Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:04:57
Peut-on réformer l’Islam ? La question, qui fait désormais partie du débat public en Occident tout comme dans le monde musulman, pourrait recevoir une réponse péremptoire : non seulement l’Islam est passible de réforme, mais
il a déjà été plusieurs fois réformé au cours des deux siècles derniers. Des modernistes aux salafistes, nombreux sont les courants qui interprètent l’Islam en discontinuité avec la tradition prémoderne. Du reste,
c’est l’Islam lui-même qui prévoit la nécessité d’un renouvellement intérieur constant. Un dit célèbre attribué à Mahomet affirme en effet que « au tournant de chaque siècle, Dieu enverra un rénovateur à cette communauté afin qu’elle rénove sa religion ».
Le fait est plutôt que la dialectique entre renouveau et conservation ne conduit pas toujours vers la voie tracée par la modernité libérale. Parfois elle peut la rencontrer, parfois elle s’en éloigne. La preuve en est la double prise de position récente de al-Azhar, le prestigieux centre d’enseignement religieux égyptien, qui se veut gardien de la tradition islamique « authentique », et à la fois est engagé, contre les lectures extrémistes, en un travail de renouvellement du « discours religieux » (ce qui lui a valu récemment
une sentence de mort de la part de Daech).
En janvier dernier, le grand imam de la mosquée, Ahmad al-Tayyeb,
a déclaré que l’on ne peut plus appliquer
aux chrétiens l’institution de la dhimma, la protection que la jurisprudence islamique classique prévoyait pour les « Gens du Livre » (juifs et chrétiens) en échange du paiement d’une taxe (la
jizya), parce que celle-ci appartient à un contexte historique dépassé. Dans le cadre de l’État national moderne,
les chrétiens doivent être considérés comme des citoyens à part entière, titulaires des mêmes droits et des mêmes devoirs que les musulmans. Pour justifier cette évolution, l’imam a évoqué le précédent de la communauté de Médine, où le Prophète Mahomet aurait institué un « État » fondé sur le « principe de citoyenneté », dans lequel coexistaient, en pleine égalité de droits, musulmans, juifs et païens. Cette démarche est un pilier du réformisme islamique :
une relecture de l’Islam qui, enjambant la tradition jurisprudentielle, va rechercher dans les temps des origines un accord possible, même anachronique, entre Islam et institutions modernes. C’est ce qu’avaient fait également il y a un an les signataires de la «
Déclaration de Marrakech sur les droits des minorités religieuses dans le monde islamique », qui avaient à leur tour décelé dans la « Charte de Médine » une « une base de référence pour garantir les droits des minorités religieuses en terre d’Islam ». Et avant eux, ce thème de la citoyenneté avait été développé par des idéologues islamistes comme Yousef al-Qaradawi, Rachid Ghannouchi, Tariq al-Bishri e Muhammad Salim al-‘Awwa, lesquels ont aussi expliqué de manière systématique les raisons pour lesquelles la
dhimma et le paiement de la
jizya, qui sont pourtant prévues explicitement par un verset du Coran (9,29), ne valent pas dans le contexte actuel. Sans parler de toute la réflexion du nationalisme arabe « laïque », qui avait déjà abordé et résolu cette question au XIX
è siècle.
Un mois après les déclarations sur la citoyenneté, l’imam al-Tayyeb, ainsi que les autres membres du Conseil des Grands Ulémas de al-Azhar, ont donné leur avis sur un autre thème délicat, le
divorce, mais cette fois
en s’opposant à toute éventuelle réforme. Dans un discours prononcé devant les plus hautes personnalités égyptiennes, le président Abdelfattah al-Sisi a en effet sollicité une loi qui limite la pratique du divorce oral, par lequel le mari peut répudier sa femme en prononçant une simple formule. Le
communiqué avec lequel les ulémas du Caire ont réagi à la proposition du président affirme que ce type de divorce est attesté chez les musulmans dès l’époque du Prophète, et se limite à inviter les législateurs à garantir les droits de la femme et des enfants, et à mettre tout en œuvre pour contrer ce phénomène à travers la culture et l’éducation.
Il est intéressant de relever que la même méthode, à savoir la référence aux origines de l’Islam,
a permis pour la citoyenneté un « aggiornamento » de la doctrine (même en présence d’un verset coranique qui pourrait porter dans une autre direction), alors qu’elle a servi dans le cas du divorce oral, à confirmer la doctrine existante.
Cette difformité apparente trouve une explication dans des critères que le même grand imam de al-Azhar avait exposés lors d’un cycle de conversations sur l’Islam transmises à la télévision l’an dernier pendant le mois de Ramadan. Dans
l’épisode consacré au renouvellement de la pensée islamique, al-Tayyeb avait expliqué que
c’était la nature même de l’Islam qui requerrait la réforme : l’Islam, message certes définitif, mais inscrit dans le temps et dans l’espace, doit en effet relire ses normes selon les mutations des circonstances historiques et des contextes géographiques. Mais il avait aussi
ajouté que ce processus d’interprétation n’est pas illimité. Il y a en effet dans l’Islam des éléments constants (
thawābit), réglés par des normes stables, et des éléments variables (
mutaghayyirāt), dont les normes, elles, peuvent évoluer. Les premiers intéressent les actes du culte (
‘ibadāt) et les questions touchant la famille, tandis que les seconds touchent la politique, l’économie, les rapports sociaux.
Il s’agit là d’une distinction bien consolidée, sur laquelle s’appuient depuis longtemps les penseurs réformistes pour ouvrir des itinéraires de renouveau au sein de l’Islam, même si les normes stables ne sont pas toujours véritablement intouchables. Parfois, c’est le pouvoir politique qui intervient pour forcer la porte de l’interprétation. Il en a été ainsi pour le droit de la famille avec l’ex-président Habib Bourguiba en Tunisie et, de manière plus nuancée, avec Mohammed VI au Maroc. Un savant égyptien
a dit que
l’Islam ne se renouvelle pas avec des directives tombées d’en haut. Le président al-Sisi semble avoir une opinion différente.
[Traduction de l'original italien]