Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:33:45
Ceci est l'extrait d'un reportage contenu dans le numéro 21 d'Oasis, qui sera disponible dès fin juin en version papier et en version numérique.
Il fait nuit noire à Mossoul, la nuit du 15 au 16 juillet 2014, quand à l’improviste le silence se brise. Les hommes noirs de l’État islamique, qui sont tombés de Raqqa sur la ville le 10 juin, lancent aux chrétiens un ultimatum : « Convertissez-vous à l’Islam, payez la
jizya1 ou abandonnez la ville sans rien emporter avec vous avant le 19 juillet à midi. Sinon, c’est la décapitation qui vous attend ».
Depuis, c’est l’enfer : des milliers et des milliers de familles prennent la fuite, se mettent en marche vers des villages considérés comme plus sûrs, vers le Kurdistan. Aux check-points, les hommes de l’EIIL leur arrachent tout, argent, papiers, les clés de la maison, et jusqu’aux boucles d’oreille. Ils n’épargnent même pas les nouveaux-nés, leur prenant leur biberon de lait, les laissant affamés, hurlants.
Dans l’insupportable chaleur d’un été de sang, on déracine ce qui restait de la très antique communauté chaldéenne de Mossoul. L’antique Ninive du livre de Jonas, où la liturgie chaldéenne prit naissance au VIIe siècle, se vide de ses derniers 15 000 chrétiens. Ce petit reste avait choisi de rester malgré les violences répétées, qui s’étaient exacerbées après la chute du régime de Saddam Hussein – comme l’atteste l’enlèvement et l’assassinat en 2008 de l’évêque chaldéen Mgr Farraj Rahho, pour ne citer qu’un cas parmi tant d’autres.
Mais en cette nuit de juillet, la violence connaît une brusque accélération : les églises sont profanées, les croix arrachées des toits pour faire place aux drapeaux noirs de la terreur, tous les « mécréants » chassés. Une nouvelle page, surréelle dans sa tragédie, pour Mossoul, après sa chute, en sept heures à peine, entre les mains de quelques centaines de terroristes face aux 60 000 hommes de l’armée régulière irakienne.
Depuis, la terreur qui déferle sur la plaine de Ninive a déclenché une marée de réfugiés : on a vu s’enfuir de Mossoul 500 000 personnes, le quart de la population environ. En quelques semaines à peine sont venus s’échouer dans le Kurdistan irakien, entre Erbil, Dohuk et Zakho, un million de réfugiés, qui viennent s’ajouter à une population de cinq millions d’habitants et aux 500 000 réfugiés arrivés de Syrie.
Ce n’est pas la première fois, au cours de l’histoire, que les chrétiens, fuyant persécutions et injustices, sont venus chercher refuge dans cette région dont l’autonomie – après des décennies d’affrontements avec Bagdad dans lesquels les chrétiens eux-mêmes se sont trouvés écrasés, payant un prix très élevé – a été reconnue en 1992. Riche en pétrole, la région est considérée comme la zone la plus sûre du pays grâce à la présence des quasi mythiques peshmerga, entraînés aujourd’hui notamment par des armées étrangères, et en dépit des tensions constantes avec le gouvernement fédéral qui n’a jamais supporté les tendances indépendantistes locales.
Mais c’est à travers tout l’Iraq que le nombre des IDPS (
Internal displaced people, populations internes déplacées) comme les définissent les agences des Nations Unies, est en train d’atteindre des niveaux catastrophiques : les violences sectaires qui ont incendié et déchiré le pays après la guerre de 2003 ont laissé deux millions de personnes sans abri, la moitié sont des enfants. Ils s’arrangent pendant des mois pour vivre dans des camps de tentes ou de caravanes, sur des lambeaux de terre brûlée aux périphéries des centres urbains ou dans des parcs publics (comme celui qui se trouve au cœur d’Erbil, autour de la paroisse de Mar Elia), ou dans des édifices en construction. On voit s’entasser jusqu’à quatre ou cinq familles dans de petites masures ou dans les appartements encore à l’état de ciment brut, sans crépi, ni planchers ni fenêtres. Car au Kurdistan, paradoxalement, l’immobilier est en pleine effervescence : on est surpris devant les ambitieux gratte-ciel inachevés qui se dressent dans le centre de la capitale, et les quartiers résidentiels que l’on entrevoit le long de la route qui mène de la capitale à Dohuk. Ce sont les riches Irakiens du sud qui investissent ici, tout comme des étrangers cossus, dont les Turcs, parce que la zone est considérées, justement, comme « stable ».
Une trame de destins, non des masses sans nom
Tant qu’on les lit dans les rapports des organisations humanitaires accourues sur le terrain, les statistiques des réfugiés et personnes déplacées impressionnent, mais finissent par être assimilées à des masses d’hommes et de femmes sans visage, auxquels il faut procurer de toute urgence d’énormes quantités d’eau, de nourriture, de vêtements… Des gens qu’il faut organiser et gérer avec des projets ciblés, par exemple de winterization, education, protection, comme le prévoit le jargon technique. Mais si chacune de ces actions est indispensable pour leur garantir la survie, on ne peut arriver à confondre en une masse impersonnelle ce qui est en réalité une trame articulée de profils singuliers et d’histoires uniques. Chaque histoire est différente, porte en elle des détails particuliers qui concourent à composer ce phénomène bouleversant, aux racines lointaines, qu’est le déplacement de communautés entières d’Est en Ouest. Un « déménagement » qui est en train de changer la géographie humaine de l’Iraq, des pays avoisinants et en partie, peut-être, bien que de façon non quantifiable, de pays encore très éloignés, jusqu’à l’autre bord de l’Atlantique.
« De ce train, en six ou sept ans, nous n’aurons plus de chrétiens en Iraq », soutient Mgr Bashar Warda, archevêque chaldéen d’Erbil. Chaque jour, il y a, semble-t-il, quelque soixante dix personnes qui quittent le pays pour chercher un avenir ailleurs. Une goutte après l’autre, le départ continu de chrétiens apparaît comme un processus inéluctable qui a enclenché un changement profond, un changement d’écosystème, que ses protagonistes en aient conscience ou non. Car le fait qu’à Mossoul depuis juillet 2014 on ne célèbre plus la messe en près de 2000 ans d’histoire de présence chrétienne, ne peut concerner exclusivement cette communauté particulière, ou des chrétiens d’ici.
L’hémorragie continuelle qui est en train de saigner le Moyen-Orient, depuis au moins un siècle, d’une part en modifie la composition, le privant d’une présence qui en garantissait la pluralité, comme l’écrivait déjà en 2002 non un chrétien, mais un saoudite, le prince Talal Bin Abdel Aziz al-Sa‘ud : « Les arabes chrétiens, du fait de leur pluralité culturelle, étaient et sont toujours un défi constant pour la culture et la pensée. Leur présence est une garantie contre le développement de l’arbitraire et de l’extrémisme, et en conséquence d’une violence qui porte à des catastrophes historiques ». D’autre part, la diaspora va implanter ailleurs des communautés qui conservent – et aucun check-point de terroristes ne peut le leur enlever – le dépôt d’une tradition millénaire. Quel destin auront-ils, eux, leurs familles et leur patrimoine de culture, traditions et religion? S’intègreront-ils jusqu’au point de se fondre complètement avec les nouvelles sociétés ou injecteront-ils une différence dans ces nouveaux contextes ? Si on entre dans une église à Erbil et qu’on assiste à une messe selon un rite resté intact à travers les siècles, célébré dans la même langue que l’apôtre Thomas qui évangélisa ces régions, ou si l’on entend les récits d’hommes et de femmes qui ont affronté la mort par fidélité à leur baptême, il semble impossible d’accepter que cette culture et cette foi soient destinées à se désagréger en se greffant sur l’Occident. Et pourtant, ce risque incombe, à côté de celui, plus immédiatement violent, de l’EIIL.
1 La
jizya, l’impôt de la « protection » prévu par la charia, s’élevait semble-t-il à quelque 450 dollars, chiffre exorbitant qui n’aurait de toute façon pas suffi pour sauver la vie de qui ne se convertissait pas, à plus forte raison dans un État qui ne peut accepter en son sein la présence de « mécréants ».
2 Talal Bin Abdel Aziz al-Sa‘ud,
Arabes chrétiens, ne partez pas !, «an-Nahar», 28 mars-3 avril 2002, p. 28.
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