La véritable nouveauté apportée par les révolutions de 2011 n’est pas l’affrontement entre Iran et Arabie Saoudite, mais la certification de la crise du sunnisme

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Dernière mise à jour: 22/04/2022 09:56:56

Au commencement était le couple progressiste/conservateur. Nasser et le socialisme arabe étaient progressistes, le Golfe, conservateur. Après la fin de l’Union Soviétique, la variante modéré/fondamentaliste a été introduite, quitte à découvrir ensuite que le modéré pouvait s’avérer passablement conservateur et le fondamentaliste, à sa manière, progressiste, voire révolutionnaire (ou « involutionnaire », cela dépend des points de vue). Les révoltes de 2011 ont été l’occasion d’un changement de paradigme. Les lunettes avec lesquelles lire le monde musulman sont devenues celles, plus familières, du système binaire Internet/ no Internet.

 

Dans la première phase des révolutions, en pleine euphorie – écrivions-nous en juillet 2011 –, tandis que s’effondraient tant de références habituelles, la situation semblait avoir tellement changé qu’elle était méconnaissable. [En réalité] chaque jour qui passe confirme l’impression que ces révoltes [...] ont introduit une nouveauté réelle, mais en se greffant sur un contexte spécifique.

 

Voilà pourquoi nous décidâmes alors de consacrer le numéro 13, qui sortait en pleine agitation des places, aux « tensions non apaisées entre les communautés sunnites et les communautés chiites ».

 

Depuis, cette clé de lecture est devenue à la mode, notamment parce que l’utilisation cynique du réseau par l’État Islamique a montré combien l’équation progressiste = modéré = social network était superficielle. Il ne se passe pas ainsi de jour sans que l’on entend proposer l’opposition sunnites/chiites comme critère pour expliquer n’importe quel événement dans le monde musulman. Entendons-nous, les différences entre ces deux confessions existent réellement – comme l’explique très bien Joshua Landis en parlant de la Syrie – et cette catégorie a l’avantage sur les précédentes de n’être pas imposée du dehors. Mais à trop y insister, surtout en confondant le plan dogmatique avec celui de la géopolitique, on risque de rester encore une fois en retard sur les faits, comme nous met en garde, en parlant de l’Irak, al-Marashi : la véritable nouveauté apportée par les révolutions de 2011, en effet, ce n’est pas l’affrontement entre Iran et Arabie Saoudite, mais la certification de la crise du sunnisme.

 

Ce qu’est l’« esprit » de cette confession religieuse, qui regroupe près de 85% des musulmans du monde, Sohaira Siddiqui l’explique parfaitement dans son article. L’idée que la révélation se termine définitivement avec Muhammad, sans se poursuivre chez ses descendants, implique qu’aucun croyant ne peut revendiquer pour soi une pleine autorité religieuse. On peut considérer ce point comme source d’un déficit perpétuel de légitimité, mais aussi comme un frein aux prétentions hégémoniques (et c’est probablement les deux à la fois). Le résultat en tout cas est la création d’une culture du compromis, accentuée par le fait que le patrimoine scripturaire n’est pas exactement le même entre les différentes écoles juridiques. En effet, tandis que le texte du Coran est identique pour tous les musulmans, les évaluations sont différentes quant à la fiabilité des hadîths – le terme revient continuellement dans ce numéro – c’est-à-dire des récits qui constituent dans leur ensemble la Sunna ou Tradition de Muhammad. Étant donné la diversité existant dans le patrimoine scripturaire et la possibilité de l’interpréter de différentes manières, les divergences – explique Walî Allâh, penseur original auquel nous avons consacré la section des classiques – sont, dans certaines limites, un phénomène non seulement naturel, mais aussi inévitable.

 

Le rappel de Walî Allâh, qui nous arrive de l’Inde du XVIIIe siècle, semble prendre une valeur particulière pour la situation actuelle, où l’on voit le sunnismeet la classe des oulémas ou experts religieux qui s’en est fait historiquement l’interprète – pris entre plusieurs feux. Jakob Skovgaard-Petersen, décrivant la naissance du « néo-traditionalisme » patronné par l’État, illustre avec lucidité le dilemme des oulémas contemporains à qui le choix est laissé « entre une organisation qui soutient l’islamisme et une autre qui appuie l’autoritarisme ». Combien de fois avons-nous lu, au cours de ces dernières décennies, que l’Islam aurait besoin d’un Luther (avec les noms de candidats possibles). Notre thèse est que le Luther musulman est déjà arrivé, et il s’appelle révolution technologique. La presse, qui n’est pénétrée de façon massive dans le monde musulman que vers la moitié du XIXe siècle, puis Internet et à présent les réseaux sociaux ont mis à la disposition du croyant commun le vaste corpus scripturaire islamique (Coran et hadîths), donnant l’impression de pouvoir se passer de la tradition scolastique des oulémas. Et en réalité, dans le cas du Luther original également, on sait combien l’invention de l’imprimerie a été importante pour la diffusion de la Réforme. Nous soutenons donc sans réserve l’importance de la révolution technologique en cours dans le monde musulman. Toutefois, nous ne la lisons pas comme un facteur extrinsèque qui intervient du dehors pour séculariser l’Islam – l’espérance pas trop voilée des commentateurs des révolutions de 2011 – mais comme un élément qui amplifie une évolution interne vers le textualisme.

 

Les partisans de la Sola Scriptura sont évidemment les salafistes contemporains. Ahmad Wagih explique ce qui, dans leur position, est en continuité avec leurs prédécesseurs médiévaux, et ce qui au contraire représente une innovation ; il analyse en particulier le cas égyptien et tente de mettre un peu d’ordre dans une terminologie confuse. Mais il n’y a pas que les seuls salafistes. L’autre contestation du sunnisme traditionnel vient des Frères musulmans. La thèse provocante de Tewfik Aclimandos, qui voit dans leur idéologie une composante gnostique, laisse entrevoir la difficulté de ce mouvement à accepter des médiations, non seulement au niveau pratique, mais aussi idéologique. Mais, sans aucun doute – et il nous semble juste de le préciser ici – l’opposition frontale qui s’est instaurée en Égypte ne fait qu’aggraver les choses.

 

De laïcs et laïcistes, on ne parle guère dans ce numéro, à l’exception du tour d’horizon fort utile que dresse Salim Daccache autour du débat enclenché au Liban par la menace de l’État Islamique. Mais un élément qui s’en rapproche en quelque manière a été introduit récemment par la tentative néo-libérale de réforme saoudienne, avec déclaration de guerre annexée à l’Islam politique patronné par le Qatar. Tant l’article de Nabil Mouline que l’ample compte-rendu de Chiara Pellegrino mettent en garde sur les limites du retour proclamé du Royaume à l’Islam « modéré », même si – écrit Emma Neri – « il faut bien commencer de quelque part ».

 

Oulémas traditionnels et néo-traditionnels, salafistes, islamistes, néo-libéraux, avec en toile de fond la question non résolue du djihadisme et l’affrontement persistant avec l’Iran : les tesselles du puzzle sunnite sont toutes présentes sur la table de ce numéro. Mais comment les composer en un dessin unitaire ? Chacun des acteurs pense avoir la réponse toute prête, mais en réalité, il n’y a jusqu’à présent aucune recette. Il y des tentatives, dont celle du Maroc, auquel est consacré le reportage de Michele Brignone. Peut-être, plutôt que du côté de Riyad, vaut-il la peine de jeter un coup d’œil à Rabat ; là, le programme s’appelle actualisation de l’Islam malikite. Actualisé jusqu’à quel point, on ne le sait – les contradictions et lignes rouges ne manquent pas, comme le montre le cas de la féministe Asma Lamrabet – mais du moins la réponse n’a pas été déjà donnée dans un passé plus ou moins proche. On peut la chercher, au lieu de la « redécouvrir ». C’est un avantage incomparable.

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