Qui sont les avocats, les syndicalistes, les activistes laïcs qui défient le pouvoir en Tunisie depuis des dizaines d’années

Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:29:40

Par un drôle croisement de destins, le Quartet pour le dialogue national (UGTT, UTICA, la Ligue pour la défense des droits de l’homme et l’Ordre des Avocats) a reçu le prix Nobel pour la paix la même année de la mort de Abdelkader Zghal, un des pionniers de la sociologie tunisienne et maghrébine. Zghal, né en 1931, fut pendant des années l’animateur du Centre d’Études et de Recherches économiques et sociales de Tunis (CERES) et l’un des plus attentifs observateurs de cette société civile que le Comité norvégien a voulu récompenser. Les coordonnées théoriques éla-borées par Zghal servent aujourd’hui d’outils pour comprendre le rôle actif du Quartet et ses racines historiques.

Les années de la critique du parti unique

Les études de Zghal sur le concept de société civile s’inspirent de l’évolution de l’espace public tu-nisien à partir de la seconde moitié des années 70. C’est le moment où la politique et la philosophie des droits de l’homme reprennent vigueur sur la scène internationale, comme le montre entre autre la place occupée par le thème des droits de l’homme lors de la Conférence de Helsinki de 1973-1975. En Tunisie, l’autoritarisme de Bourguiba vit une dégénérescence bureaucratique et alterne des phases d’ouverture et de répression. Dans ce contexte, les associations commencent à prendre cons-cience de leur rôle d’instance critique à l’égard du Parti unique. C’est ce que fait par exemple l’Union Générale des Travailleurs tunisiens.

Créée en 1946 par le rassemblement de plusieurs syn-dicats, l’UGTT participe à la lutte de libération nationale. Après l’Indépendance, elle joue un rôle important de relais entre la société et le parti-État de Bourguiba et, dans une tension constante entre subordination et autonomie, en l’absence du multipartisme, elle garantit un espace de liberté relative. Bien qu’elle soit plus encline à la médiation qu’à la confrontation directe, à partir de la moitié des années 70, l’UGTT commence à défier le régime. Entre 1976 et 1977 la Ligue des Droits de l’homme voit le jour, première association de ce genre dans le monde arabe, et lieu où se réunissent des tendances politiques différentes dont le point commun est l’opposition idéale à l’autoritarisme.

Entre 1978 et 1984, trois crises sociales et politiques majeures éclatent en Tunisie. En janvier 1978, une grève générale lancée par l’UGTT se transforme en révolte populaire. Pour réprimer l’insurrection, Bourguiba est obligé, pour la première fois dans l’histoire républicaine, de faire in-tervenir l’armée. L’intervention se répétera à deux autres reprises, en janvier 1980 et janvier 1984. Comme le souligne Zghal dans un article de 1990, dans cette conjoncture particulière se pose le problème de la capacité du système politique tunisien de sauvegarder sa nature non militaire. Le concept de société civile s’impose alors, aussi bien dans les milieux politiques qu’académiques, pour indiquer précisément ce réseau d’organisations autonomes de l’État qui met ce dernier à l’abri des coups d’État militaires.

La tutelle de la laïcité

Entre-temps, en 1987, un coup d’État se produit réellement, mais c’est le coup “médical” par lequel Ben Ali prend le relais de Bourguiba. Cela paraît être l’avènement d’une nouvelle saison d’ouverture démocratique, à laquelle participent aussi les islamistes de An-Nahda. Mais ces derniers défient le régime dans le domaine de l’interprétation de l’Islam, alors que le processus pour leur reconnaissance légale est en cours. La société civile réagit de nouveau, cette fois non pas pour protéger la nature “non militaire” du système politique, mais pour sauvegarder son caractère “non religieux”. Zghal relève alors que la notion de société civile prend un sens nouveau : non plus «La société civile n'est plus l'ensemble des organisations distinctes de l’Etat indépendamment de leur orientation idéologique mais plus précisément les partis et les associations qui, malgré leurs divergences d'opinion sur plusieurs questions, ont en commun les mêmes valeurs relatives aux droits de l’homme et aux libertés individuelles». Dans les années 1990 et 2000, le régime de Ben Ali s’approprie de la rhétorique des droits de l’homme et de la société civile et parvient à maîtriser les organisations et les associations engagées dans ce domaine, par la répression aussi bien que par la cooptation. La révolution de 2010-2011 ouvre de nouvelles possibilités, mais les organisations qui formeraient le Quartet n’ont pas toutes le même degré de préparation.

Au début, l’UGTT est essoufflée parce qu’elle paye le prix de son rôle ambivalent de médiateur entre régime et société. En 2008, la centrale s’était laissée court-circuiter par sa base lors de la révolte éclatée dans le bassin minier de Gafsa, la répétition générale de la Révolution du Jasmin. En 2011, le scénario se répète. Mais après quelques hésitations initiales, le lea-dership s’active, jusqu’à reconquérir avec le nouveau secrétaire Houcine le lustre perdu. La Ligue pour la Défense des Droits de l’homme est également affaiblie, mais durant les années de Ben Ali, elle a réussi à rester fidèle à sa mission grâce au soutien de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, présidée jusqu’en 2013 par la tunisienne Souhayr Belhassen. C’est l’Ordre des Avocats qui semble être le mieux préparé : sous la présidence Ben Ali, il a fonc-tionné comme une «enclave démocratique», étant la seule organisation professionnelle dont les di-rigeants ont étaient élus de manière transparente. Les avocats sont les premiers à réagir à l’immolation de Tarek Mohamed Bouazizi du 17 décembre, en organisant dès le jour suivant des sit-in de pro-testation dans tout le pays. Avec l’UTICA, l’association qui regroupe des entrepreneurs, commer-çants et artisans, ces trois organisations ont le mérite d’avoir permis que la Révolution atteigne la bourgeoisie des villes, en transformant la révolte de 2010 d’émeutes populaires en un mouvement national.

Le dialogue national

En 2013, dans une situation de tension politique au cours de laquelle deux importants représentants politiques de gauche meurent assassinés, les quatre grandes organisations lancent l’initiative du dia-logue national, qui contraint An-Nahda à quitter le gouvernement, favorise la conclusion des travaux de l’Assemblée Constituante et permet l’organisation des élections législatives et présidentielles de 2014. Pour Zghal, qui entre-temps a assimilé la leçon de Habermas sur la sphère publique comme espace de débat, c’est l’occasion de mettre ultérieurement au point sa conceptualisation de la société civile. Comme l’a remarqué un autre chercheur tunisien, Mohammed Kerrou, sa réflexion dé-bouche maintenant sur l’idée du “compromis historique” entre laïques et islamistes, qui neutralise les revendications hégémoniques de An-Nahda et la bipolarisation du domaine politique.

Le Prix Nobel obtenu par le Quartet pourrait donc être considéré comme un “Nobel pour la carrière” remis à la société civile tunisienne. La tentation d’en faire maintenant un modèle pour tous est forte, mais il faut être réaliste. En 1987, Zghal observait que la Tunisie était restée la seule République civile du monde arabe et, depuis lors, les choses n’ont pas changé. Mais le Nobel pour la Paix fait le pari que la valeur de ce parcours pourrait dépasser les limites du petit pays méditerranéen.

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