Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:28:40
Ce numéro d’Oasis est consacré aux chrétiens d’Orient, à ce qu’ils ont signifié et à ce qu’ils signifient pour l’Église et pour le monde. Pour l’Église, parce que, comme le rappelle le Cardinal Scola dans son introduction, le témoignage qu’ils rendent aujourd’hui, souvent jusqu’au martyre, représente une provocation pour tous les croyants. Et pour le monde, parce que, comme le montre Samir Khalil Samir, ces chrétiens, dans la diversité de leurs appartenances ecclésiales, ont joué un rôle irremplaçable de médiation culturelle. Commencé dès avant l’Islam (le nom même de Coran dérive étymologiquement du syriaque Qeryân, « lectionnaire »), ce rôle atteint son apogée dans la grande vague des traductions du grec en arabe qui, entre le VIIIe et le Xe siècle, mit progressivement à la disposition des classes cultivées une bonne partie de la production philosophique et scientifique hellénistique, essentiellement à travers la médiation du syriaque. Et pour la troisième fois, ces mêmes communautés chrétiennes entrent en scène, après des siècles de décadence et de persécution, au début du XVIIe siècle, lorsque, à travers le resserrement des liens avec l’Europe, elles préparent l’avènement au Proche-Orient de la modernité, au niveau des idées mais aussi sur le plan strictement linguistique. Le monde arabe ne serait pas ce qu’il est sans l’apport des chrétiens orientaux (et des autres « minorités créatives » de la région, tel les juifs). Leur dynamisme culturel a donné naissance également à d’audacieuses tentatives d’exprimer la foi à travers les catégories culturelles et religieuses islamiques, comme le montre le dialogue franc et passionné entre le vizir al-Maghribî et l’évêque Elias dans la sections des classiques de ce numéro.
Et pourtant, l’existence même de ces communautés est aujourd’hui menacée, de l’intérieur comme de l’extérieur. De l’intérieur, par les nombreuses divisions qui, au cours des siècles, ont fragmenté la chrétienté orientale, et dont l’article de Pier Giorgio Gianazza offre une utile synthèse. Cette désunion – écrit sans ambages le patriarche chaldéen Louis Sako – « est un péché et signifie une mort lente ». Aux forces centrifuges s’est néanmoins toujours opposée une tension vers l’unité : témoignage exemplaire de cette dialectique, l’histoire de l’Église d’Orient, de Mésopotamie et de Perse, dont justement l’article du Patriarche Sako reconstruit les vicissitudes. Sans oublier plusieurs réalisations significatives du dialogue théologique, une nouvelle impulsion dans cette direction peut venir aujourd’hui de l’œcuménisme du sang, à travers la mise en valeur du témoignage commun offert par les martyrs des différentes Églises et communautés chrétiennes.
La menace extérieure, par contre, est représentée par un fondamentalisme incapable de tolérer la pluralité, dont les étendards noirs de l’État Islamique ne sont que la manifestation la plus éclatante. Si, dans le passé, la tolérance de nombreux gouvernants éclairés ayant promu, bien que par phases alternes, un climat d’ouverture, a servi d’antidote, aujourd’hui, la solution ne porte qu’un seul nom : citoyenneté et État de droit. Ces deux termes reviennent en effet comme un refrain dans la quasi-totalité des contributions, y compris, et de façon significative, dans celles d’auteurs musulmans, comme l’unique condition capable d’assurer un avenir stable aux communautés minoritaires au Moyen-Orient. Il faut passer – écrit Hamit Bozarslan – d’une conception du pouvoir comme mulk, propriété personnelle d’un individu ou d’un groupe, à une citoyenneté qui soit véritablement inclusive. Et qui laisse définitivement derrière elle le concept ambigu de dhimma, dont Muhammad Sammak dénonce avec clarté les limites et les distorsions (alors que de nombreux penseurs islamistes, y compris de ceux que l’on appelle modérés, insistent pour en vanter les vertus présumées). Ce n’est qu’ainsi – explique Léna Gannagé – que les chrétiens orientaux pourront sortir de la fausse alternative entre appartenance religieuse et appartenance nationale, deux identités qui ne s’opposent pas, mais se complètent l’une l’autre.
La proposition n’est pas nouvelle – c’est bien sur la citoyenneté (en arabe muwâtana) qu’ont insisté les lettres des patriarches catholiques d’Orient[1], le Synode extraordinaire pour le Moyen-Orient de 2010 et l’exhortation apostolique Ecclesia in Medio Oriente. Mais on ne peut dire pour autant que cette catégorie ait été acceptée.
Au contraire, comme le montre le patriarche maronite Béchara Raï, une sectarisation est en cours dans la région, le long de la ligne de démarcation qui oppose sunnites et chiites, alimentée par la nature confessionnelle des deux plus grandes puissances régionales, Arabie Saoudite et Iran. C’est dans ce climat chargé de venins qu’a vu le jour et s’est développée l’idéologie exclusiviste de l’EIIL, laquelle – rappelle Michele Brignone – se pare des habits d’une théocratie médiévale mais s’approche en réalité des totalitarismes du XXe siècle, en particulier dans sa recherche exaspérée de la rupture de l’ordre existant.
Tandis qu’une Égypte traumatisée cherche encore sa voie (et les coptes – explique Christian Cannuyer – restent incertains entre protection et la participation), une alternative fragile vient encore du Liban et de sa formule. Critiquable certes et perfectible, exploitée et déformée autant que l’on veut, mais incontournable dans son intuition initiale : cette reconnaissance mutuelle entre chrétiens et musulmans sur un plan d’égalité. Et si aujourd’hui, en raison aussi des responsabilités des chrétiens eux-mêmes, cette formule politique apparaît bloquée et incapable de se rénover, surtout face au nombre insoutenable de réfugiés syriens qui ont gagné le pays, Beyrouth, au niveau culturel, a encore quelque chose à dire au reste du monde arabe. Il suffit de lire la déclaration sur la liberté religieuse de juin dernier pour s’en convaincre.
Si l’on n’invertit pas immédiatement la tendance à la sectarisation, on peut prévoir aisément une croissance exponentielle de l’émigration. Émigration de chrétiens, qui iront grossir les files de la diaspora, comme le raconte Maria Laura Conte dans son reportage de Södertäljie, petite ville proche de Stockholm où les réfugiés syriaques ont recréé une « Mésopotamie en miniature », injectant une lymphe nouvelle dans la présence ecclésiale en Suède. Mais émigration aussi et surtout de musulmans, parce qu’un Moyen-Orient fanatisé est un endroit où il est tout simplement impossible de vivre.
État de droit ou conflit sectaire, pluralisme ou homologation forcée. Il peut arriver parfois que toutes les raisons indiquent une voie, mais que l’histoire semble prendre la direction contraire. Le philosophe médiéval Avempace répondrait que la seule solution dans ces cas est de s’enfuir loin de la ville, pour adopter la conduite de l’isolé. Nous nous refusons à le croire et nous continuerons à lutter pour conjurer une telle issue. Pour des raisons idéales, et aussi pour des considérations politiques. Car quelques millions de réfugiés du Moyen-Orient, nous pouvons bien penser les accueillir en Occident. Mais comment traiterons-nous avec le monde arabe, une fois qu’aura été extirpée de ses terres toute trace d’une pluralité millénaire ?
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité les auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation Internationale Oasis
[1] En particulier la troisième : al-‘Aysh al-mushtarak bayn al-muslimîn wa al-masîhiyyîn fî al-‘âlam al-‘arabî (1994).
Pour citer cet article
Référence papier:
Martino Diez, « Chrétiens orientaux : témoins de la foi, créateurs de culture», Oasis, année XI, n. 22, décembre 2015, pp. 7-9.
Référence électronique:
Martino Diez, « Chrétiens orientaux : témoins de la foi, créateurs de culture », Oasis [En ligne], mis en ligne le 27 janvier 2016, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/chretiens-orientaux-temoins-de-la-foi-createurs-de-culture.