Un aperçu du schisme qui a divisé le monde musulman pendant des siècles
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:29:37
Les tensions politiques au Moyen-Orient sont interprétées et simplifiées à travers le schéma de l’opposition entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite. Pourtant, le schisme qui polarise l’Islam a des origines beaucoup plus lointaines que les affrontements politiques des dernières décennies. Sunnites et chiites constituent aujourd’hui 85% et 15% respectivement du monde islamique.
Une conception différente de l’autorité religieuse
Quelle est la différence de fond qui les sépare ? Avant de passer aux différences il convient de rappeler qu’ils sont tous des musulmans. Ils croient au Coran en tant que révélation définitive de Dieu à l’humanité et en Muhammad (Mahomet) comme son dernier Prophète, ils prient cinq fois par jour, ils jeunent tout le mois du Ramadan, ils pratiquent l’aumône, ils vont en pèlerinage à la Mecque et ainsi de suite. Mais ils ont une conception différente de l’autorité religieuse.
Pour les chiites, à la mort de Muhammad, cette autorité s’est transmise à son cousin et gendre ‘Alî et de là à sa famille. Pour les sunnites en revanche l’autorité est restée rivée au Coran et à l’exemple du Prophète et de ses premiers compagnons (la sunna), interprétés par la communauté et par ses experts religieux. Théologiquement les chiites soutiennent donc que la révélation coranique se compose d’un sens extérieur, littéral et d’un noyau intérieur, spirituel et que ce dernier est enseigné par ‘Alî et par ses descendants, les imams.
Si nous voulons comprendre à fond le Coran il nous faut donc passer par leurs personnes car « il est quelqu’un parmi vous qui lutte pour l’intériorité de la révélation comme moi – aurait dit Muhammad – je lutte pour son extériorité. Ce quelqu’un est ‘Alî ». Pour les sunnites en revanche « la main de Dieu est posée sur la communauté » : Muhammad reste le témoin originaire de la révélation et le croyant accède directement au Texte Sacré à travers l’imitation de son comportement, dans la chaîne des générations. Il s’agit donc d’une question purement religieuse ? Non, du moins pas dans le sens que nous attribuons aujourd’hui au mot de « religion » en Occident.
Dans la communauté islamique des origines, autorité religieuse et politique se confondaient. Aussi, la divergence a-t-elle eu une implication politique immédiate. Pour les chiites Muhammad aurait désigné ‘Alî comme son successeur (calife) à la tête de la communauté islamique. Les sunnites retiennent quant à eux que Muhammad n’aurait laissé aucune disposition spécifique et ses Compagnons auraient choisi librement un chef pour la communauté, dont les fonctions seraient purement « administratives ». D’abord Abû Bakr, puis ‘Umar, enfin ‘Uthmân.
Les chiites sont donc politiquement le parti d’‘Alî (c’est là la signification du mot arabe shî’a, d’où le français chiisme). Une lecture prédominante parmi les chercheurs occidentaux va plus loin et soutient que la divergence entre sunnites et chiites a été à l’origine une divergence purement politique et qu’une couleur théologique ne lui fut attribué que bien plus tard. À savoir : les musulmans auraient commencé par se disputer le successeur de Muhammad, puis le parti d’‘Alî aurait essayé de compenser sa défaite sur le terrain par une revanche théologique accordant une importance spirituelle de plus en plus grande à ses imams. Explication qui semble toutefois projeter d’une façon anachronique notre division conceptuelle entre politique et religion dans un contexte fort différent.
Comment ces deux communautés sont-elles géographiquement réparties ? Les chiites se concentrent dans les régions centrales du monde islamique. Leur cœur se trouve en Iran où le chiisme est religion d’État depuis le XVIe siècle. Ils sont également majoritaires en Irak. Au Liban, ils constituent une majorité relative. De plus, des minorités chiites importantes sont présentes en Afghanistan, au Pakistan, dans le Golfe et également en Arabie Saoudite. Les sunnites quant à eux prédominent largement en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne, en Égypte et en Turquie (où nous trouvons également une importante minorité non sunnite), en Asie Centrale et en Extrême-Orient. Personne, dans le monde islamique, n’a jamais essayé de surmonter cette division ? Bien au contraire. Il y a eu des moments où la solution semblait proche.
Une première occasion s’est présentée à la mort du troisième calife ‘Uthmân, assassiné en 656. La communauté islamique choisit justement pour lui succéder ‘Alî. Elle semblait avoir ainsi remédié à la fracture. Toutefois un parent d’’Uthmân, Mu’âwiya, gouverneur de la Syrie, se leva accuser ‘Alî d’avoir été impliqué dans l’assassinat d’‘Uthmân et lui refusa obédience. Après la mort d’’Alî, Mu’âwiya, resté seul, se proclama calife. Ce fut le début de la dynastie omeyyade, qui allait durer jusqu’en 750 et qui poursuivit durement les partisans d’’Alî. Parmi ses exactions on compte notamment l’assassinat du troisième imam Hussein, petit-fils de Muhammad. Pour les chiites, Hussein est le martyr par excellence, commémoré chaque année à l’occasion de la fête d’’Âshûrâ’. Avec la fin des omeyyades, il y eut une deuxième occasion de rapprochement au cours de la dynastie abbasside (750-1258).
Les deux communautés sont très similaires au niveau des comportements pratiques
En 818, le calife Al-Ma’mûn désignait comme son successeur le huitième imam chiite ‘Alî al-Ridâ. Peu de temps après, l’imam mourait dans des circonstances mystérieuses et à partir de ce moment, la famille d’’Alî dut renoncer à toute prétention politique directe. Même au XXe siècle nous avons assisté à plus d’une tentative de « rapprochement » entre sunnites et chiites, dont se dégage dernièrement le Message d’Amman de 2004. Ces tentatives reposent sur le fait que les deux communautés sont très similaires au niveau des comportements pratiques. En ce qui concerne la loi religieuse, les chiites pourraient effectivement être considérés comme une « école juridique » de plus à côté des quatre déjà admises par le sunnisme. Au niveau théologique les différences sont toutefois plus importantes et la division persiste.
Qui est l’imam des chiites aujourd’hui ? La plupart des chiites reconnaît une chaîne de 12 imams. Du fait toutefois de l’hostilité croissante des califes abbassides, en 874, le dernier imam se serait caché ou, comme disent les chiites, il serait passé en Occultation. Initialement, il aurait continué à communiquer avec les fidèles à travers des intermédiaires mais par la suite, même ce lien se serait interrompu. C’est pourquoi, aujourd’hui, la très grande majorité des chiites croit que le douzième imam est vivant mais caché et qu’il reviendra à la fin du monde pour rétablir la justice sur la terre. D’autres groupes – les ismaélites notamment – se reconnaissent dans différentes chaînes d’imams. Les zaydites du Yémen par contre interprètent cette figure dans un sens plus proche du concept sunnite de calife.
Le wilâyat al-faqîh est le fondement doctrinal de l’Iran actuel
Pour la majorité des chiites la chaîne visible s’est donc interrompue ? Tout à fait. Et – il est facile de l’imaginer – ceci a eu un effet déstabilisant sur une communauté qui s’était vraiment construite autour de la dévotion à la personne physique de l’imam. Un courant minoritaire soutient qu’après l’Occultation, le chiisme devient totalement spirituel. Le fidèle est appelé à vivre dans son cœur le rapport avec l’Imam caché dans l’attente de sa manifestation, tout particulièrement en se tenant loin de la politique. Le courant majoritaire a toutefois transféré progressivement les prérogatives des imams sur les experts en sciences religieuses, créant de la sorte petit à petit un clergé avec sa propre hiérarchie. Un processus qui a duré plus d’un millénaire et dont nous pouvons voir l’aboutissement ultime dans la figure de Khomeini. Pour le père de la République islamique, en régime d’Occultation, toute l’autorité de l’Imam passe effectivement aux experts en Loi religieuse (et pratiquement à la personne du Guide Suprême). C’est le wilâyat al-faqîh, fondement doctrinal de l’Iran actuel. Il est cependant intéressant d’observer que cette doctrine n’est pas contestée seulement par les opposants laïques. Elle l’est aussi par une partie du clergé chiite, comme par exemple l’ayatollah d’Irak Ali al-Sistani.
Et les sunnites quand naissent-ils ? Leurs racines les plus lointaines remontent à la partie majoritaire de la première communauté qui choisit Abû Bakr comme successeur de Muhammad et qui, après la mort d’’Alî, accepta Mu’âwiya comme calife, principalement pour mettre fin aux discordes civiles. Actuellement, les scientifiques les désignent par le terme de « proto-sunnites », pour bien souligner que le véritable sunnisme naît plus tard, vers le IXe siècle, autour des experts des traditions relatives à Muhammad. L’américain Jonathan Brown, spécialiste dans ce domaine, recourt à ce sujet à une très belle image. Il parle du sunnisme comme d’une tente qui s’est élargie au cours des siècles. Il naît, dit-on, autour de l’étude de la parole de Muhammad, les hadîth. Partant de ce noyau, il s’étend petit à petit jusqu’à comprendre également les autres écoles juridiques et théologiques qui accordaient un plus grand poids à l’utilisation de la raison, les ascètes de différentes provenances et, plus tard, les mystiques soufis et de nombreuses formes de religiosité populaire. La reconnaissance d’‘Alî comme quatrième calife légitime (« bien guidé ») et comme figure religieuse de tout premier plan marche elle aussi dans cette même direction que nous pourrions aujourd’hui définir « œcuménique ».
À partir toutefois du XVIIIe siècle cette tendance s’inverse et la tente commence à se rétrécir. Les mouvements dits réformistes insistent, à commencer par le wahhabisme saoudien, sur le retour au noyau essentiel du sunnisme. Voici apparaître les nouveaux groupes salafites qui expulsent progressivement le mysticisme soufi et retrouvent leur attitude de concentration exclusive sur les hadîth. L’affrontement actuel serait donc le résultat d’une parabole longue de plus d’un siècle ? Certainement. D’une part nous avons tout le mouvement qui débouche sur la révolution de Khomeini et qui comporte l’abandon du quiétisme chiite traditionnel pour une militance agressive.
De l’autre, nous avons un rétrécissement progressif de la « tente du sunnisme » de telle sorte qu’aujourd’hui, cette version d’Islam, pour ce qui est du moins de sa version salafite, est bien moins tolérant à l’égard de la diversité, y compris la diversité interne. Le tableau resterait néanmoins très incomplet si nous n’y ajoutions un troisième facteur : l’apparition – à partir des années Soixante – de l’Islam politique, autrement dit une forme de militance où la religion est vue comme un système politique qui englobe tout, capable de fonder un modèle d’État moderne alternatif au paradigme occidental. Idée qui a séduit des penseurs tant sunnites que chiites et donné naissance, dans sa version violente, à des groupes radicaux tels que les Jamâ‘at islamiques ou Hezbollah, caractérisés par ailleurs par un transfert d’idées et de pratiques comme le culte du martyre (traditionnellement chiite, mais devenu aujourd’hui central dans le radicalisme sunnite aussi) ou la nouvelle importance du concept de jihâd même dans les milieux chiites.
La division sunnites-chiites suffit-elle donc à expliquer tout ce qui se passe au Moyen-Orient ?
Le transfert « mimétique » entre les groupes radicaux sunnites et chiites est par ailleurs allé de pair avec la croissance de l’hostilité réciproque, ce que nous voyons déjà dans l’action d’al-Qaïda en Iraq et à l’heure actuelle dans l’État Islamique. Rien de surprenant. Avoir amené la divergence doctrinale directement sur le terrain politique rend bien plus difficile sa solution. Il n’est pas exagéré de dire que nous sommes revenus à un mélange entre religion et politique comparable à celui de la communauté naissante, ce à quoi il nous faut cependant ajouter la technologie moderne avec tout son potentiel de destruction.
La division sunnites-chiites suffit-elle donc à expliquer tout ce qui se passe au Moyen-Orient ? Non, c’est une simplification. Au début des révoltes arabes, les commentateurs parlaient d’un nouveau Moyen-Orient, fait de Facebook et de Twitter, où le passé religieux était définitivement mis aux archives. En Syrie, six mois ont suffi pour nous montrer qu’il s’agissait d’une illusion. Aujourd’hui, il ne faut toutefois pas tomber dans l’erreur contraire et penser que tout s’explique par la rivalité entre ‘Alî et ‘Uthmân vers la moitié du VIIe siècle. Historiquement parlant, ces communautés ont vu des moments de cohabitation plus ou moins stable s’alterner à des moments de fortes tensions, en fonction des libres choix des individus tout autant que des changements des conditions politiques. Or si ce raisonnement est juste, il faut bien en tirer la conséquence logique.
Pour désarmer le conflit religieux entre sunnites et chiites il s’impose d’en réduire le potentiel en le privant de sa composante politique. Autrement dit renoncer, des deux côtés, à l’identification entre sphère séculière et sphère religieuse qui a toujours représenté le cheval de bataille de l’Islam politique. Pour découvrir, si ça se trouve, que cet amalgame ne produit pas l’utopie d’une religion-monde mais bel et bien une politique sacralisée qui rend les conflits par définition non négociables.