes ».
Rachid Ghannouchi, leader du parti tunisien En-Nahda, a été plus prudent, en se limitant à souhaiter une solution rapide de la crise. Du reste, ces derniers temps, Ghannouchi est parvenu à maintenir de bons rapports aussi bien avec le Qatar qu’avec l’Arabie saoudite: hôte habituel de al-Jazeera, il avait contraint en 2012 le quotidien britannique Independent à démentir la nouvelle de financements qatariotes à son parti, et il a été reçu à plusieurs reprises par le roi saoudite Salman.
La mosquée égyptienne de l’Azhar et la rupture
Les autorités religieuses officielles des pays qui ont décrété l’embargo, elles, se sont prononcées pour la rupture. Le mufti du Royaume saoudien, ‘Abd al-‘Aziz Ibn ‘Abdallah Al al-Shayhk, a affirmé que les mesures contre le Qatar ont été prises dans l’intérêt « du peuple qatariote » et a invité les Frères musulmans à renoncer à « l’extrémisme » et au « fanatisme ».
La mosquée égyptienne de l’Azhar a soutenu la rupture « avec les régimes qui soutiennent le terrorisme », et, pour mettre en garde le Qatar contre les risques que le rôle de soliste comporte, a cité deux dits prophétiques peu rassurants (« le loup mange la brebis qui s’éloigne du troupeau » et « Soyez unis à la communauté, parce que qui se sépare finit dans le feu »), contribuant à générer une confusion malsaine entre le plan politique et le plan religieux. Ces tons toutefois ne surprennent guère si l’on pense à la guerre de fatwas qui, durant l’été 2013, au moment de la destitution du président égyptien Morsi, opposa Qaradawi et le grand imam de la mosquée Ahmad al-Tayyeb.
Dans le cas du front anti-Qatar également, le profil des personnalités qui se sont prononcés sur l’affaire est plutôt hétéroclite. Outre les oulémas d’État, la monarchie saoudienne a en effet mobilisé la galaxie des prédicateurs qui, à travers télévisions et réseaux sociaux, diffusent globalement le verbe salafiste. Parmi eux figure par exemple Muhammad al-‘Arifi, qui, comme le koweitien al-‘Ali, a à plusieurs reprises appelé les musulmans au djihad en Syrie, et n’est certainement pas plus modéré que le « terroriste » Qaradawi. Mais il n’a pourtant n’a pas manqué de s’unir au chœur des critiques contre le Qatar.
À l’autre extrémité du spectre islamique, mais toujours dans le même bloc pro-saoudien, se trouvent des intellectuels libéraux et réformistes. L’un d’eux est ‘Abd al-Rahman Rashid, ex-directeur de la télévision al-Arabiya, et du quotidien pan-arabe al-Sharq al-Awsat (tous deux financés par les saoudites), devenu célèbre en Occident pour une phrase qui, écrite en 2004, est toujours citée depuis: « Tous les musulmans ne sont pas terroristes, mais tous les terroristes sont musulmans ». Un autre est l’intellectuel libanais et spécialiste renommé de l’Islam contemporain Ridwan al-Sayyed. Ce dernier, très actif dans le débat public au Moyen-Orient, dénonce depuis des années avec intelligence les dégâts provoqués par l’amalgame entre politique et religion et par la diffusion d’interprétations extrémistes de l’Islam; mais cela ne l’empêche pas de prendre parti sans réserve pour l’Arabie saoudite, qu’il considère comme un pilier fondamental de l’ordre politique au Moyen-Orient.
Ce n’est pas l’Islam qui a provoqué l’affrontement entre les pays arabes. Mais les tensions politiques entre les États du Golfe ont rebondi sur le domaine religieux, produisant des convergences inattendues. Oulémas, prédicateurs et intellectuels n’ont pas pris parti selon leur degré d’extrémisme ou de modération, deux concepts qui dominent l’imaginaire et le langage tant de l’Occident que des pays à majorité musulmane, mais sur la base de leurs orientations politiques ou de la sphère d’influence dans laquelle ils se trouvent. Une réalité qui à elle seule explique combien le panorama religieux islamique est plus complexe que ce que nous nous représentons généralement, et qui met en lumière la fragilité politique et les ambiguïtés des tentatives de réforme de l’Islam dont on parle tant aujourd’hui.