L’Etat Islamique a été chassé, mais la peur reste dans la communauté : « Il est trop tôt pour revenir à la maison »
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:11
Erbil (Iraq) - Nasser Suleiman a 38 ans, les cheveux poivre et sel, et les mains abimées par des années de travail de mécanicien. Il est dans son atelier, au milieu des hangars de l’aire industrielle d’Erbil, dans la région kurde irakienne. La zone est un conglomérat désordonné de hangars épars sur un bout de désert que traverse une route accidentée à quatre voies. Jadis, jusqu’il y a trois ans, l’atelier de Nasser était à Qaraqosh, la ville d’Irak à plus haute densité chrétienne.
En août 2014, devant progression de l’Etat Islamique, le mécanicien s’est enfui avec des dizaines de milliers de personnes vers le Kurdistan irakien. « J’ai pris alors une maison ici avec mes parents, ma femme et mes trois enfants - raconte-t-il. Un an plus tard, en 2015, j’ai tenté d’aller en Europe : je suis arrivé sur les côtes turques, mais j’ai vu la mer, et j’ai eu peur. Seul mon frère s’est embarqué. Il est arrivé, lui, après un long voyage, en Allemagne ».
Qaraqosh a été libéré en 2016
Qaraqosh a été libéré en octobre 2016. Pourtant, dix mois plus tard, peu de familles chrétiennes y ont fait retour. Les miliciens de l’Etat Islamique, quand ils l’occupaient, sont passés de maison en maison, incendiant la plupart des habitations.
Actuellement, la ville, à 30 km de Mosul, est encore un monceau d’édifices en ruines. Les réfugiés reviennent pendant la journée pour récupérer le peu qu’il leur reste. Le 6 août, des dizaines de personnes sont revenues, l’espace de quelques heures, pour célébrer l’anniversaire du grand exode loin de l’Etat Islamique. Elles ont assisté à la messe célébrée entre les murs de l’église de Sainte-Marie al-Tahira, la plus grande de Qaraqosh - sans le toit : l’église a été endommagée pendant les combats.
« Je n’ai pas eu le coeur d’aller à la messe. Je suis déjà retourné quelques fois voir mon atelier, mais il est complètement détruit - explique Nasser - J’ai peur des gens arrivés de l’étranger pour combattre avec l’Etat Islamique. Les musulmans aux côtés desquels je vivais dans ma ville, je les connais un par un, mais je ne connais pas les gens qui sont arrivés pendant les trois ans de mon absence. Je ne sais même pas s’ils seront tous pris, ou si au contraire ils vont se cacher et rester pour nous attaquer. Je crains aussi que Daech n’ait fait le lavage du cerveau aux arabes sunnites, que certains d’entre eux ne soient restés dévoyés et qu’ils continuent à nous attaquer, nous, chrétiens ».
Nasser a loué une maison. Plusieurs églises locales ont depuis 2014 déployé des fonds immenses pour aider les familles à payer les dépenses domestiques. D’autres familles, elles, vivent depuis trois ans dans des containers ou dans les tentes des camps de réfugiés dans la zone d’Erbil.
C’est le cas d’Ankawa, le site construit dans le quartier chrétien de la ville kurde : une agglomération de containers blancs incandescents dans le torride mois d’août irakien. 5.000 personnes y vivent mais, après la libération de Qaraqosh, seules deux familles ont décidé de revenir chez elles, dans leur maison.
Ibtissam Nuj Buls a 38 ans. Elle est né à Qaraqosh et s’est transférée à Baghdad après son mariage. Elle est revenue dans sa ville natale en 2010, après l’attentat commis dans la capitale contre la cathédrale de Sayidat al-Nejat : un commando avait fait irruption pendant une messe, tuant 52 personnes.
Nous avons vraiment très peur, nous ne nous y sentons pas en sécurité, voilà pourquoi nous ne rentrons pas chez
« Nous avons vraiment très peur, nous ne nous y sentons pas en sécurité, voilà pourquoi nous ne rentrons pas chez nous - raconte-t-elle dans son petit container, trois pièces où elle vit avec son mari et leurs trois enfants - Personne ne pourrait nous sauver si on nous attaquait. La peur m’empêcherait de dormir : ici, au contraire, je me sens en sécurité. Les murs de notre maison à Qaraqosh ont brûlé, la maison est complètement vide, tout ce que nous avions a été enlevé. Je n’ai pas le courage de rentrer ».
Ibtissam est actuellement employée comme maîtresse à l’école maternelle construite à l’intérieur du camp. « Mon mari travaille au jour le jour, il va chaque matin au centre d’Erbil et attend que quelqu’un vienne qui cherche des ouuvriers pour des travaux aléatoires dans le quartier. C’est un vie difficile, mais du moins je sais qu’ici il ne m’arrivera rien ».
Depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, les attaques contre la communauté chrétinne ont augmenté. A l’époque, les chrétiens en Iraq étaient 1,4 million. Selon les données de Adf International, en 2016 ils étaient tombés à 275.000.
Le berceau du Christianisme
Ces derniers mois, la situation s’est aggravée : des cellules dormantes de l’Etat Islamique ont lancé des attaques contre les chrétiens dans les zones de Mosul et de Kirkouk, mais aussi dans la capitale Baghdad.
La complexe galaxie ethnique et interconfessionnelle irakienne a subi un autre coup après des années de politiques d’exclusion du premier ministre chiite précédent Nouri al-Maliki, qui avait déjà détruit la confiance de la communauté vis-à-vis du gouvernement central.
Comment les chrétiens peuvent-ils faire retour alors que leurs maisons sont détruites et qu’il n’y a pas de services ? Mais la question la plus importante reste la sécurité. Il va falloir du temps pour le retour des chrétiens
Dans la rue qui jouxte celle du container d’Ibtissam vit Sadaya, avec son mari et leurs deux enfants. Sadaya est encore sous le coup de ce qui est arrivé au fils de leurs voisins : il a été blessé il y a quelques jours par l’explosion d’une mine à Qaraqosh tandis que ses parents fouillaient dans les décombres de leurs maison natale.
« Avant l’arrivée de l’Etat Islamique, nous vivions tranquilles, je n’avais pas peur, mais maintenant, tout a changé -dit-elle - Je me rappelle encore le jour où nous nous sommes enfuis. C’était le 6 août 2014, peu après l’entrée de Daech en ville : nous avons pris ce que nous pouvions et nous sommes partis vers Erbil. Il y avait la file aux postes de contrôle, nous sommes restés à attendre en file pendant plus de 20 heures, et puis, grâce à Dieu, ils ont ouvert les barrages et les soldats nous ont laissé passer ».
La crise économique
Ce qui soulève aussi des préoccupations en cette période de transition, c’est la crise économique que l’Irak affronte et va devoir affronter pendant des années.
« Je ne veux pas retourner à Qaraqosh parce que, avant tout, ce n’est pas un endroit sûr. En second lieu, j’ai passé une licence d’anglais à l’université, et si je retourne là-bas, je ne trouverai probablement pas de travail - explique Mirna Azzoo, 22 ans, qui fréquentait il y a trois ans l’université de Mosul – J’ai commencé ici ma carrière avec une Ong. A Qaraqosh, tout est détruit, actuellement il n’y a aucune possibilité d’emploi. J’ai beaucoup de rêves pour l’avenir : si je retourne là-bas, je risque de ne pas les réaliser ».
En mars, avant la libération de Qaraqosh, le vicaire de l’église anglicane de Baghdad a dit, dans une interview, que le temps pour les chrétiens en Iraq est fini. Une position contraire à celle du patriarche Louis Sako. Le chef de l’église chaldéenne irakienne a toujours soutenu, tout au long de ces années, que l’exode des chrétiens loin de leurs terres ancestrales est destiné à nuire à l’Irak.
Sako observe aujourd’hui la prudence : « Comment les chrétiens peuvent-ils faire retour alors que leurs maisons sont détruites et qu’il n’y a pas de services ? Mais la question la plus importante reste la sécurité. Il va falloir du temps pour le retour des chrétiens », a-t-il dit lors d’une visite récente à Mosul.
Ce qui prévaut aujourd’hui, parmi le clergé local, c’est de fait la prudence : « Je ne sais ce qu’il en sera de nous, mais pour l’instant, nous resterons à Erbil », dit le Père Najeeb Michaeel, dominicain irakien qui en 2014 s’était enfui, quittant son monastère de Qaraqosh. Il vit actuellement dans un appartement de la cité kurde, et y conserve, dans les différentes pièces, avec ordre et méthode, des milliers de livres religieux. Un patrimoine inestimable pour la chrétienté mondiale, qu’il est parvenu à sauver, les emportant des monastères de Qaraqosh quelques jours avant que l’Etat Islamique ne conquière la ville.
« Le monastère a totalement brûlé, et nous ne nous sentons pas le coeur à rentrer. La plaine de Ninive est le berceau du Christianisme, mais pour l’instant, nous sommes comme suspendus dans une sorte de limbe. Je ne sais si les choses redeviendront jamais comme avant ».
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
Texte traduit de l’italien