Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:29:33
Le Sinaï et ses terroristes font l’objet de discours pluriels – ceux de l’État égyptien, ceux des organisations des Droits de l’homme, ceux des islamistes, ceux des populations « autochtones » et bédouines, surtout après le crash de l’avion russe à la fin d’octobre, quelques semaines avant les attentats de Beyrouth et des attaques simultanées à Paris. Un problème et un défi, donc, aux enjeux exceptionnels, qui soulèvent plusieurs questions, mais qui sont aussi instrumentalisés par des discours de délégitimation du régime issu du 30 juin 2013, ou de critique radicale des pratiques et modes de faire de l’État égyptien, quelle que soit l’élite qui en occupe le sommet.
Le Sinaï a été occupé par Israël à la suite de la guerre des six jours (1967) et a été progressivement restitué à l’Égypte, dans le cadre de l’exécution des accords de paix négociés par Anwar el-Sadate et Menachem Begin. La gestion du territoire par le régime de Hosni Moubarak a été, avec le bénéfice du recul, catastrophique. Si plusieurs projets et plans ont été élaborés, ce qui a concrètement été fait est revenu à développer le tourisme et les stations balnéaires au Sud Ouest, une zone industrielle et pétrolière au Sud Est, divers projets au Nord Ouest et au Centre, et à délaisser le Nord Est (et le centre). Le Sud est beaucoup moins pauvre que le Nord, qui accueille les deux tiers de la population. Des dizaines de milliers d’Egyptiens issus de la Vallée du Nil sont venus travailler dans la péninsule, pendant que les populations bédouines étaient marginalisées. Ces derniers n’avaient pas accès à la propriété, étaient l’objet de discriminations systématiques à l’embauche, et pis, les terres qui étaient les leurs en vertu du droit coutumier étaient fréquemment expropriées au bénéfice de « bien introduits » auprès du pouvoir central. Le territoire était géré par la Sécurité, qui décidait qui allait investir/quoi/où. Les bédouins, eux, mirent en place une économie informelle voire criminelle, fondée sur toutes sortes de trafics, de stupéfiants, d’êtres humains, et plus tard d’armes.
Les choses en étaient là quand l’Égypte fut surprise, en 2004, par des attentats jihadistes. Elle découvrit que le salafisme s’était implanté dans la péninsule pendant les années 90. Ce dernier était en général quiétiste et ne suscitait pas la méfiance des autorités (qui l’aidèrent quelquefois). Émergèrent aussi des groupes « takfirîstes », qui considéraient que la société était apostate, non musulmane, ayant perdu tout lien avec le religion du Prophète, et qui pratiquaient un exil intérieur, qui se retiraient dans le désert fonder une communauté de véritables croyants. Eux aussi ne dérangeaient pas beaucoup. Mais à un moment, des échanges avec des islamistes et autres salafistes jihadistes palestiniens entraînèrent le basculement de quelques dizaines de salafistes ou de takfiristes dans la violence – ils fondèrent une organisation extrémiste et eurent recours à la tactique alors classique de ces groupes – cibler les touristes, symboles de l’impureté et financiers malgré eux de l’État impie.
La réponse de ce dernier (2004/2006) fut terrible et peut revendiquer le statut de cause principale de tout ce qui advint ensuite. Des bédouins et de la population autochtone il ne savait rien ; or il y avait urgence. Il procéda avec la brutalité qui est souvent la sienne dans les situations d’urgence : arrestations massives, à l’aveugle, violences contre les personnes arrêtées, femmes comprises, emprisonnement des proches des suspects, etc. Les autorités gagnèrent ce round, mais le prix était lourd : les bédouins ne pardonnèrent jamais ce qu’ils subirent.
Le groupe salafiste jihâdiste fut décimé mais ne disparut pas : un noyau d’une centaine de personne subsista. Et les groupes salafistes et takfiristes quiétistes continuèrent de proliférer. Moubarak géra le problème à coups d’expédients : il laissa les islamistes de Gaza creuser des centaines de tunnel pour contourner le « siège » et les bédouins commercer avec l’enclave palestinienne.
On sait mal ce qui se passa pendant la révolution, la transition et le pouvoir de Mohammed Morsi (2011/2013), mais ces années furent « perdues » pour l’État. Les mouvements salafistes jihâdistes mirent à profit les deux années pour recruter, grossir leurs troupes (on passa de 150 à plusieurs milliers – les estimations oscillent entre deux et huit mille), s’armer et développer des contacts et des échanges avec des « homologues » de Gaza.
Plusieurs groupes allaient fusionner et devenir Ansâr Bayt al-Maqdis, et plus tard la « Province du Sinaï de l’État islamique ». Certains multiplièrent, sous la transition pilotée par le CSFA (Conseil supérieur des forces armées), les attentats contre les pipe line de gaz. Nombreux sont les acteurs locaux, islamistes ou non, qui en 2011 tentèrent de profiter de l’insécurité, ce qui renforca les préjugés des Égyptiens de la Vallée et du pouvoir central. Des djihadistes attaquèrent pendant le Ramadan 2012 des troupes égyptiennes, commettant le premier « massacre de Rafah » (il y en eut d’autres). Le pouvoir des Frère musulmans, face à cette situation, opta pour la négociation et, si on ne connaît pas les termes de l’accord, on sait que le Sinaï connut un calme relatif. La violence repartit après l’éviction de Morsi, qui fut ainsi lue par les djihadistes : s’ils n’ont pas voulu d’un président disant être islamiste et qui ne l’était pas vraiment, qui n’a pas appliquer la
charia, que feront ils de nous ?
Aujourd’hui, la situation est la suivante : les djihadistes sont concentrés dans le sixième ou le cinquième du territoire Nord Est. Les tribus du Sinaï sont divisées : certaines (essentiellement les Tarrâbîn) appuient l’État central, les autres (essentiellement les Sawarka) les djihadistes, avec dans les deux cas une minorité qui fait autre chose. Les tribus alliées critiquent souvent l’État central, prompt à faire des promesses (sur les questions de la propriété terrienne, de l’eau, du couvre feu, de l’accès aux services, des dédommagements aux personnes déplacées, etc) qu’il ne tient pas. Elles demandent à être armées et pour l’instant l’État refuse, car il craint le phénomène des milices. Les notables des tribus se plaignent souvent d’être traités comme de vulgaires indicateurs ou informateurs et ils n’ont pas toujours tort. Les djihadistes ne demandent qu’une chose, ne pas donner d’informations au pouvoir central, et punissent sévèrement les contrevenants.
Pour l’État, les problèmes sont autres. Certaines de nos sources affirment que les chefs de tribus demandent à l’État de ne plus chercher à contrecarrer leurs trafics en échange de leur appui et qu’il est évident que les autorités ne peuvent accepter pareil marché. Le pouvoir a longtemps manqué d’informations sur les groupes djihadistes, d’où sa propension à insister auprès des notables. Les indicateurs manquent cruellement.
Les capacités opérationnelles de l’armée sont en progression, comme le prouvent les derniers affrontements entre militaires et djihadistes. Mais de nombreuses failles demeurent, notamment dans le domaine de la reconnaissance. Et les forces gouvernementales semblent incapables de sécuriser en même temps l’ensemble du triangle territorial (al-Arish, Rafah, Shaykh Zuwayd) au sein duquel opèrent les djihadistes.
Dans les rangs intermédiaires des corps des officiers, beaucoup d’officiers expriment le désir d’une escalade dans la violence « pour en finir ». Mais le sommet est sensible à la critique des médias occidentaux et des activistes qui soulignent l’importance des « dommages collatéraux », pertes en vies humaines civiles, destructions de logements, émigration forcée. Et il y a lieu de penser qu’il espère pouvoir pérenniser le redéploiement des troupes égyptiennes dans des régions dont l’accès lui était interdit par le Traité de paix israélo- égyptien, sauf autorisation israélienne contraire.
La plupart des discours non étatiques soulignent la nécessité d’une approche contre insurrectionnelle et en termes de sécurité humaine. Ils rappellent, exemple à l’appui, que la mort de toute victime innocente (ou non innocente, d’ailleurs), radicalise potentiellement toute sa famille.
Il est évident que l’Etat égyptien et ses agents sont très loin de maîtriser les outils, le langage, les concepts et les pratiques de ce binôme.
En ce qui concerne les djihadistes, les informations fiables ne sont pas très nombreuses. On sait qu’ils sont, pour la plupart, des fils de tribus du Sinaï (les Sawarka, plus précisément) – mais il y a une importante minorité issue de la Vallée ou de
foreign fighters. Que chaque formation jihâdiste du Sinaï a son « double », son « homologue » à Gaza et que ces duos s’entraident. Qu’une composante importante des troupes sont des délinquants ayant trouvé la voie de Dieu et que les activités criminelles financent le combat. Par contre, les experts débattent pour savoir si cette organisation est « réellement » affiliée à l’État islamique ou si elle a gardé des liens avec al-Qaeda – il est certain que ceux qui ont assuré ou assurent la formation militaire des recrues appartiennent à la mouvance d’Ayman al-Zawahiri.