L’évêque de Harran, suivant la même méthode que ses contemporains musulmans, tente de convaincre un partisan imaginaire de la prédestination que c’est l’homme qui détermine ses propres actions
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:57:28
[Chapitre premier. Il n’y a pas de prédétermination ni de contrainte auprès de Dieu, §§ 28-82]
Explique-moi, toi qui soutiens que l’homme est prédéterminé à faire ce qu’il fait en bien et en mal : affirmes-tu que Dieu est justice ? Nous n’avons aucun doute que tu vas répondre : « Oui ». Alors nous te disons :
[a] Certes la justice requiert que le juste dispose – selon sa nature – les choses égales sur un plan de parité, au cas où elles seraient égales. Explique-moi donc : si l’homme est, comme tu le soutiens, prédéterminé à faire ce qu’il fait, tout comme le sont, outre lui-même, les animaux, comment Dieu peut-il dans sa justice donner à l’homme des ordres et des interdictions, en lui promettant une récompense s’il obéit et une punition s’il désobéit, et ne pas en faire autant avec les autres animaux ? Même si nous voyions Dieu, selon ce que tu dis, disposer – selon sa nature – toutes les autres choses sur un plan de parité au cas où elles seraient égales, eh bien, en agissant ainsi, Il s’éloignerait de la justice ; loin de Lui !
[b] Comment pourrait-il être juste que Dieu impose à l’homme quelque chose qui dépasse ses forces et qu’il n’est pas en mesure d’accomplir, pour ensuite le châtier s’il ne le fait pas ? Ce serait comme dire à un âne : « O mon âne, envole-toi, élève-toi dans les airs comme l’aigle ». Et s’il ne le fait pas, le rouer de coups. Loin de Dieu d’imposer à quelque âme plus que ce qu’elle peut porter[1]! Et si tu dis : « Dieu est juste, même si Il fait cela », nous, nous te répliquons : « Dieu est juste précisément parce que Il ne fait pas cela, en vertu de Sa justice ».
[c] Puis si tu dis: « Dieu a le pouvoir de faire de Sa création ce qu’Il veut. À ma connaissance, en effet, Dieu a créé la taupe aveugle et a placé sa demeure sous terre, et Il a créé l’aigle avec une vue perçante et lui a donné de jouir de la pureté de l’air », nous te répliquons : « Dieu a tout pouvoir sur Sa création et il a fait de la taupe et de l’aigle ce que tu viens de rappeler. Et pourtant, Il n’a pas fait de la taupe ce qu’elle est parce qu’elle aurait désobéi à quelqu’un de ses commandements ; ni de l’aigle ce qu’il est parce qu’il aurait obéi à quelqu’un de ses commandements. Plutôt il a fait de Sa création ce qu’Il a prévu dans Sa sagesse. Comme le dit saint Paul : « Le potier n’est-il pas maître de son argile pour fabriquer de la même pâte un vase de luxe ou un vase ordinaire ? » (Rm 9,21).
[d] Si tu dis : « Dieu donne des ordres et des interdictions aux hommes uniquement pour avoir un argument contre eux lorsqu’il les punit », nous te disons : « Cela n’est pas un argument. Un argument consiste à réprimander justement quelqu’un qui le mérite pour une action méchante qu’il a accomplie alors qu’il était en mesure de ne pas le faire, ou pour une bonne action qu’il a négligé de faire alors qu’il était en mesure de le faire[2]. Dans cette hypothèse, ce n’est donc pas qu’un argument soit imposé à la taupe de la part du Juste, argument pour lequel elle mériterait d’être créée telle qu’elle a été créée. Plutôt, si elle pouvait parler, elle dirait à Dieu : « Il est en Ton pouvoir de me créer comme Tu veux ». Il devrait en être de même pour l’homme qui est puni : si, comme tu le dis, il était prédéterminé, il n’y aurait pas besoin d’un argument de la part du Juste pour lequel il mériterait d’être puni, mais, dépourvu de la capacité de s’angoisser ou de se réjouir, il devrait dire à Dieu, si Celui-ci agissait ainsi avec lui : « Il est en Ton pouvoir de me punir ». En somme, Dieu ne donne pas d’ordres ni d’interdictions aux hommes pour avoir un argument contre eux, après les avoir façonnés de manière à ce qu’ils fassent ce qu’ils font. Les hommes n’ont pas le droit de penser cela de Dieu. Dieu ne va pas à la recherche de motifs inutiles, pour faire quelque chose aux hommes ; dans ton hypothèse, Il les aurait traités comme il voulait. Et nul d’entre eux n’aurait eu le droit de lui demander ce qu’il faisait, car Il les aurait préordonnés dans sa puissance.
De toute façon, la prédestination[3] [d’un côté] et le commandement et la prohibition [de l’autre] ne s’associent jamais, de sorte que ou tu soutiens la prédestination en reniant tous les commandements et interdictions qui proviennent de Dieu, ou tu soutiens que Dieu donne des ordres et des interdictions aux hommes en niant la prédestination et en affirmant la liberté, nécessairement.
Mais même si tu fais semblant de fermer tes yeux à la connaissance de Dieu, tu dois bien nécessairement affirmer que la liberté est inscrite dans la nature de l’homme, ô négateur, puisque nous voyons tous les hommes, qu’ils soient religieux ou non, commander et interdire, être récompensés et châtiés. À ma connaissance, il n’y a pas un seul roi qui, au milieu de ses soldats, pendant la bataille contre ses ennemis, ne supporte des malheurs que l’âme n’irait jamais chercher volontairement. De même, celui des soldats qui supporte ces souffrances est honoré auprès du roi ; et celui qui ne résiste pas à ces souffrances, le roi le châtie, l’éloigne de son armée et le plonge dans la plèbe. Tout le monde ne serait pas d’accord là-dessus, si la nature humaine ne leur rappelait pas silencieusement et ne les informait qu’il y a en elle une capacité de liberté qui pousse l’âme, malgré la contrainte du corps, à faire ce qu’elle a décidé, que cela lui plaise ou non. […]
[Chapitre trois. La prescience de Dieu n’abolit pas la liberté de l’homme, §§ 228-256]
Il est opportun que tu le saches : qui introduit la contrainte dans la liberté, s’il n’a d’autre issue et si la turpitude a enveloppé ses paroles de tous côtés, se justifie en invoquant la prescience de Dieu, et dit : « Certes, Dieu a la prescience des choses ; et ce qui est préconnu de Dieu, il est inévitable que cela soit. Et quant à ce qui doit être inévitablement, son agent est contraint de l’accomplir. Donc la liberté humaine est contrainte à accomplir ce qu’il fait de bon ou de méchant ».
Nous disons donc à qui tient un tel discours :
[a] S’il en était comme tu l’as rappelé, le premier à subir la contrainte de la prescience de Dieu ne serait nul autre que Dieu lui-même. Puisque dans la prescience de Dieu se trouve [également] ce que Dieu lui-même fera, avant même qu’Il l’accomplisse ; et si ce qui est dans la prescience de Dieu doit inévitablement être ; et si, pour ce qui doit inévitablement être, l’agent est contraint d’accomplir ce qu’il fait, comme tu l’as soutenu ; alors Dieu est contraint à faire ce dont il est prescient, s’il en est l’auteur. Et cela est la turpitude la plus honteuse qui puisse venir à l’esprit de quelqu’un, à savoir que Dieu soit contraint à quelque chose qu’Il a fait ou qu’Il fera. Dieu – béni soit-il – est trop sublime pour cela. Si en revanche la prescience de Dieu vis-à-vis de Lui-même ne Le contraint pas à faire ce dont Il est prescient, alors la prescience de Dieu ne contraint pas non plus la liberté humaine à faire ce dont Il est prescient, afin que Sa prescience ne contredise pas Sa volonté.
[b] Si la contrainte s’insinue en Dieu de cette manière, tu ne pourras soutenir que l’une de ces trois choses :
[1] Ou tu dis : « Dieu n’avait prescience d’aucune de ses œuvres, avant qu’Il ne les fasse », loin de Dieu une telle hypothèse.
[2] Ou tu dis : « Dieu est contraint à faire ce que dans Sa prescience Il savait qu’Il aurait fait », et cela est la plus grande calomnie[4] sur Dieu.
[3] Ou tu dis : « La contrainte ne s’insinue pas dans la science de Dieu parce qu’Il accomplit ce qu’il avait prescience de faire ». Et cela est vrai.
S’il en est ainsi, il s’ensuit que la prescience de Dieu ne contraint pas la liberté humaine, dont Dieu a fait don à l’homme et qu’il a disposée en son être, afin que la prescience de Dieu ne contredise pas Sa volonté, comme nous l’avons dit, et Sa science lui soit ainsi contraire. Dieu est bien au-dessus de tout cela !
[Conclusion et invocation finale, §§ 343-348]
Il ne convient donc pas à qui possède l’intellect de refuser de dire : « Dieu est prescient à propos des choses », par crainte que la contrainte s’insinue ainsi dans la liberté de l’homme.
Nous demandons donc au Christ de répandre sur nous Son Saint Esprit sans mesure ; et qu’Il nous fasse jouir des meilleurs fruits de la liberté qu’Il nous a conférée, nous conduisant vers la félicité de Son Règne à laquelle aspire le désir des intellects, quand ils ne s’égarent pas de leur sentier.
À lui la louange avec le Père et l’Esprit Saint, dans les siècles des siècles. Amen.
[Théodore Abû Qurrah, La libertà, texte arabe établi par Samir Khalil Samir, traduction italienne de Paola Pizzi (avec aménagements), Zamorani, Torino 2002, pp. 141-153]
[1] Cette expression est clairement un écho coranique : cf. 2,286 « Dieu n’impose à chaque homme que ce qu’il peut porter ». Cf. aussi 6,152 ; 7,42 et 23,62 [P. P.].
[2] La punition et la récompense, selon Abû Qurrah, sont la conséquence d’une attitude libre de la part de celui auquel la punition ou la récompense sont destinées, et ne dépendent pas du « caprice » de Dieu [P. P.].
[3] Je corrige jabl (« instinct », comme synonyme de jibilla?) en jabr (« prédestination ») par conjecture. Samir dans son édition fait suivre en effet le terme de jabl par un sic pour signaler la difficulté de ce passage. Il est bon de rappeler que le texte arabe se fonde sur l’édition imprimée de Qustantîn Bâshâ (1904), laquelle dépend à son tour d’un unique manuscrit jadis conservé dans le Couvent du Sauveur (Dayr al-Mukhallis) près de Sidon et perdu pendant la guerre civile libanaise, tout comme un autre témoin originairement conservé près l’évêché melkite de Tyr. Cf. Samir Khalil Samir, Introduzione dell’editore, in Teodoro Abû Qurrah, La libertà, pp. 125-129 [MD].
[4] Le terme arabe (iftirâ’) a des échos coraniques évidents [MD].