Le djihadisme, nous explique Petter Nesser, est un processus interactif, ce que nous montrent bien les attentats en Espagne
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:02:24
La radicalisation djihadiste est un processus interactif. C’est ainsi que met fin à l’histoire des loups solitaires Petter Nesser, expert du djihadisme en Europe, chercheur au Norwegian Defence Research Establishment et auteur de Islamist Terrorism in Europe. Le groupe État islamique serait effectivement le premier à alimenter la propagande sur l’action de loups solitaires en Europe, car c’est qu’il veut est réussir à activer des centaines d’individus dépourvus de liens entre eux et avec les sommets et donc plus difficiles à intercepter par les services nationaux de sécurité. Ceci garantirait une myriade de petites attaques. Or, jusqu’à présent ce ne fut pas le cas. Preuve en est l’enquête en cours sur les récents attentats en Espagne, qui ont causé la mort de 14 personnes. Avec le temps, nous assistons non seulement à des connexions entre la cellule de Ripoll et opérationnels de l’Isis, mais également des liens avec des individus déjà impliqués dans l’attentat de Madrid en 2004. Et c’est justement cette interaction entre différents niveaux et les contacts avec des générations plus anciennes de djihadistes qui est le point sur lequel, selon Nesser, il est nécessaire de focaliser aujourd’hui le travail des services de renseignement.
Une cellule de plus de dix individus, plus d’une camionnette louée, un leader plus âgé impliqué dans des actes terroristes passés et lié à un réseau international. Y a-t-il une évolution par rapport au passé dans la préparation des attentats du mois d’août en Espagne ?
« Les attaques de Barcelone sont assez typiques par rapport à la menace terroriste en Europe. D’une manière générale, en termes de modus operandi, nous constatons un changement constant subi par les modèles. Nous voyons apparaître de nouvelles tactiques ce qui ne signifie nullement la disparition des anciennes. Nous parlons de petits changements servant aux terroristes à éviter l’intervention des services de sécurité. Les terroristes agissent d’une manière très pragmatique car ils savent que les services secrets sont bien plus en alerte et que l’utilisation de véhicules et de couteaux est décidément moins complexe. Bombes et explosifs restent les armes préférées des djihadistes en Europe mais ces derniers temps d’autres dispositifs ont pris le dessus, plus simples justement parce que la création d’engins explosifs exige l’accès à des agents chimiques difficiles à repérer surtout par des individus contrôlés par les autorités ».
Comment se présente l’histoire de la radicalisation en Espagne?
« L’histoire du djihadisme en Espagne remonte aux années ’90. En tête, les cellules liées au financement d’actions terroristes. Le premier groupe à se radicaIiser sur le terrain au cours des années ’90 a été le Groupe Islamique Armé, le GIA algérien. Certaines cellules étaient intégrées dans le réseau d’al-Qaeda. En Espagne, à opérer fut la cellule qui est derrière le financement des attentats de New York du 11 septembre, avec des liens justement en Catalogne. Les réseaux espagnols ont été dominés par la présence d’individus marocains et algériens et, comme dans le reste des pays européens, ils ont toujours eu des liens transnationaux, en Europe et dans les zones de conflit. En 2004, à la suite de l’attentat de Madrid, ces cellules firent l’objet de répressions de la part des services de sécurité. Bon nombre de membres furent arrêtés. Depuis, ces cellules se sont vues ressusciter et de nombreux groupes des nouvelles générations se basent en partie sur les vieux réseaux. Il existe un lien certain entre les cellules d’aujourd’hui et celles des années ’90. Dans le cas de Barcelone, l’imam de Ripoll, Abdelbaki Es Satty, aurait été lié à un facilitateur du réseau, à l’origine de l’attentat de Madrid de 2004 ».
Ceux que nous définissons loups solitaires n’existeraient donc pas ?
« Les liens avec des groupes déjà existants représentent un modèle récurrent. Parmi les exemples importants pour expliquer ces dynamiques, citons les liens entre Djamel Beghal - citoyen français d’origine algérienne, actif dès les années ’90 dans le GIA puis dans des réseaux djihadistes avec des connexions à des théâtres de guerre, NdlR - la cellule de l’attentat en 2015 de Charlie Hebdo et le plan dit de Wattignies (déjoué par les autorités en 2017, NdlR). Au plan de Wattignies était également lié Lionel Dumont, du Gang de Roubaix (actif les années 90, lié à al-Qaeda, NdlR). Ces entrepreneurs sont ceux qui tiennent les contacts avec des personnalités dans les zones de confit donnant la possibilité aux nouvelles générations de créer des liens avec le groupe dans les zones en guerre au Moyen Orient. Ils servent notamment de garants entre le mouvement et la nouvelle cellule. Ils sont les points de contact : cette dynamique est cruciale si nous voulons comprendre la menace face à laquelle nous nous trouvons aujourd’hui ».
Le fait que les nouvelles générations de djihadistes aient des liens avec de vieux réseaux terroristes ne facilite pas le travail des services de renseignement ? Qu’en pensez-vous ?
« Certes. Raison de plus pour que les services secrets aient une approche historique des investigations sur le terrorisme. Il existe effectivement très peu de cas réels de loups solitaires. Nous nous focalisons beaucoup sur les aspects sociaux de la radicalisation, sur le manque d’intégration, sur la présence plus ou moins importante de communautés musulmanes dans des pays européens. Pourtant, les attaques - celle du mois d’août en Finlande en témoigne - ont également lieu dans des pays avec de petites communautés islamiques - 50.000 musulmans en Finlande, NdlR -, dans des localités où l’intégration est mauvaise mais également dans des pays qui bénéficient d’un haut niveau d’intégration. Ce qui compte est qu’il y ait des réseaux en contact avec les zones de conflit. En Finlande par exemple les media ont parlé d’activité de soutien à Ansar el-Islam en Irak dès 2004. Par la suite, le pays a connu une augmentation du nombre de djihadistes et l’intensification des activités radicales tandis que les départs de foreign fighters ont atteint le nombre de 80 (sur une population de 50.000 musulmans. Il s’agit, en compagnie de l’Irlande, en proportion, du nombre le plus élevé d’Europe, NdlR). Nombreux sont ceux qui expliquent ces phénomènes à travers des aspects sociaux qui ont, à n’en pas douter, leur rôle mais les réseaux djihadiste peuvent germer partout, même à l’endroit le plus inattendu. Ils se développent là où existe une masse critique d’entrepreneurs capables de créer un réseau, idéologisés et le plus liés aux zones de conflit. C’est dans ce contexte que voient le jour les attentats ».
Pourrait-ce être là une des raisons qui a valu à l’Italie d’être épargnée des attaques jusqu’à présent ?
« Cela se pourrait, bien qu’en réalité en Italie, dès les premières années du millénaire, il y a eu des plans déjoués aussi bien que des attaques. L’Italie n’a pas été épargnée. Disons que la menace a été inférieure par rapport aux autres pays voisins. La Suède est un cas similaire, difficile à comprendre : un pays avec une importante population d’immigrés et de vastes banlieues ».
Un rapport de juin des services de renseignement de la Finlande, frappée le mois d’août par une attaque à l’arme blanche, précise que les foreign fighters partis du pays ont atteint de très hauts niveaux dans la hiérarchie de l’Isis. Quel peut être le poids de la chose sur la menace en Europe ?
« La dernière fois que la Suède a élevé le niveau de l’alerte fut lorsque des individus suédois virent augmenter leur grade à l’intérieur du prédécesseur de l’État islamique autrement dit, al-Qaeda en Irak (Aqi). Une des explications de l’intensité de la menace en France est vraiment due à la présence de djihadistes français dans les rangs du département pour les attaques internationales d’Isis. II s’agit d’un facteur de poids. Si des foreign fighters d’un pays donné escaladent la hiérarchie du leadership en zone de conflit, nous assistons à un nombre plus grand d’attaques dans leur zone de provenance. Le cas de la radicalisation djihadiste, bien plus par rapport à d’autres types d’extrémismes, est un processus interactif. Les djihadistes doivent par exemple discuter avec quelqu’un qu’ils retiennent être une autorité religieuse en matière de licéité de l’attaque comme ce fut le cas pour l’auteur de l’attentat de Manchester. Les media ont reporté des conversations avec un individu appartenant aux hiérarchies de l’Isis. Cette interactivité est une caractéristique de groupes djihadistes qui n’ont pas nécessairement d’autres mouvements radicaux. De nombreux cas en Europe, présentés comme des actions de loups solitaires, se sont révélés différemment avec la poursuite des enquêtes. Le cas le plus saisissant est celui de Mohammed Merah, en France (l’homme se livrait, en 2012, à différents attentats dans la région de Toulouse, tuant sept personnes, NdlR). Il continue, même à présent, à être vu comme un loup solitaire alors qu’il était bel et bien lié à un réseau en France, il avait voyagé en Europe et au Moyen Orient et avait également des liens avec des groupes djihadistes ».
Toutes les fois que l’Europe est attaquée, les autorités s’efforcent immédiatement de comprendre s’il s’est agi d’un ordre direct de la part de leaderships extérieurs comme cela était le cas dans le passé avec al-Qaeda. Quelles sont les différences entre les modus operandi d’al-Qaeda et ceux du groupe Isis aujourd’hui?
« Je commence à concevoir l’Isis comme la version bien plus grande d’al-Qaeda. Lorsque al-Qaeda exécutait un prisonnier, l’Isis en exécutait dix ou cent, gagnant à coup sûr la course du fait de la quantité de foreign fighters mobilisés, une des plus grandes menaces pour l’Europe. En ce qui concerne le lien direct avec le leadership : il y a eu, même dans le passé, peu d’exemples de djihadistes ayant rencontré les sommets et s’ils l’ont fait, cela a eu lieu bien avant les attaques. Al-Qaeda a également son système de donner des ordres aux niveaux inférieurs à travers une hiérarchie. Tant al-Qaeda qu’Isis sont des groupes extrêmement hiérarchisés qui comportent une bureaucratie étendue. Il existe par exemple un système d’enregistrement de tous les foreign fighters, avec des informations sur leur provenance. Tous deux délèguent les responsabilités. Un des principaux éléments dont il faut être bien conscients est qu’à un certain point, ils doivent cependant communiquer et interagir. Il est difficile d’intercepter leurs communications car ils utilisent des canaux cryptés mais la communication existe. Ils créent eux-mêmes cette propagande sur les loups solitaires car c’est ce qu’ils voudraient ».
N’était-ce pas déjà un précepte d’al-Qaeda, que celui d’éviter des communications interceptables ? Un stratège du groupe, Abu Musab al-Suri, parlait de cellules au travail dans une direction unique mais sans contacts entre elles.
« Isis voudrait atteindre le plus grand nombre possible de loups solitaires. S’il réussissait à activer des centaines de loups solitaires, difficiles à intercepter, il pourrait infliger de petites attaques pratiquement au quotidien mais pour l’instant, ceci ne se produit pas parce qu’il reste des interactions et des discussions entre cellules et entrepreneurs ».
Cette interaction représente-t-elle une possibilité pour les services secrets ? Un point faible à exploiter ?
« Du point de vue des États, tant qu’il y a des communications entre les réseaux, il est possible d’arrêter les attaques et de réduire les menaces. Le problème est que ces dernières années, les services de sécurité européens ont marqué un recul du fait du nombre élevé d’individus recrutés avec l’avancée de l’Isis qui est sans précédents par rapport au passé. Ce qui a inévitablement eu des influences sur le niveau de la menace. Sur un plan historique, un certain pourcentage de ceux qui évoluent dans des zones de conflit reviennent et se font impliquer dans des plans de terrorisme au niveau international ».
Texte traduit de l'Italien