Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:27:09
Depuis que l’Europe est devenue de façon systématique la cible de l’État Islamique, hommes politiques et spécialistes de la sécurité s’interrogent sur les modalités propres à faire face au terrorisme. Un débat très animé s’est instauré également parmi les islamologues, français en particulier, qui se partagent sur l’origine et sur la nature du militantisme djihadiste. Le coup d’envoi a été donné par un article d’Olivier Roy publié dans
Le Monde du 24 novembre 2015, où le politiste français reprend et enrichit certaines thèses qu’il élabore dès son
L’échec de l’Islam politique (1992).
Une révolte nihiliste et générationnelle
Roy soutient que pour expliquer le phénomène de la radicalisation, il faut débarrasser le terrain de deux lectures : la lecture culturaliste, et la lecture tiers-mondiste. La première est fondée sur l’idée du choc des civilisations : « la révolte de jeunes musulmans montre à quel point l’islam ne peut s’intégrer, du moins tant qu’une réforme théologique n’aura pas radié du Coran l’appel au djihad » ; la seconde « évoque avec constance la souffrance postcoloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une société française raciste et islamophobe ».
Pour Roy, au contraire, le militantisme djihadiste n’est ni « une révolte de l’Islam », ni une « révolte des musulmans », mais un problème qui concerne deux catégories de jeunes : les deuxièmes générations d’immigrés, et les convertis à l’Islam, qu’ont en commun le fait d’avoir rompu avec leurs parents et avec la culture que ceux-ci représentent. Il ne s’agirait pas, de ce fait, d’une « radicalisation de l’Islam », mais plutôt d’une « islamisation de la radicalité », du moment que le passage au djihadisme serait uniquement l’expression d’un sentiment de révolte déjà existant. Plus « nihilistes qu’utopistes », ces militants seraient fascinés « par l’imaginaire du héros, de la violence et de la mort », et non par « la charia ».
Les critiques de Dassetto et de Burgat
En réalité, les théories de Roy avaient soulevé quelques perplexités parmi les spécialistes dès avant les attaques djihadistes de Paris. C’est ainsi que Felice Dassetto, sociologue italien transféré en Belgique et pionnier des études sur l’Islam européen, dans un
essai en 2014 reprochait au politologue français de fournir, avec la catégorie de nihilisme, une interprétation « exclusive est trop simplificatrice et réductrice d’une réalité bien plus complexe ».
Mais c’est l’article sur
Le Monde qui a fait sortir la discussion des cercles académiques. Le premier à intervenir dans la querelle médiatique a été
François Burgat, qui refuse de séparer le phénomène djihadiste des « contre-prestations de la République en matière d’intégration, de son passé colonial ou des erreurs de sa politique dans le monde musulman ». Burgat conclut ainsi que l’hypothèse de Roy « n’apporte en fait qu’une nouvelle pierre (celle de la pathologie sociale, voire mentale) à une construction qui reproduit le même biais que l’approche culturaliste qu’elle prétend dépasser: elle déconnecte d’une façon dangereusement volontariste les théâtres politiques européen et proche-oriental ».
La contre-narration de Kepel
Le critique le plus sévère de Roy est Gilles Kepel, qui, dans une interview au site français
Atlantico, a mis en doute la validité de la notion même de radicalisation employée par Roy: « La ‘radicalisation’ – affirme Kepel – n’est pas un concept mais un mot-écran qui nous empêche de penser le phénomène du djihadisme dans sa relation avec le salafisme. La radicalisation, c’est comme un antibiotique qui ne soigne plus rien. On pense notamment au slogan d’Olivier Roy; tout ceci correspond à l’islamisation de la radicalité, comme si, des Brigades Rouges à Daesh, en passant par la bande à Bader et la bande à Abaaoud, tout cela n’était qu’une seule et même chose. Or, ce n’est pas le cas, nous ne sommes pas dans une situation de nihilisme général comme le dit Olivier Roy. C’est un phénomène très différent, avec des éléments de ressemblance, mais qu’il faut inscrire dans la relation de l’Europe avec son environnement proche et moyen-oriental ».
La thèse de Kepel, exposée dans son livre
Terreur dans l’Hexagone, est que la montée du terrorisme coïncide avec l’apparition simultanée de la troisième génération de l’Islam de France et de ce qu’il appelle la “troisième vague djihadiste”. P
our comprendre l’imbrication entre ces deux phénomènes, il faut revenir à 2005, année « charnière » où trois événements décisifs se produisent : les révoltes dans les banlieues en France, qui marquent « l’irruption de la génération issue de l’immigration postcoloniale comme acteur politique cardinal » ; la mise en ligne de « L’appel à la résistance islamique mondiale », un texte de l’idéologue d’al-Qaïda Abu Mus’ab al-Suri, qui “théorise le terrorisme sur le sol européen comme principal vecteur de la lutte contre l’Occident et identifie dans la jeunesse ‘mal intégrée’ issue de l’immigration son instrument de prédilection » ; la naissance de Youtube et du web 2.0, qui introduit dans la galaxie djihadiste de nouvelles formes de communication et de recrutement.
Pendant quelques années, les effets de la convergence de ces trois facteurs – malaise des jeunes musulmans, mutation idéologique et environnement technologique – sont restés latents, jusqu’au moment où, en mars 2012, un jeune franco-algérien, Mohamed Merah, attaque d’abord quatre soldats français et en tue trois, puis assassine de sang froid trois enfants et un enseignant dans une école juive de Toulouse. Selon Kepel, ce qui à l’époque semble un épisode isolé n’est en réalité que le prélude de la vague djihadiste future. Dans le parcours qui, de 2005 porte aux massacres de 2015, le tableau peint par Kepel est radicalement différent de celui esquissé par Roy. Roy parle d’une révolte générationnelle ; Kepel montre la présence de familles (comme celle de Merah) où parents et enfants partagent la même foi salafiste. Roy présente les djihadistes comme des individus isolés des communautés musulmanes ; Kepel met en lumière l’existence de contextes imprégnés d’islamisme. Roy décrit le passage au militantisme djihadiste comme une « (re)conversion » quasiment à l’improviste ; Kepel analyse les processus d’endoctrinement qui se déroulent sur le web, dans les mosquées ou dans « l’incubateur carcéral ».
Visions complémentaires
Donc, pour Roy, le facteur substantiel pour expliquer le djihadisme européen, et en particulier le djihadisme français, est le nihilisme des jeunes, tandis que l’idéologie salafsite-djihadiste n’est qu’un élément accidentel (la seule idéologie que l’on trouve encore sur le marché, dit-il lui-même), qui se superpose à une radicalisation préexistante. Selon Kepel, par contre, le facteur substantiel est précisément l’idéologie, tandis que le nihilisme et le malaise des jeunes ne sont que le terrain sur lequel s’implante la mauvaise herbe djihadiste. Il s’agit de deux visions opposées, mais non nécessairement contradictoires. Séparé de sa version salafiste, le nihilisme dont parle Roy serait de fait dépourvu de contenus, et au fond incapable d’expliquer la diffusion globale du djihadisme (tout le monde ne peut pas être nihiliste, de Paris à Lahore en passant par Ryad et Ben Guerdane). Et Kepel, en assumant la perspective du nihilisme, pourrait penser davantage en profondeur la dimension psychologique du militantisme salafiste-djihadiste.
Intégrer les deux approches ne signifie pas chercher quelque médiation diplomatique entre des positions rivales, mais reconnaître que
le djihadisme n’est pas le résultat d’une crise, mais de deux : celle de la culture occidentale et celle de la culture islamique.