Shâh Walî Allâh, intellectuel musulman du XVIIIe siècle, répond à la question « Qu’est-ce que le sunnisme ? »
Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:56:50
Qu’est-ce que le sunnisme ? Plutôt que de proposer l’énième petit résumé des manuels d’islamologie, nous avons préféré répondre à la question, essentielle pour la compréhension de ce numéro d’Oasis, en laissant la parole à Shâh Walî Allâh, qui est probablement le plus grand intellectuel musulman du XVIIIe siècle.
Né à Delhi en 1703 d’une famille connue de savants, Walî Allâh[1] reçut une formation rigoureuse dans les sciences religieuses islamiques et le droit hanafite. Après avoir été initié au soufisme dans l’ordre Naqshbandi, il se rendit en pèlerinage à la Mecque en 1731. Revenu dans sa patrie l’année suivante, il se consacra essentiellement à l’enseignement et au renouveau de l’Islam indien. Alarmé par la décadence de l’empire moghol, il fut l’un des promoteurs de l’intervention afghane qui, avec la troisième bataille de Panipat (1761), arrêta l’expansion de la confédération hindouiste des Marathes vers le Nord. Il mourut peu après, en août 1762.
L’exposition impartiale des causes de la divergence, le bref traité dont nous traduisons des extraits dans les pages qui suivent, se propose d’expliquer comment, de l’expérience unitaire de Muhammad, est dérivée une multiplicité légitime d’écoles juridiques (madhhab) et de traditions, appelées à se reconnaître mutuellement. Walî Allâh retrace ainsi les principales étapes de l’histoire intellectuelle musulmane à travers les époques (l’âge des Compagnons ou première génération, celle des Successeurs ou seconde génération, et ainsi de suite), esquissant un tableau qui est d’autant plus précieux du fait de la perspective décentrée, géographiquement et temporellement, qu’il adopte. L’auteur, de fait, écrit en arabe, mais de l’Inde lointaine, et vit sur sa peau la décadence de l’empire moghol, époque-charnière qui clôt l’âge classique de l’Islam et préannonce l’irruption de la modernité.
Au centre du système de pensée de Walî Allâh se trouve, en syntonie avec l’aspiration profonde du sunnisme, la recherche du compromis. Compromis entre les écoles juridiques dans ce traité-ci, et compromis entre monisme essentiel du mystique andalou Ibn ‘Arabî (1165-1240) et monisme existentiel orthodoxe dans son chef-d’œuvre, la Hujjat Allâh al-bâligha (« La divine démonstration »). C’est justement cette capacité de médiation qui fera de Walî Allâh un modèle pour presque tous les courants de l’Islam indien : les modernistes comme Muhammad Iqbal (1877-1938), fascinés par ses prises de position politiques et par son choix de traduire le Coran en persan ; mais aussi les revivalistes comme les mouvements Deobandi et Barelvi, voire les Ahlul Hadith, partisans de l’étude exclusive de la tradition.
La préoccupation constante de Walî Allâh est de déterminer de la manière la plus précise possible la Sunna authentique, c’est-à-dire la manière d’agir du Prophète de l’Islam, qui a une valeur normative pour tous les musulmans – tant sunnites que chiites, parce que la différence entre les deux confessions ne réside pas, comme on le dit souvent, dans l’acceptation ou le refus de la Sunna, mais dans sa définition. Pour l’auteur, on arrive à la Sunna à travers un double processus, appelé takhrîj ou « dérivation ». Takhrîj des hadîths, c’est-à-dire des brefs récits qui ont pour protagoniste le Prophète de l’Islam, pour distinguer les traditions authentiques des contes interpolés ou inventés. Et takhrîj des normes juridiques, à partir des « racines » textuelles et méthodologiques (usûl), pour déboucher sur la casuistique concrète (les « branches » de la Loi ou furû‘).
Selon Walî Allâh, qui consacra lui-même ses efforts au renouveau des études du hadîth en Inde, ces deux processus s’intègrent réciproquement. Il se prononce donc contre l’imitation aveugle et unilatérale des écoles juridiques, rappelant qu’il existe une variété légitime d’opinions et de pratiques à l’intérieur de l’Islam. Mais en même temps, et comme s’il pressentait l’avènement du mouvement salafiste contemporain, l’auteur met en garde contre le danger d’un textualisme qui resterait prisonnier de la mémorisation de la lettre sans chercher à en pénétrer le sens intime. Pour lui, comme pour al-Shaybânî, qui fut l’un des fondateurs de l’école juridique hanafite en Iraq au VIIIe siècle, « le hadîth ne tient debout qu’avec le raisonnement, et le raisonnement ne tient debout qu’avec le hadîth ».
Dans son récit de la naissance du droit musulman, Walî Allâh touche ainsi un point crucial, la place du hadîth dans l’édifice religieux musulman. Ayant étudié pendant son séjour à la Mecque le Muwatta’ de Mâlik, le plus ancien manuel de droit musulman, il est bien conscient de la différence entre le droit nourri par la pratique communautaire qui fut élaboré par les premiers juristes, et le droit à base de hadîths qui s’est imposé par la suite, essentiellement sous l’impulsion de al-Shâfi‘î. Sa réponse est, encore une fois, une tentative de conciliation entre pratique communautaire et ancrage textuel, et c’est là, comme l’explique Sohaira Siddiqui dans son article, qui se situe le sunnisme. On peut soutenir en alternative la prééminence absolue du hadîth, et c’est le salafisme. Ou encore on peut le remettre en question comme une construction artificielle et tardive, et c’est le réformisme dans sa version progressiste. Depuis l’époque de Walî Allâh le discours religieux islamique a oscillé entre ces deux extrêmes. Il est encore à la recherche de son équilibre.
[1] Le nom est parfois transcris Walîullâh, en hommage à la prononciation de l’arabe utilisée dans le subcontinent indien.
Pour citer cet article
Référence papier:
Martino Diez, « Entre raison et texte », Oasis, année XIV, n. 27, juillet 2018, pp. 98-99.
Référence électronique:
Martino Diez, « Entre raison et texte », Oasis [En ligne], mis en ligne le 25 octobre 2018, URL: https://www.oasiscenter.eu/fr/qu-est-ce-que-le-sunnisme